4. Le chemin avec André Redouin
André est prêtre du Prado. Il a été opéré d’un cancer de l’estomac en octobre 2000. Il part ensuite en convalescence à Lamalou les Bains, du côté de Béziers. Il m’avait appelé avant pour dire ce que lui avait écrit son médecin :
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Rencontre du 4 mars 2001 à Lamalou
Profitant de ce que j’étais à Béziers pour participer à la rencontre des prêtres du Prado de cette région, je suis passé rendre visite à André, le dimanche 4 mars 2001. Là, j’ai trouvé aussi un autre prêtre du Prado également en convalescence. Il y avait aussi un frère d’André, également prêtre, venu passer quelques jours avec lui.
André me dit que le directeur de la maison de repos l’avait convaincu d’aller suivre une « chimiothérapie homéopathique » auprès d’un médecin qui « guérissait les cancers ». En le faisant parler plus, il m’apprend que le tout lui revient à 8 000,00 F (1 220 €) par mois non pris en charge par la sécurité sociale[1]. Je l’invite à relire le mot de son chirurgien et l’aide à prendre conscience de la situation. Il me montre la lettre qu’il s’apprêtait à adresser à ses proches et dans laquelle il était très optimiste. Il la corrigera en n’évoquant plus cette « chimiothérapie homéopathique ». C’est cette lettre qui est évoquée ci-après.
A l’issue de cet entretien pas facile, il demande 10 minutes seul pour se remettre puis il préside notre Eucharistie en prêchant sur la promesse de la résurrection en ce premier dimanche de Pâques. Sur le coup, la famille d’André avait eu du mal à comprendre mon intervention perçue comme abrupte. C’est l’impasse dans laquelle se trouvait André et l’escroquerie dont il était victime ainsi que le temps bref dont nous disposions qui m’a amené à intervenir. André m’en a été très reconnaissant et c’est un des éléments qui ont permis le chemin ultérieur.
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Au cours de notre rencontre, André avait exprimé le souhait de venir faire une « année de reprise » à Limonest. En effet, quand nous faisons le choix, comme prêtre diocésain de nous engager dans l’association des prêtres du Prado pour nous aider à toujours revenir à l’Evangile, aux plus pauvres, nous nous engageons à prendre des temps réguliers de silence, de reprise.
Nous nous engageons en particulier à demander à notre évêque de prendre une année où nous quittons tout ministère en paroisse ou autre pour vivre avec d’autres un temps de retraite où nous passons des heures à lire et relire l’Evangile, ou nous prenons le temps aussi d’un lien régulier, simple avec des pauvres. Nous faisons cette année au bout de 10 à 15 ans de ministère. Nous la faisons aussi dans des moments clef de notre vie, ou vers 70 ans pour nous préparer à vivre les années qui restent sans perdre de vue cette perspective d’une vie où nous cherchons à nous attacher toujours plus au Christ et à nous lier aux plus pauvres. C’est une de mes charges actuelles que d’animer cette année et de permettre à des frères prêtres de reprendre souffle.
Avril 2001
André écrit à ses amis pour annoncer qu’il va passer un an à Limonest et expliquer ce qu’est une année de reprise. Il donne aussi des nouvelles de sa santé : il n’y a plus aucune trace alors de son cancer. Il avait tenu à m’envoyer copie des résultats d’examen, et, de fait, il n’y avait plus de signe de cancer. Il avait repris 6 kg en quelques semaines. Il allait bien. Il terminait cette lettre par ces mots :
« Du 18 au 22 septembre je participerai au pèlerinage de « Lourdes-Cancer-Espérance », pas pour demander une guérison mais pour demander de vivre dans un abandon confiant ce qu’il me sera donné à vivre et rencontrer d’autres malades. Ce peut être une part de ministère à ma portée. Je continue aussi avec le Mouvement « Vie Libre »[2]. Fin septembre, j’irai au PRADO pour une année de relecture de ma vie avec l’Evangile et un approfondissement spirituel en équipe, avec quatre autres prêtres. »
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Octobre 2001 : « Mon chemin de conversion »
L’année de reprise commence par une session de 4 jours. Le premier jour, nous avons pris un long temps de méditation et de partage sur le début de l’Evangile de Saint Jean, sur le « Prologue ». Voilà ce qu’André nous a partagé :
– Ce que je retiens de cette page d’Evangile c’est le mot « Beauté ». Dieu qui vient révéler sa beauté en Jésus. Je rends grâce à Dieu d’être venu me rejoindre quand je me perdais. Sur le lit d’hôpital, j’étais un corps de douleur. Il n’y avait que Jésus présent dans mon anéantissement. Il y a une phrase du Père Ancel, ancien supérieur du Prado, qui résonne pour moi : Jésus sur sa croix ne faisait rien, mais il sauvait le monde. L’appel que je reçois : illuminer, se laisser illuminer, transfigurer par Jésus.
