Chapitre 4 – La conception de la dignité de l’homme de l’Eglise catholique, telle qu’elle l’exprime dans Gaudium et Spes

Le chapitre qui suit vise à donner une toile de fond à la position de l’Église. Le lecteur qui a peu de temps ou qui n’est pas immédiatement à l’aise dans un discours religieux pourra passer directement au chapitre 5 sans trop perdre de l’argumentation. Il pourra y revenir plus tard.

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Après avoir présenté la position de l’A.D.M.D., son contenu, la philosophie qui la sous-tend, la façon dont l’A.D.M.D. est engagée dans le débat, nous allons maintenant considérer la position de l’Eglise catholique. Comme pour la présentation de la position de l’A.D.M.D., je commencerai par présenter la position de l’Eglise telle qu’elle l’exprime elle-même dans un texte de référence, en reprenant les mots mêmes qu’elle utilise.

1. Présentation générale du texte.

1.1. Une parole adressée à tous les hommes

Pour analyser la conception que l’Eglise a de la dignité de l’homme, nous nous intéresserons à la constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps[1], et plus particulièrement au chapitre sur la dignité humaine.

Le sujet même de cet exposé du Concile, le fait qu’il y ait là une synthèse explicite sur la dignité de l’homme, et la perspective retenue (s’adresser à tous les hommes[2] et dialoguer avec eux), ainsi que son caractère récent (même si la situation du monde et les analyses qui en sont faites ont énormément évolué en vingt ans et tout particulièrement ces derniers mois), justifient pleinement le choix de ce texte pour avancer dans notre recherche sur la possibilité d’un dialogue, entre l’Eglise et l’A.D.M.D., au sujet du concept de dignité.

1.2. Eclairer les questions de l’homme d’aujourd’hui à la lumière de l’Evangile

Partant de l’analyse que, en raison de ses propres découvertes et de son propre pouvoir, le genre humain s’interroge sur l’évolution présente du monde, sur la place et le rôle de l’homme dans l’univers, sur le sens de ses efforts individuels et collectifs, enfin sur la destinée ultime des choses et de l’humanité, le Concile veut dialoguer avec l’ensemble de la famille humaine sur ces divers problèmes, en les éclairant à la lumière de l’Evangile et en mettant à la disposition du genre humain la puissance salvatrice que l’Eglise, conduite

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par l’Esprit Saint, reçoit de son Fondateur. C’est l’homme, l’homme considéré dans son unité et sa totalité, l’homme, corps et âme, coeur et conscience, pensée et volonté, qui constitue l’axe de tout cet exposé des Pères du Concile.[3]

L’Eglise affirme clairement que, si elle se considère comme gardienne du dépôt de la parole divine, où elle puise les principes de l’ordre religieux et moral, elle ne se situe pas comme ayant toujours, pour autant, une réponse immédiate à chacune de ces questions ; elle désire toutefois joindre la lumière de la Révélation à l’expérience de tous, pour éclairer le chemin où l’humanité vient de s’engager.[4]

Quand l’Eglise s’adresse ainsi au monde, elle se situe comme ayant profondément part avec ce monde, comme étant de ce monde là:

« Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur. »[5]

Elle le fait en se situant comme liée de manière particulière aux plus pauvres et à ceux qui souffrent. Elle se situe aussi comme une communauté d’hommes rassemblés dans le Christ et conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le royaume du Père, et porteurs d’un message de salut qu’il leur faut proposer à tous.[6]

1.3. Situer la dignité de l’homme au-dessus des fluctuations des opinions

Pour l’Eglise, c’est l’ensemble de ce qu’elle dit sur la dignité de la personne humaine, sur la communauté des hommes, sur le sens profond de l’activité humaine, qui constitue le fondement de son rapport avec le monde, et la base de leur dialogue mutuel.[7]

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L’Eglise, qui fait route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde[8], en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, considère qu’elle ne communique pas seulement à l’homme la vie divine ; elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Eglise croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire.[9]

L’Eglise qui a reçu la mission de manifester le mystère de Dieu, de ce Dieu qui est la fin ultime de l’homme, révèle en même temps à l’homme le sens de sa propre existence, c’est-à-dire sa vérité essentielle. Pour elle, quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme.[10]

Appuyée sur cette foi, l’Eglise pense pouvoir soustraire la dignité de la nature humaine à toutes les fluctuations des opinions qui, par exemple, rabaissent exagérément le corps humain, ou au contraire l’exaltent sans mesure.[11] Pour elle, non seulement l’Evangile ne s’oppose pas à la dignité de l’homme, mais rien ne peut la fonder aussi parfaitement:

« Aucune loi humaine ne peut assurer la dignité personnelle et la liberté de l’homme comme le fait l’Evangile du Christ, confié à l’Eglise. Cet Evangile annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous. Car si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur de l’histoire humaine et de l’histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l’homme, la rétablit et la confirme au contraire dans sa dignité. »[12]

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Si telle est l’intention de l’Eglise, il faut reconnaître que, dans l’histoire, elle est elle-même marquée par le péché, et qu’elle n’a pas toujours servi cette dignité de l’homme, sa liberté. Elle n’a pas toujours, loin s’en faut tenu grande estime les droits de l’homme[13], ou défendu la juste autonomie de la créature. Elle ne vit pas parfaitement cette indépendance par rapport à toute forme particulière de culture ou tout système politique, économique ou social.[14] L’Eglise affirme explicitement la conscience qu’elle a de cette contradiction:

« De nos jours, l’Eglise n’ignore pas quelle distance sépare le message qu’elle révèle et la faiblesse humaine de ceux auxquels cet Evangile est confié. »[15]

1.4. Le lieu d’où parle l’Eglise:

Le lieu d’où elle parle se situe dans cette tension créatrice entre une appartenance à l’humanité et une conscience de l’appartenance au Corps du Christ. Le dialogue que l’Eglise veut instaurer avec les hommes sera forcément marqué par cette situation particulière. D’une part, elle ne se situe pas seulement par rapport à la parole de ses interlocuteurs, mais elle se situe aussi par rapport à la Révélation, parole dont il faut souligner qu’elle a un autre statut que celui de la parole de l’homme ; d’autre part, elle n’est pas engagée dans un simple débat d’idée, elle est aussi engagée dans une mission reçue de Dieu : porter aux hommes un message de salut. Sur ce point là, comme sur d’autres, l’Eglise est appelée à dialoguer en entrant dans la mission reçue du Christ; elle se sait à la fois du milieu du monde[16] et comme n’étant pas du monde[17].

