14.3 Histoire du Père Joseph
Comme je l’ai déjà signalé, bien que n’exerçant plus la médecine, je n’ai jamais cessé d’être appelé pour accompagner des personnes en fin de vie par des personnes de mon entourage.
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Quand j’étais en formation à Lyon, de 1986 à 1990, j’habitais en communauté en H.L.M. aux Minguettes. Nous montions deux jours par semaine au séminaire de Limonest à 10 Km au nord de Lyon pour retrouver les autres séminaristes qui habitaient en communauté dans le Beaujolais.
Le prêtre responsable de la maison de Limonest est tombé malade : un cancer du sternum infiltrant en profondeur et ayant évolué en deux ans vers la mort.
Le voyant grimacer, moins souriant et moins loquace qu’avant, j’avais la conviction qu’il avait mal. Mais il ne disait rien, formé à ne pas faire peser sur d’autres ce qui lui était difficile, marqué peut-être aussi, par l’idéalisation qui a trop longtemps été faite en Eglise de la douleur. Il est vrai que cette idéalisation de la douleur s’est développée à un moment où il n’y avait pas de moyens thérapeutiques contre elle.
La douleur du Père Joseph n’était pas traitée. Son chirurgien ne lui parlait que de guérison et d’envisager une nouvelle intervention pour faire une plastie visant à remplacer le sternum qu’il avait dû enlever. Pourtant, le cancer était très évolué et rendait tout à fait inadaptée une telle perspective. On peut penser que le chirurgien savait pertinemment que cette opération ne serait pas faisable et que c’était une manière de ne pas aborder avec le Père Joseph l’absence de perspective de guérison. Il se peut aussi que le chirurgien lui-même n’arrivait pas à accepter d’être en échec et qu’il croyait à cette perspective.
J’ai essayé d’ouvrir un dialogue avec le Père Joseph en lui offrant ma thèse. Il l’a acceptée avec gratitude en disant aussitôt :
– « Oh, merci bien ! Je connais une dame que ça intéressera beaucoup ! »
Et, sans la lire, il l’avait transmise à cette dame. Il était alors dans un moment de déni favorisé par les seules perspectives que lui proposait son chirurgien
Quelques semaines plus tard, j’ai été interviewé une heure sur Radio Fourvière pour présenter mon livre. Quand je remonte à Limonest, le Père Joseph est dans la cour du séminaire. Il m’accueille avec une colère inhabituelle :
– « C’est très beau tout ce que tu dis, mais pour moi, on ne fait rien ! »
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Je lui ai alors rappelé mon essai pour entamer le dialogue avec lui. Il a dit qu’il avait très mal et ne pouvait plus dormir. Je lui ai demandé s’il acceptait que j’aille parler du traitement de la douleur avec son médecin généraliste, s’il voulait y venir avec moi. Il a préféré que j’y aille sans lui. J’ai été très bien reçu et je lui ai fait part du travail réalisé avec l’équipe de l’hôpital Charles Foix. C’est pour le Père Joseph que nous sommes arrivés à la dose de 6 x 200 mg par jour pendant plus d’un mois.
Après avoir expliqué le traitement de la douleur, j’ai demandé à son médecin quelles étaient les complications qu’elle craignait devant ce cancer infiltrant du sternum. La réponse a été évidente : parmi d’autres complications possibles, il fallait penser à une éventuelle hémorragie massive, vu que le cancer se situait au-dessus du cœur et des gros vaisseaux qui y sont reliés.
Par des questions simples, j’ai provoqué son médecin traitant à prévoir à l’avance l’attitude à avoir en cas d’hémorragie, d’étouffement, etc. En réfléchissant à froid, il était évident qu’un transfert en S.A.M.U. dans un service de réanimation ne serait pas la réponse adaptée, pas plus que des transfusions.
Elle a fait un mot pour les gens de la maison pour qu’ils sachent quoi faire en cas d’urgence : l’appeler elle, s’asseoir à côté du Père Joseph en lui donnant la main, en paniquant d’autant moins que nous aurions évoqué par avance de telles situations.
Un matin, début mai 1989, une forte hémorragie externe s’est déclenchée au niveau de la grande plaie laissée par l’ablation du sternum. Le Père Joseph a appelé à l’aide. Sans paniquer, les gens de la maison se sont occupés de lui et ont appelé le médecin traitant.