Au cours de cette session, chacun est invité à écrire un texte dans lequel il relit toute sa vie en essayant de faire ressortir les passages qu’il a eu à faire. Au moment où André nous lit ce texte, il va bien, n’a aucun signe de reprise du cancer. Voilà de larges extraits de ce texte où il relit sa vie comme une suite de trois « conversions ».
La première, il la situe au séminaire quand il a dévoré le Véritable Disciple, livre écrit par le Père Chevrier, fondateur du Prado.
– « Jusque là, la foi me paraissait un ensemble de règles à respecter. Là, j’ai découvert, que le seul règlement ce n’est pas un catalogue d’exercices, mais un vivant, Jésus-Christ à suivre et à aimer, qu’il ne s’agit pas de « devenir quelqu’un » de performant, d’acquérir le maximum de savoir intellectuel et de savoir faire, mais surtout de s’appauvrir, de se dépouiller, de se donner au service des petits et des pauvres, jusqu’à la croix Il s’agit d’abord de se laisser attirer par la beauté de Jésus-Christ. Un poids énorme me tombe des épaules, un chemin de lumière s’ouvre enfin devant moi. Je me sens frère avec ce Père Chevrier qui ne cache ni ses misères ni ses peurs. »
La deuxième conversion, c’est dans son ministère dans la région du Perche, à côté du Mans. Il donne beaucoup mais sent un appel dont il parle ainsi :
– « Jésus fait se lever en moi une lumière progressive et douce comme une aurore. « Jusqu’à quand vas-tu claudiquer d’un pied sur l’autre ? (1 Rois 18,21)
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Quand vas-tu me choisir ? » Le Père Chevrier me parle aussi : « Tu n’es pas appelé à devenir quelqu’un aux yeux des autres mais à devenir Jésus-Christ, un autre Christ. Ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien valoir… n’a pas grande importance, Dieu fait avec rien. Regarde-le et laisse-le faire, c’est lui qui fait tout. Son Esprit veut faire naître et grandir en toi Jésus-Christ. » Je relis St Paul aux Galates (2,20) « Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » Se décentrer de soi, mourir à soi-même, se trouver dans le Christ. Mon vrai moi est en Lui. C’est ma deuxième conversion. »
Puis c’est l’opération pour le cancer. André en parle ainsi en se présentant au début de notre année :
– « Cette épreuve se révèle une grande grâce dans ma vie. « Tout événement tourne au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8,28) J’ai beaucoup médité la Passion, apprenant à vivre au jour le jour dans la main de Dieu. « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. » Je me sens frère plus proche des malades. Le problème du mal et de la souffrance me taraude bien sûr. Je me souviens du Père ANCEL[3] sur son lit de grand souffrant. Une infirmière lui demande : « Il peut accepter ça, Dieu ? Et vous vous pouvez accepter ça ? » Le Père Ancel ajoute : « C’est tellement absurde la souffrance. Alors je me suis mis à adorer. »
Moi aussi je commence peut-être à entrer dans le mystère de l’adoration. C’est ma troisième conversion. Adorer c’est se réjouir que Dieu existe, qu’il soit ce qu’il est, l’amour et la joie. Ça ne supprime pas le mystère de la souffrance, mais ça permet de vivre la souffrance autrement, en solidarité avec tous car nous sommes tous blessés un jour ou l’autre, ça permet d’accueillir un peu la croix et surtout Jésus Crucifié. Je me suis aperçu que je commençais à m’oublier. Ça ne m’intéresse plus trop de savoir où j’en suis avec Dieu, de compter et de mesurer, de sonder mon passé ou de m’inquiéter de l’avenir. L’important devient l’instant présent, le vivre comme un moment où Dieu se donne. Le laisser faire, le laisser conduire ma vie. Un peu de joie m’est venue par la croix. « Dieu est, cela suffit ». La JOIE. J’avais tiré un trait sur ce mot-là et voici qu’elle me vient par où je ne l’attendais pas.