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Cette tension, qualifiée ci-dessus de créatrice, est aussi un lieu de difficulté : comment concilier à la fois ce désir de dialogue, de service réciproque entre le peuple de Dieu et le genre humain[18], et, de par la mission qui la définit, cette nécessité perçue par elle comme reçue du Christ de se situer en juge des valeurs prisées par nos contemporains en les reliant à leur source divine ?[19]

Cette difficulté peut trouver une voie de résolution dans le fait que la Parole de Dieu n’est pas donnée à l’Eglise de manière immédiate, qu’elle appelle un discernement, un exercice de la raison mais aussi une recherche de l’Esprit de Dieu qui est à l’oeuvre bien au-delà d’elle-même.

D’autre part, le coeur du message de l’Eglise porte sur l’annonce à l’homme tel qu’il est, là où il est, du salut que Dieu réalise pour lui en Jésus Christ mort et ressuscité ; elle est donc d’abord là pour témoigner de cet amour infini de Dieu pour l’homme. Elle est là pour vivre de cet amour inconditionnel de Dieu pour tous les hommes[20]. Sa mission première n’est pas de juger, en terme d’exclusion, de condamnation, mais de témoigner de l’amour du Christ. Elle est appelée à refaire les gestes de celui qui dit à la femme adultère : « Personne ne t’a condamnée, moi non plus je ne te condamne pas,… »[21] de celui pour lequel il n’y a aucune situation qui soit un empêchement à la rencontre. Elle est appelée à entrer dans l’action de celui qui dit aussi cette même femme : « …va et désormais ne pêche plus. »

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Elle a donc à la fois pour mission de dire l’amour infini de Dieu pour tout homme et de proposer à l’homme des repères, d’indiquer clairement les chemins qui ne mènent pas au Christ, qui détruisent l’homme, qui le mènent à la mort.

1.5. Comment l’Eglise est-elle située dans ce dialogue?

Si l’on considère la première partie du paragraphe 11,1, ce dialogue n’est pas un dialogue figé et l’Eglise, peuple de Dieu, commence par redire d’où il parle : « Mû par la foi (il s’agit donc d’un mouvement), se sachant conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers (qui donc ne lui appartient pas mais parle aussi chez ses interlocuteurs), le peuple de Dieu s’efforce de discerner dans les événements (c’est-à-dire hors de lui-même), les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. Dans ce paragraphe[22], est affirmée de fait, une non-évidence des signes, une non-immédiateté de la Révélation, puisqu’il y a nécessité de discerner.

Si l’on considère la deuxième partie de ce même paragraphe, on peut le lire de manière eschatologique, comme un texte qui montre l’horizon sans prétendre donner sans autre distance les solutions aux problèmes concrets que rencontre l’homme : « La foi, en effet, éclaire toutes choses d’une lumière nouvelle et nous fait connaître la volonté divine sur la vocation intégrale de l’homme, orientant ainsi l’esprit vers des solutions pleinement humaines. » On risque aussi d’y voir l’Eglise se situer plus comme ayant un savoir évident sur l’homme à partir du point de vue de Dieu.

Si une telle affirmation est prise de manière trop absolue et sans tenir compte des médiations, du fait que nous ne sommes pas encore à la fin des temps où tout sera dévoilé, nous ne sommes plus vraiment dans un espace de dialogue, de recherche avec tous les hommes de bonne volonté. Nous sommes alors dans un espace totalitaire, un espace dans lequel une institution, un existant a pris la place de Dieu, si l’on reprend l’analyse de Marie Balmary:

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« Saura-t-on quel est l’homme si, à la place de l’être mystérieux dont parle le premier commandement du Décalogue, on place un être existant au sens premier du mot[23], que ce soit une personne, un groupe, un parti ou une église ?

Saura-t-on quel est l’homme si l’on pervertit la loi qui le distingue et l’unit à autrui, en déplaçant les articles, en déclarant savoir qui occupe la première place ? La perversion de la loi a deux visages : ils proviennent tous deux d’une certitude, positive ou négative, sur l’existence de Dieu.

Si le premier commandement cesse d’être mystère, interrogation, lieu sacré que nul mortel ne peut occuper, qui s’engouffre à cette place ? Quelle loi, familiale, politique, religieuse, vient alors assujettir l’homme ? Il nous faut bien nous rendre à l’évidence: la première place, une fois vidée du mystère qui l’occupe, n’est jamais restée vide.

« La barbarie moderne a commencé quand l’intellectuel a prétendu en finir avec Dieu – de cela on pensera ce qu’on voudra, mais c’est un fait », écrit Michel Le Bris[24]. Les religions en finissent avec Dieu aussi bien que les sciences, quand elles prétendent le posséder, s’érigeant elles-mêmes en idoles; comme parents ou gouvernants en finissent avec Dieu s’ils occupent sa place ou s’ils prétendent être les seuls guides vers la vérité.

Même pour les croyants, l’Eternel n’est pas une certitude, mais l’être qu’ils ne peuvent atteindre que dans la foi. Preuve que pour eux, Dieu n’existe pas; il est. »[25]

Nous avons là l’expression d’une tension très profonde qui traverse l’Eglise dans sa manière de se situer dans le monde. Nous touchons là une difficulté constitutionnelle de l’Eglise qui doit essayer de dire le salut en Jésus Christ dans des mots qui ne parviennent jamais à en rendre compte totalement.