Quand elle est arrivée, ayant réfléchi par avance à la situation, elle a calmement mis le drap sur la plaie pour masquer l’hémorragie,[1] fait une injection d’anxiolytique et s’est assise à côté du Père Joseph sans se lancer dans de multiples gestes techniques inutiles. L’infirmière était là aussi, venue pour les soins habituels de la plaie. Elle passait matin et soir.
Il y a eu un long partage de plus d’une heure avec les personnes de la maison. Il y a eu, entre autres, ces deux réparties avec le médecin et l’infirmière :
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– « Mais Père, reposez-vous un peu ! »
– « J’aurai bien le temps de me reposer après… »
Puis, un moment plus tard :
– « Mais Père, ne parlez pas tant ! »
– « Et si je ne parle pas maintenant, quand est-ce que je parlerai ? »
Le tout s’est passé dans un contexte très apaisé, tant du côté du malade que de l’entourage. L’hémorragie très importante a fini par s’arrêter d’elle-même.
Le soir, quand je suis remonté des cours de théologie à l’Institut Catholique, le Père Joseph était très calme, très fatigué aussi. Le drap était collé à la plaie par tout le sang qui s’était écoulé.
– « Comment ça va ? »
– « Je ne sais pas. »
– « On dit que les malades savent mieux que les soignants où ils en sont. Comment percevez-vous votre état ? »
– « Je me sens comme un oiseau sur la branche. Je ne sais pas de quel côté ça va tomber. »
Le lendemain, il était là, toujours très calme et fatigué. L’odeur du sang coagulé était difficilement supportable. Il fallait se décider à enlever le drap en acceptant le risque de déclencher de nouveau l’hémorragie. Nous l’avons fait avec d’infinies précautions, en mouillant abondamment le drap jusqu’à ce qu’il se décolle, provoquant un très léger saignement qui s’est stoppé spontanément. L’état très avancé de la maladie nous a fait exclure toute transfusion. Nous nous contentions de traiter la douleur et l’angoisse.
Petit à petit, le Père Joseph a repris des forces. Il avait invité toute sa famille à venir fêter ses 80 ans début juillet. Nous l’avons vu se relever et manifestement mettre toutes ses forces pour réaliser ce projet. Il est mort quelques jours après.
La mort est souvent regardée sous le seul angle de « l’atroce ». Elle est source de multiples peurs liées à la crainte de symptômes non maîtrisés.
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Comment rendre compte de tout ce que nous avons reçu, en particulier pendant ces deux derniers mois, dans les échanges avec le Père Joseph, mais aussi en l’aidant à prier, à célébrer ? J’ai été ordonné diacre le 3 juin, porté par ce chemin avec lui.
Comment rendre compte aussi de l’impact qu’a eu cette mort paisible qui semblait se passer à « huis clos » dans une chambre et dont, en fait, beaucoup de monde au village parlait parce que chacun était étonné de ce qui se vivait là ? Le médecin traitant et l’infirmière ne sont pas les dernières à avoir partagé autour d’elles leur étonnement et leur approbation devant cette manière de vivre la mort. En disant cela, je ne veux pas gommer la douleur de la séparation et les difficultés que le Père Joseph a eu à vivre.
Il est clair que le fait d’avoir prévu par avance l’attitude à avoir en cas d’urgence, d’avoir choisi de ne pas multiplier des soins devenus inutiles et d’avoir traité efficacement une douleur extrêmement intense, la plus forte que nous ayons rencontrée, a permis tout ce chemin, celui du Père Joseph, celui de tout son entourage.
Ce cas illustre combien des moyens très simples, utilisables à domicile, permettent de vrais accompagnements. On se reportera également avec beaucoup d’intérêt au travail du Dr Jean-Marie Gomas sur la mort à domicile.[2]
[1] En 2003, on aurait prévu un pansement spécifique qui, sans douleur, peut absorber le sang voire arrêter le saignement comme un Alginate (COALGAN® par exemple).
[2] Jean-Marie Gomas, Soigner à domicile des personnes en fin de vie, Cerf, Paris, 1989, nouvelle édition 2001.