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La joie est un enfantement dans la douleur dit Jésus (Jean 16,20-22) Mais c’est une joie que personne ne peut nous ravir.
J’attends de notre vie fraternelle, cette année, que vous m’aidiez à sortir de moi-même, pour me donner davantage. Que vous m’aidiez à devenir plus simple. La simplicité c’est le contraire de la duplicité. C’est la pureté du cœur. On dit un corps simple, un corps pur quand il n’y a pas de mélange, de l’or pur par exemple. Jésus dit : « Heureux les cœurs purs. Ils verront Dieu. » J’aspire à cette pureté du cœur à la simplicité d’un cœur d’enfant. Oui, un jour nous le verrons. »
31 octobre 2001
Ce jour-là, André m’appelle pour faire part de sa situation. Depuis quelques jours, il était très fatigué. Il avait fait une série d’examens qui montraient une reprise très importante de la maladie. Je monte de Lyon à Limonest où il réside. Dans sa chambre, il fait le point de sa situation et dit ce qu’il ressent :
– « Je repars à Blois demain pour être hospitalisé. J’ai une ascite[4] importante, le foie est pris. Je sais qu’il n’y aura pas de traitement. Je ne pensais pas que ça irait si vite. Fin août, les examens étaient bons. J’aimerais revenir vous voir, mais je ne reviendrai sans doute pas. A Noël, je ne serai certainement plus là. Je ne sais pas combien de jours il me reste à vivre, mais la quantité n’est pas mon problème. Ce qui compte pour moi, c’est la qualité. Je suis en paix. Moi qui était si anxieux, je suis en paix. C’est un don. »
Je lui ai proposé que nous invitions les autres du groupe de l’année de reprise à dire la prière du soir avec lui avant qu’il ne s’en aille. Il a été immédiatement d’accord. Je lui ai demandé s’il accepterait d’animer la prière. Il l’a introduite avec ces mots :
– « J’ai quelque chose à vous dire. Vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux. J’aurais voulu vivre plus longtemps, j’aurais voulu faire cette année de reprise avec vous, mais vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux. »
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Jeudi 7 décembre
Nous sommes restés en liens étroits avec lui. Jeudi 7 décembre, il m’a appelé au téléphone :
– « Je crois que j’entre en agonie, je voulais te prévenir. »
– « Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »
Il décrit la nuit difficile qu’il vient de passer et je lui dis que sans doute il ne se trompe pas dans sa compréhension du moment où il en est. J’enchaîne :
– « Tu es en paix ? »
– « Ah ! Oui ! »
Nous avons échangé encore, puis je lui ai redit ce que nous nous étions déjà dit à son départ de Limonest :
– « Ton année de reprise n’est pas finie. Que ce soit ici ou « là-haut »[5], nous comptons sur ta prière et ton action. »
– « Pourriez-vous tous venir à mes obsèques, a-t-il demandé. Et il a ajouté : je voudrais que tu mettes mes obsèques au programme de l’année de reprise. »
Il est décédé le 11 décembre et, avec le groupe qui faisait l’année de reprise, nous sommes allés à ses obsèques à Blois.
[1] Il s’agit d’un de ces « marchands de bonheur illusoire », qui, sans doute convaincus de ce qu’ils font, n’hésitent pas à proposer aux malades qui ne savent où trouver un salut des traitements inefficaces, coûteux et qui empêchent les malades de faire un chemin de sens correspondant à la situation réelle qui est la leur : le fait qu’ils ont une maladie qu’on ne peut pas soigner, qu’ils ont aussi un temps à vivre qui pourrait être utilisé autrement que pour vivre dans l’illusion que les faits ne tarderont pas à démasquer.
[2] Mouvement dans lequel des malades de l’alcool et des sympathisants se soutiennent pour lutter contre cette maladie.
[3] Ancien responsable général du Prado qui a donné au Prado son extension nationale et internationale. Avant lui, il s’agissait d’une association limitée à la région lyonnaise.
[4] Epanchement de liquide dans le péritoine, tissu qui entoure tout le système digestif et qui traduit dans ce cas un cancer très avancé.
[5] Expression imagée pour rendre compte de cette foi en une vie éternelle avec le Christ sans chercher à s’en faire une image, sans l’imaginer dans les étoiles.