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2. L’Eglise, sa perception du monde actuel

2.1 Nécessité de discerner les signes des temps pour dire la dignité de l’homme

Avant de présenter sa conception de la dignité humaine, le Concile fait une analyse du monde tel qu’il se présente. Pour dire la dignité de la personne humaine, les Pères du Concile commencent par affirmer la nécessité de discerner ce que vit le monde d’aujourd’hui[26], comme s’il n’était pas possible de donner une définition intemporelle de la dignité, comme si, pour dire la dignité, il était nécessaire au préalable de faire un travail de discernement dans ce que vit l’homme aujourd’hui.

Discuter à un niveau sociologique de la justesse ou non de l’analyse faite il y a vingt ans, et forcément datée, n’est pas opportun pour comprendre ce que le Concile dit de la dignité ; mais, chercher à apprécier qualitativement le regard porté sur l’homme et le monde, permettra d’avancer dans la compréhension de la conception que les Pères ont de la dignité et de réfléchir au dialogue possible avec l’A.D.M.D. à partir de ce dialogue que l’Eglise vit déjà.

2.2 Un monde en plein bouleversement et dont les transformations sont marquées par l’ambiguïté

Le monde est perçu comme connaissant des changements très profonds, une véritable métamorphose sociale et culturelle.[27] Cette transformation ne va pas sans difficulté :

« Tandis que l’homme étend si largement son pouvoir, il ne parvient pas toujours à s’en rendre maître. S’efforçant de pénétrer plus avant les ressorts les plus secrets de son être, il apparaît souvent plus incertain de lui-même. Il découvre peu à peu, et avec plus de clarté, les lois de la vie sociale, mais il hésite sur les orientations qu’il faut lui imprimer. »[28]

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Les Pères énumèrent ensuite les changements qui touchent tous les domaines de la vie de l’homme : scientifique, technique, social, psychologique, moral, religieux, politique. Pour chaque changement évoqué, ils en soulignent les côtés positifs tout en montrant qu’ils ont aussi une face négative. Il n’y a pas de regret exprimé par rapport à un monde antérieur, mais le souci d’une lucidité sur les enjeux de ces changements et sur leurs conséquences.[29]

Ce regard sur le monde est très nettement bienveillant :

« Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et en justice et, en reconnaissant Dieu comme le Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre. »[30]

« Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[31]

Regard bienveillant, le regard de l’Eglise est aussi questionnant : pour elle, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le progrès technique mais celui de l’homme en humanité, en fraternité et en justice. Ce progrès dépend de

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l’engagement de l’homme dans cette transformation du monde. En effet, « par son action, l’homme ne transforme pas seulement les choses et la société, il se parfait lui-même ». Mais ces progrès techniques n’amènent une perfection de l’homme que si ils sont vécus dans une plus grande justice, une plus grande fraternité :

« Ces progrès techniques peuvent bien fournir la base matérielle de la promotion humaine, mais ils sont tout à fait impuissants, par eux seuls, à la réaliser. »[32]

2.3. Une aspiration profonde de l’homme à une vie digne.

Quand les Pères discernent les signes des temps, ils perçoivent sous la multiplicité des aspirations repérées une aspiration plus profonde et plus universelle, une aspiration qu’ils accueillent positivement :

« les personnes et les groupes ont soif d’une vie pleine et libre, d’une vie digne de l’homme, qui mette à leur propre service toutes les immenses possibilités que leur offre le monde actuel. Quant aux nations, elles ne cessent d’accomplir de courageux efforts pour parvenir à une certaine forme de communauté universelle. »[33]

Et les Pères concluent leur analyse du monde de la manière suivante :

« Ainsi le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et le chemin s’ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine. D’autre part, l’homme prend conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu’il a mises en mouvement et qui peuvent l’écraser ou le servir. C’est pourquoi il s’interroge sur lui-même. »[34]

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2.4. Une ambiguïté des transformations du monde qui trouve son origine dans l’homme lui-même:

Quelles sont les causes des déséquilibres, selon les Pères du Concile:

« Les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui traverse le coeur même de l’homme. C’est en l’homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. « [35]

Ce déséquilibre n’est pas seulement d’ordre psychologique, il est ontologique, il tient à l’être même de l’homme qui est faible et pécheur, qui accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait. L’homme est en lui-même divisé, marqué par le péché, et c’est de là que viennent les divisions du monde et le caractère ambigu des mutations qui s’y produisent.[36]

Sur ce point précis, l’Eglise se distingue de ceux qui perçoivent la source des déséquilibres en dehors de l’homme, par exemple au niveau des systèmes socio-économiques. Elle se distingue encore des stoïciens qui expliquent ces déséquilibres comme la conséquence d’un manque d’éducation de la raison de l’homme. Il suffit d’informer la raison de l’homme pour qu’il puisse maîtriser ses passions. Elle ne nie pas que ces analyses traduisent un aspect de la réalité, mais elle refuse de faire de chacune une explication première et exclusive.

Elle se sépare encore de ceux qui voient l’homme, le monde et les transformations qui le marquent, de manière univoque du côté du bien, du progrès et aussi de ceux qui, au contraire, ne voient que le néant, que le mal.

Pour ce qui est de la solution de ces déséquilibres, l’Eglise se distingue de ceux qui « attendent du seul effort de l’homme la libération véritable et

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plénière du genre humain » et qui « se persuadent que le règne à venir de l’homme sur la terre comblera tous les voeux de son coeur.[37]

Bien que l’Eglise s’adresse à tous les hommes pour dire la dignité de l’homme, sa parole est immédiatement théologique et fait appel à la foi :

« L’Eglise, quant à elle, croit que le Christ, mort et ressuscité pour tous[38], offre à l’homme, par son Esprit, lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation. Elle croit qu’il n’est pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel ils doivent être sauvés[39]. Elle croit aussi que la clé, le centre et la fin de toute histoire humaine se trouve en son Seigneur et Maître. Elle affirme en outre que, sous tous les changements, bien des choses demeurent qui ont leur fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd’hui et à jamais[40]. C’est pourquoi, sous la lumière du Christ, image du Dieu invisible, premier-né de toute créature[41], le Concile se propose de s’adresser à tous, pour éclairer le mystère de l’homme et pour aider le genre humain à découvrir la solution des problèmes majeurs de notre temps. »[42]

3. Un homme qui n’est pas à lui-même sa propre mesure, qui se comprend à partir de son Créateur.

3.1. Un homme créé par Dieu à son image.

Après avoir souligné l’accord général entre croyants et non-croyants sur le fait que « tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet »[43], l’Eglise, instruite par la Révélation divine apporte sa réponse :

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–     L’homme est créé à l’image de Dieu.

–     Il est créé capable de connaître et d’aimer son Créateur.

–     Il a été constitué Seigneur de toutes les créatures terrestres pour les dominer et s’en servir en glorifiant Dieu.[44]

–     L’homme n’a pas été créé seul, il a été créé homme et femme. Cette société de l’homme et de la femme est l’expression première de la communion des personnes, car l’homme, de par sa nature profonde, est un être social, et, sans relations avec autrui, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités.[45]

3.2. Une dignité exprimée sous forme de question:

Cette création, Dieu la jugea très bonne. Dans la Bible, la dignité de l’homme est dite sous forme d’affirmation théologique, parce que créé par Dieu. Elle n’est pas pour autant définie et elle est aussi dite sous forme de question :

« Qu’est-ce donc que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? ou le fils de l’homme pour que tu te soucies de lui ? A peine le fis-tu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et de splendeur: tu l’établis sur l’oeuvre de tes mains, tout fut mis par toi sous ses pieds. » (Ps 8,5-7)[46]

3.3. Un homme marqué par le péché et que Dieu veut sauver:

Cette dignité de l’homme, l’Eglise, de par la Révélation qu’elle a reçue, la dit dans une histoire de salut : créé par Dieu pour le glorifier en exerçant sa domination sur les créatures, créé libre, l’homme a servi la créature de préférence au Créateur :

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« Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création. »[47]

La dignité de l’homme, c’est celle d’une créature qui s’est coupée de son Créateur, qui est marquée par le péché, mais que le Créateur veut sauver et avec laquelle il fait alliance.

« C’est donc en lui-même que l’homme est divisé. Voici que toute la vie des hommes, individuelle et collective, se manifeste comme une lutte, combien dramatique, entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Bien plus, voici que l’homme se découvre incapable par lui-même de vaincre effectivement les assauts du mal ; et ainsi chacun se sent comme chargé de chaînes. Mais le Seigneur en personne est venu pour restaurer l’homme dans sa liberté et sa force, le rénovant intérieurement et jetant dehors le prince de ce monde (cf Jn 12,31), qui le retenait dans l’esclavage du péché[48]. Quant au péché, il amoindrit l’homme lui-même en l’empêchant d’atteindre sa plénitude. »[49]

3.4 Un homme indissolublement corps et âme.

L’Eglise conçoit l’homme dans une unité indissoluble entre le corps et l’âme:

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est, dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur[50]. Il est donc interdit à l’homme de dédaigner la vie corporelle. Mais, au contraire, il doit estimer et respecter son corps qui a été créé par Dieu et qui doit ressusciter au dernier jour.

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Toutefois, blessé par le péché, il ressent en lui les révoltes du corps. C’est donc la dignité même de l’homme qui exige de lui qu’il glorifie Dieu dans son corps[51], sans le laisser asservir aux mauvais penchants de son coeur. »[52]

Nous sommes là dans un univers tout différent de celui des stoïciens qui considèrent le corps comme un ânon, la monture nécessaire qui supporte la raison.

3.5. Une créature marquée par la raison.

Par contre les deux conceptions se rejoignent quand elles reconnaissent que l’homme est supérieur aux autres créatures, mais elles se distinguent dans le fait que, pour l’Eglise, l’homme n’est pas un élément anonyme du tout de l’univers, une simple parcelle de la nature. Chaque personne a une place particulière et irremplaçable. « Elle a une âme spirituelle et immortelle. »[53]

Comme dans le stoïcisme, l’homme participe à la lumière de l’intelligence divine, et, par sa raison, il dépasse l’univers des choses. Mais cette participation est marquée à la fois par le péché qui la limite, et par l’action de Dieu qui se dit et vient sauver l’homme, qui s’est fait homme pour que les hommes le connaissent, qui leur a laissé son Esprit, qui continue de leur parler en ce temps, qui, par sa mort et sa Résurrection et sa venue à la fin des temps, les introduira dans la connaissance parfaite, dans la communion avec le Père et le Fils dans l’Esprit. Nous sommes là à la fois dans une très grande proximité avec la conception d’Epictète, et en même temps dans un univers radicalement différent.

3.6. Un homme qui a une conscience morale.

Selon Vatican II, l’homme se caractérise par son caractère moral :

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« Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : « Fais ceci, évite cela ». Car c’est une loi inscrite par Dieu au coeur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera.[54]« [55]

Les Pères affirment l’existence de « normes objectives de la moralité », l’existence d’une loi morale inscrite en l’homme et commune à tous les hommes, pour peu qu’ils apprennent à l’écouter. Ainsi,

« La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre.[56] C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain.[57] Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. Plus la conscience droite l’emporte, plus les personnes et les groupes s’éloignent d’une décision aveugle et tendent à se conformer aux normes objectives de la moralité. Toutefois, il arrive souvent que la conscience s’égare, par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle. »[58]

Nous sommes ici à un point de débat entre l’Eglise et le monde car l’existence de cette loi morale inscrite en l’homme est contestée, de même

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qu’est soulignée la non-évidence du bien dans la pratique concrète. Dans le discours de l’A.D.M.D., on retrouve cette contestation sous la plume d’Odette Thibault qui s’étonne que le Professeur Schwartzenberg puisse ressentir des regrets après avoir euthanasié quelqu’un alors qu’elle n’éprouve pas la même chose :

« Si je remonte dans mes souvenirs, il m’apparaît que lorsque j’ai moi-même pratiqué l’euthanasie, je l’ai fait avec la bonne conscience que donne le sentiment du devoir accompli. »[59]

3.7. Un homme libre.

Pour les rédacteurs de cette constitution sur « l’Eglise dans le monde de ce temps », l’homme est libre de faire le mal ou le bien :

« La vraie liberté est en l’homme un signe privilégié de l’image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre conseil[60] pour qu’il puisse de lui-même chercher son propre Créateur et, en adhérant librement à lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse plénitude. La dignité de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure. L’homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s’en procurer réellement par son ingéniosité. Ce n’est toutefois que par le secours de la grâce divine que la liberté humaine, blessée par le péché, peut s’ordonner à Dieu d’une manière effective et intégrale. Et chacun devra rendre compte de sa propre vie devant le tribunal de Dieu, selon le bien ou le mal accomplis.[61]« [62]

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3.8. Un homme mortel.

En passant très vite (trop vite ?) sur la question de la souffrance, de la « déchéance physique » liée à la maladie et à la vieillesse, les Pères du Concile soulignent le caractère révélateur du mystère de la mort:

« C’est en face de la mort que l’énigme de la condition humaine atteint son sommet. L’homme n’est pas seulement tourmenté par la souffrance et la déchéance progressive de son corps, mais plus encore, par la peur d’une destruction définitive. Et c’est par une inspiration juste de son coeur qu’il rejette et refuse cette ruine totale et ce définitif échec de la personne. Le germe d’éternité qu’il porte en lui, irréductible à la seule matière, s’insurge contre la mort. »[63]

De même que les militants de l’A.D.M.D., ils se séparent nettement de ceux qui défendent la vie biologique pour elle-même. Pour les Pères:

« Toutes les tentatives de la technique, si utiles qu’elles soient, sont impuissantes à calmer son anxiété : car le prolongement de la vie que la biologie procure ne peut satisfaire ce désir d’une vie ultérieure, invinciblement ancré dans son coeur. »

« Mais si toute imagination ici défaille, l’Eglise, instruite par la Révélation divine, affirme que Dieu a créé l’homme en vue d’une fin bienheureuse, au-delà des misères du temps présent. »[64]

Au passage, on rappelle que, dès 1956, au moment du développement fantastique de la médecine moderne avec tout ce qu’elle commençait à permettre de par l’apparition des antibiotiques et des techniques de réanimation, le Pape Pie XII avait clairement pris position contre l’absolutisation de la lutte pour la survie biologique et qu’il avait rappelé l’importance du consentement au soin :

« Le médecin n’a pas à l’égard du patient de droit séparé ou indépendant; en général, il ne peut agir que si le patient l’y autorise explicitement ou implicitement (directement ou indirectement)[65]. »

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Passant donc très vite sur la question de la souffrance à laquelle l’homme est affronté, les Pères s’intéressent ensuite au lien entre le péché et la mort. Ils affirment alors:

« La foi chrétienne enseigne que cette mort corporelle, à laquelle l’homme aurait été soustrait s’il n’avait pas péché[66], sera un jour vaincue, lorsque le salut, perdu par la faute de l’homme… »[67]

Si le péché engendre bien la mort, la mort des relations entre les hommes, la mort de la relation pleine avec Dieu, peut-on pour autant dire que c’est le péché qui entraîne la mort corporelle de l’homme ? Est-ce la seule interprétation possible de la Révélation, et en particulier des citations bibliques proposées ? Est-ce attenter à la grandeur du Créateur que de penser que c’est lui-même qui a créé l’homme mortel, et donc l’homme s’inscrivant dans l’espace et dans le temps ? N’y aurait-il pas moyen au contraire de souligner combien ce caractère corporel, ce caractère mortel de l’homme donne un poids particulier à la vie de l’homme sur la terre, une vie qui se poursuit en plénitude au-delà de la mort ?

Juste après cette affirmation sur la cause de la mort corporelle, l’Eglise dit que, « à partir des titres sérieux qu’elle offre à l’examen de tout

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homme, la foi est ainsi en mesure de répondre à son interrogation angoissée sur son propre avenir. » Dans un texte où l’Eglise veut s’adresser à tous les hommes, et même si l’Eglise s’adressait aux seuls croyants, je ne suis pas sûr qu’une telle affirmation puisse être entendue. Elle risque bien plutôt de confirmer dans leurs convictions ceux qui pensent que le message de l’Eglise n’est que fable ou plus fondamentalement aliénation, et qu’il n’a rien à dire à l’homme qui puisse l’ouvrir à la vie.

Pour comprendre une telle affirmation d’un lien entre le péché et la mort corporelle, tout en la regrettant dans sa forme, il faut s’intéresser à sa visée. Ici, le souci des Pères n’est pas tant de donner une explication en terme de causalité à la mort corporelle mais d’annoncer la pleine manifestation du Royaume, selon la promesse du Christ, cette perspective d’une vie pleine et entière avec le Christ et qui ne peut être le fruit des seuls efforts de l’homme:

« La foi chrétienne enseigne que cette mort corporelle, à laquelle l’homme aurait été soustrait s’il n’avait pas péché, sera un jour vaincue, lorsque le salut, perdu par la faute de l’homme, lui sera rendu par son tout-puissant et miséricordieux Sauveur. Car Dieu a appelé et appelle l’homme à adhérer à lui de tout son être, dans la communion éternelle d’une vie divine inaltérable. Cette victoire, le Christ l’a acquise en ressuscitant[68], libérant l’homme de la mort par sa propre mort. »[69]

3.9. L’homme, un être social

Pour les Pères du Concile, Dieu a voulu que tous les hommes constituent une seule famille et se traitent mutuellement comme des frères. A cause de cela, l’amour de Dieu et du prochain est le premier commandement.[70]

Le caractère social de l’homme fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même.[71]

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Si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Ces désordres sont certes liés aux tensions internes aux systèmes, mais plus radicalement, ils proviennent du péché qui est en l’homme.[72]

Du fait de cette interdépendance, il y a nécessité de promouvoir le bien commun, c’est-à-dire les conditions sociales qui permettent à chaque groupe et à chaque membre d’atteindre une perfection plus totale.[73] C’est notamment cette conviction qui explique que l’Eglise ne se contente pas de proposer aux croyants un chemin qui exclue l’euthanasie et le suicide délibéré, mais qu’elle intervient pour que ces repères soient inscrits dans la loi civile.

Pour les Pères, l’ampleur et la rapidité des transformations actuelles réclament d’une manière pressante que personne ne se contente d’une éthique individualiste, que chacun s’ouvre aux solidarités sociales[74], que l’on favorise les conditions qui permettent à l’homme de prendre conscience de sa dignité.[75] En effet, Dieu ne sauve pas l’homme de manière individuelle, il appelle un peuple et il s’est lui-même incarné au coeur de solidarités humaines.[76]

4. La dignité comme caractéristique inaliénable de toute personne

Si les stoïciens avaient une conception subjective de la dignité de la personne, une dignité dépendant de chacun, des conditions dans lesquelles il se trouve, l’Eglise adopte un point de vue radicalement différent.

Vivre dignement est bien l’objet d’un combat de l’homme et nécessite des conditions, mais la dignité de la personne ne dépend pas de la conscience

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qu’en a l’individu, ni des conditions particulières qui le marquent. On affirme « la dignité de la personne humaine supérieure à toutes choses et dont les droits et les devoirs sont universels et inviolables » tout en soulignant que cela suppose des conditions (logement, etc…).[77]

Ce qui fonde ce caractère absolu de la dignité de toute personne, indépendamment de toute autre considération, c’est qu’elle est créée par Dieu, à l’image de Dieu :

« Tous les hommes, doués d’une âme raisonnable et créés à l’image de Dieu, ont même nature et même origine ; tous, rachetés par le Christ, jouissent d’une même vocation et d’une même destinée divine: on doit donc, et toujours davantage, reconnaître leur égalité fondamentale. »[78]

Si tous les hommes ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est variée, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses, il n’en demeure pas moins absolu que toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne, qu’elle soit sociale ou culturelle, qu’elle soit fondée sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion, doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu.[79]

Si l’A.D.M.D. et les stoïciens se retrouvent dans cette affirmation pour refuser une discrimination externe à la personne, le Concile affirme ici que, même du point de vue de l’intéressé, il ne peut y avoir de discrimination. Quelque soit sa situation, sa dignité de personne est pleine et entière et ne dépend pas de son appréciation personnelle.

Le Concile insiste sur le respect de l’homme : que chacun considère son prochain comme un autre lui-même, en particulier du vieillard abandonné, du travailleur étranger, de l’enfant né d’une union illégitime. Et les Pères poursuivent:

« De plus, tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme

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toute espèce d’homicide, le génocide, l’avortement, l’euthanasie et même le suicide délibéré; tout ce qui est offense à la dignité de l’homme, comme les conditions de vie sous humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l’esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d’autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu’elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s’y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement à l’honneur du Créateur. »[80]

Ici, il est clair que l’euthanasie, comme le suicide délibéré, sont considérés par l’Eglise comme contraires à la dignité de l’homme et que, sur ce point, il y a un désaccord absolu et fondamental entre l’A.D.M.D. et l’Eglise.

Dans divers textes, l’A.D.M.D. argumente contre la position de l’Eglise en faisant remarquer qu’il n’y aurait pas de fondement biblique à l’interdiction de l’euthanasie et du suicide délibéré. Selon elle, à part le « Tu ne tueras pas » du Décalogue, dont elle discute le fait qu’un tel commandement donne des indications en ce qui concerne l’euthanasie et le suicide délibéré, il n’y aurait pas d’autre fondement scripturaire. En conséquence, la position de l’Eglise ne tiendrait pas.

Je n’ai pas vérifié qu’il n’y ait pas d’autre fondement. Mais, outre qu’il faudrait discuter sur cette manière de mettre de côté ce commandement du Décalogue comme n’ayant rien à voir avec ce dont il est question à propos du suicide délibéré ou de l’euthanasie, cette disqualification par l’A.D.M.D. d’une position de l’Eglise sous prétexte qu’elle n’aurait pas de fondement scripturaire manifeste une incompréhension de la foi de l’Eglise catholique. Pour un chrétien catholique qui souhaite se situer de l’intérieur de sa tradition, l’Ecriture n’est pas seule à avoir du poids pour lui pour l’aider dans sa marche à la suite du Christ. C’est toute la Tradition qu’il considère, en particulier l’enseignement des Conciles, de tous les Conciles qui ne sont pas considérés comme des scories qui obscurcissent le mystère du Christ. Certes, la lecture qui est faite

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de l’enseignement des Conciles ne se fait pas sans discernement, sans prise de distance avec la forme nécessairement liée à un contexte historique. Mais le croyant cherche à retrouver, au-delà de cette contingence, la visée même des Pères, ce qu’ils avaient perçu du mystère et qu’ils cherchaient à mettre en lumière. Il croit que l’Esprit Saint est à l’oeuvre aujourd’hui comme hier et que cette parole reçue peut être chemin pour s’ouvrir à la vie que Dieu donne dès aujourd’hui.

Aussi, dire à un chrétien catholique qu’il peut, tout en étant en accord avec sa tradition, négliger cette interdiction de l’euthanasie ou du suicide délibéré sous prétexte qu’elle serait sans fondement, c’est objectivement faux. Chercher à le mettre en opposition avec sa propre tradition, disqualifier comme sans fondement la parole du magistère, n’a rien à voir avec un respect de la position de l’autre et une recherche d’un dialogue en vérité.

Ici, il est clair que ces interdits ont un fondement dans la tradition, au moins dans la tradition conciliaire, qui est explicite et sans aucune ambiguïté. Par ailleurs, il reste à démontrer que le « Tu ne tueras pas » peut être si vite disqualifié quand il s’agit d’euthanasie ou de suicide délibéré. Ce qui est clair, c’est que l’homme n’a jamais manqué d’argument pour pervertir la loi la détourner et la rabaisser à sa propre taille.

Dans cette constitution, les Pères insistent à la fois sur le respect de ceux qui pensent autrement et sur la nécessité de ne pas relativiser ce qu’ils considèrent comme un point central. Ils distinguent par ailleurs la condamnation ferme et claire de positions tenues du jugement des personnes auquel ils se refusent:

« Le respect et l’amour doivent aussi s’étendre à ceux qui pensent ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse. D’ailleurs, plus nous nous efforçons de pénétrer de l’intérieur, avec bienveillance et amour, leurs manières de voir, plus le dialogue avec eux deviendra aisé. »[81]

Mais « cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l’égard de la vérité et du bien. Mieux, c’est l’amour même qui pousse les disciples du Christ à annoncer à tous les hommes la vérité qui sauve.

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Mais on doit distinguer entre l’erreur, toujours à rejeter, et celui qui se trompe, qui garde toujours sa dignité de personne, même s’il se fourvoie dans des notions fausses ou insuffisantes en matière religieuse. Dieu seul juge et scrute les coeurs; il nous interdit donc de juger de la culpabilité interne de quiconque. »[82]

Pour les Pères, l’Esprit de Dieu est présent à cette évolution et à cette émergence d’une exigence de dignité, et c’est le ferment évangélique qui a suscité dans le coeur humain cette exigence incoercible de dignité.[83]

5. Une dignité de l’homme dont l’aspect le plus sublime se trouve dans la vocation de l’homme à communier avec Dieu et dans l’action de Dieu qui vient rejoindre l’homme en se faisant homme.

Pour l’Eglise, la dignité de l’homme se comprend dans son lien avec Dieu qui ne se réduit pas au fait d’avoir été créé un jour par Dieu, et de vivre maintenant coupé de lui. Au contraire la dignité de l’homme et celle d’un homme que Dieu crée aujourd’hui, d’un homme qui communie avec son créateur:

« L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui commence avec l’existence humaine. Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l’être; et l’homme ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son Créateur. »[84]

« L’Eglise tient que la reconnaissance de Dieu ne s’oppose en aucune façon à la dignité de l’homme, puisque cette dignité trouve en Dieu lui-même ce qui la fonde et ce qui l’achève. Car l’homme a été établi en société, intelligent et libre, par Dieu son Créateur. Mais surtout, comme fils, il est appelé à

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l’intimité même de Dieu et au partage de son propre bonheur. L’Eglise enseigne, en outre, que l’espérance eschatologique ne diminue pas l’importance des tâches terrestres, mais en soutient bien plutôt l’accomplissement par de nouveaux motifs. A l’opposé, lorsque manquent le support divin et l’espérance de la vie éternelle, la dignité de l’homme subit une très grave blessure, comme on le voit souvent aujourd’hui, et l’énigme de la vie et de la mort, de la faute et de la souffrance reste sans solution: ainsi, trop souvent, les hommes s’abîment dans le désespoir. »[85]

« En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir[86], le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en lui leur source et atteignent en lui son point culminant. »[87]

« Devenu conforme à l’image du Fils, premier-né d’une multitude de frères[88], le chrétien reçoit « les prémices de l’Esprit » (Rom. 8,23), qui le rendent capable d’accomplir la loi nouvelle de l’amour[89]. Par cet Esprit, « gage de l’héritage » (Eph. 1,14), c’est tout l’homme qui est intérieurement renouvelé, dans l’attente de « la rédemption du corps » (Rom. 8,23): « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts demeure en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous » (Rom. 8,11)[90].

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Certes, pour un chrétien, c’est une nécessité et un devoir de combattre au prix de nombreuses tribulations et de subir la mort. Mais, associé au mystère pascal, devenant conforme au Christ dans la mort, fortifié par l’espérance, il va au-devant de la résurrection[91]« [92]

Pour les Pères du Concile, la dignité de l’homme en communion avec le Créateur n’est pas celle des seuls croyants, mais celle de tout homme. Pour l’Eglise, il est clair que l’amour de Dieu est inconditionnel et premier :

« Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce[93]. En effet, puisque le Christ est mort pour tous[94] et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. »[95]

Cette dignité que Dieu donne à tout homme est en définitive une dignité de fils en relation, en communion avec un Père qui est amour. Nous retrouvons les mêmes mots que chez Epictète, mais nous sommes dans un univers tout autre:

« Telle est la qualité et la grandeur du mystère de l’homme, ce mystère que la Révélation chrétienne fait briller aux yeux des croyants. C’est donc par le Christ et dans le Christ que s’éclaire l’énigme de la douleur et de la mort, qui, hors de son Evangile, nous écrase. Le Christ est ressuscité; par sa mort, il a vaincu la mort, et il nous a abondamment donné la vie[96]

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pour que devenus fils dans le Fils, nous clamions dans l’Esprit: Abba, Père[97]! »[98]

  1. [1] Gaudium et spes, première partie (De Ecclesia et vocatione hominis), chapitre premier (De humanae personae dignitate).
  2. [2]S. 2,1.
  3. [3]S. 3,1.
  4. [4]S. 33,2
  5. [5]S. 1.
  6. [6]S. 1.
  7. [7]S. 40,1.
  8. [8]S. 40,2.
  9. [9]S. 40,3.
  10. [10]S. 41,1.
  11. [11]S. 41,2.
  12. [12]S. 41,2.
  13. [13]S. 41,3.
  14. [14]S. 42,4.
  15. [15]S. 42,6.
  16. [16] Jean 17,6: « J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés du milieu du monde. Ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta parole. Ils savent désormais que tout ce que tu m’as donné vient de toi, que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m’as données. » Jean 17,11: « Désormais je ne suis plus dans le monde; eux restent dans le monde, tandis que moi, je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. »
  17. [17] Jean 17,15-19: « Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du mauvais. Ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde. Consacre-les par la vérité: ta parole est vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde. Et pour eux, je me consacre moi-même, afin qu’ils soient eux aussi consacrés par la vérité. »
  18. [18]S. 11,3.
  19. [19]S. 11,2.
  20. [20]S. 21,2.
  21. [21] Jean 8,11.
  22. [22]S. 11,1.
  23. [23] Exister, ou comme l’écrit Lacan, ex-ister: sortir de, naître, tirer son origine de…
  24. [24] Nouvel Observateur, n° 732, 20-26 nov. 1978.
  25. [25] Marie Balmary, « L’homme aux statues », « Freud et la faute cachée du père », Grasset, 1979, p. 280 et 281.
  26. [26]S. 4,1.
  27. [27]S. 4,2.
  28. [28]S. 4,3.
  29. [29]S. 4 à 9.
  30. [30]S. 34,1.
  31. [31]S. 34,3.
  32. [32]S. 35,1.
  33. [33]S. 9,3.
  34. [34]S. 9,4.
  35. [35]S. 10,1.
  36. [36]S. 10,1.
  37. [37]S. 10,1.
  38. [38] 2 Cor. 5,15.
  39. [39] 4,12.
  40. [40] 13,8.
  41. [41] 1,15.
  42. [42]S. 10,2
  43. [43]S. 12,1.
  44. [44]S. 12,3.
  45. [45]S. 12,4.
  46. [46]S. 12,3.
  47. [47]S. 13,1.
  48. [48] 8,34.
  49. [49]S. 13,2.
  50. [50] 3,57-90.
  51. [51] 1 Cor. 6,13-20.
  52. [52]S. 14,1.
  53. [53]S. 14,2.
  54. [54] 2,14-16.
  55. [55]S. 16,1.
  56. [56] Pius XII, nuntius radioph. de conscientia christiana in iuvenibus recte efformanda, 23 martii 1952; AAS 44 (1952), p. 271.
  57. [57] 22,37-40; Gal. 5,14.
  58. [58]S. 16,1.
  59. [59] Odette Thibault, présentation du livre « Requiem pour la vie » de Léon Schwartzenberg, Bulletin de l’A.D.M.D. n° 19, février 1986, p. 29.
  60. [60] 15,14.
  61. [61] 2 Cor. 5,10.
  62. [62]S. 17,1.
  63. [63]S. 18,1.
  64. [64]S. 18,1-2.
  65. [65] Pie XII, « Problèmes médicaux et moraux de la réanimation », Documentation catholique, 22 décembre 1981.
  66. [66] – Sg. 1,13: « Dieu, lui n’a pas fait la mort et il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. »
  67. – Sg 2,23-24: « Or Dieu a créé l’homme pour qu’il soit incorruptible et il l’a fait à image de ce qu’il possède en propre. Mais, par la jalousie du diable la morte est entrée dans le monde: ils la subissent ceux qui se rangent dans son parti. »
  68. – Rm. 5,20-21: « La loi, elle, est intervenue pour que prolifère la faute, mais là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé, afin que, comme le péché avait régné pour la mort, ainsi, par la justice, la grâce règne pour la vie éternelle par Jésus Christ notre Seigneur. »
  69. – Rm 6,23: « Car le salaire du péché, c’est la mort; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus Christ notre Seigneur. »
  70. – Jc. 1,15: « Une fois fécondée, la convoitise enfante le péché et la péché, arrivé à la maturité, engendre la mort. »
  71. [67]S. 18,2.
  72. [68] 1 Cor. 15,56-57.
  73. [69]S. 18,2.
  74. [70]S. 24,1-2.
  75. [71]S. 25,1.
  76. [72]S. 25,3.
  77. [73]S. 26,1.
  78. [74]S. 30,1-2.
  79. [75]S. 31.
  80. [76]S. 32.
  81. [77]S. 26,2.
  82. [78]S. 29,1.
  83. [79]S. 29,2.
  84. [80]S. 27,1-3.
  85. [81]S. 28,1.
  86. [82]S. 28,2.
  87. [83]S. 26,3.
  88. [84]S. 19,1.
  89. [85]S. 21,3.
  90. [86] 5,14. – Tertullianus, De carnis resurr. 6: « Quodcumque enim limus exprimebatur, Christus cogibatur homo futurus » <Tout ce que le limon (dont est formé Adam) exprimait, présageait l’homme qui devait venir, le Christ>: PL 2,802 (848); CSEL, 47, p 33, 1. 12-13.
  91. [87]S. 22,1.
  92. [88] Rom. 8,29; Col. 1,18.
  93. [89] Rom. 8,1-11.
  94. [90] 2 Cor. 4,14.
  95. [91] Phil. 3,10; Rom 8,17.
  96. [92]S. 22,4.
  97. [93] Cf Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, n°16.
  98. [94] Rom. 8, 32
  99. [95]S. 22,4.
  100. [96] Liturgia Paschalis Byzantina.
  101. [97] Rom. 8,15; cf. etiam Io 1,12 et 1 Io. 3,1-2.
  102. [98]S. 22,6.
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