Lettre de Noël 1994

Noël, un temps qui se veut un peu hors du temps, un temps où les médias cherchent à nous faire rêver, à nous anesthésier, où les commerces n’en finissent pas de nous présenter tout un tas de produits « indispensables pour être heureux », mais qui n’arrivent pas à faire taire le bruit des armes en Tchétchénie, en Yougoslavie, au Cambodge, en Algérie, dans bien d’autres pays encore… Temps qui ne peut complètement étouffer le cri de ceux qui n’ont plus rien, ni toit, ni travail, ni droit à exister… Noël, temps d’arrêt, temps de partage et de joie en famille, mais aussi temps plus douloureux pour celles qui sont marquées par l’absence d’un membre, que cette absence soit liée à la division, à l’émigration ou à la mort… Temps plus douloureux pour ceux qui sont seuls à l’hôpital ou ailleurs. Pour les chrétiens, temps d’ouverture à une présence discrète, une présence invisible au premier regard, présence qui apparemment ne change rien (le monde n’est pas changé par enchantement et sans nous) mais présence qui transforme tout. Des hommes découvrent que tout homme est aimé, appelé, que le plus petit doit devenir le premier, que chacun est invité à se laisser habiter par ce Dieu qui transforme nos cœurs et a besoin de nos mains, de nos yeux, de nos oreilles, de nos cœurs pour se dire, ce Dieu qui vient nous rejoindre au-delà de tout ce qui est mort en nous. Don total, don gratuit, don sans condition… et qui appelle une réponse. Don qui ne s’impose pas et qui pourtant saisit ceux qui le perçoivent… Don auquel je ne peux résister, et dans l’accueil Duquel je n’en finis pas de découvrir mes résistances et au-delà la miséricorde infinie de Dieu dont le « cœur est plus grand que notre cœur »…

Noël il y a 2000 ans, à Bethléem… rien de bien extraordinaire. Ce n’était pas un conte de fée dans un monde merveilleux… Le pays de Jésus était occupé par les romains ; Hérode, un tyran sanguinaire, y régnait. Noël il y a 2000 ans : une naissance, hors de la ville, dans une grotte, dans un couple ordinaire, un couple jeté sur les routes comme tant d’autres aujourd’hui par les caprices d’un pouvoir voulant faire un recensement. Cette naissance n’avait pas fait la une des journaux. Et pourtant, hors de la ville, dans ce qui sert d’abri pour les bestiaux, avec pour premiers témoins des bergers, ceux qui occupaient le dernier rang dans la société, Dieu se faisait homme, « compagnon d’humanité » pour reprendre les mots de notre évêque et le titre qu’il a donné à la démarche synodale de notre diocèse. Une véritable révolution, Dieu se faisant connaître comme Père, comme Dieu qui aime et pardonne, comme Dieu qui veut rassembler les hommes de tous pays, de toute condition, en une seule famille… Dieu se faisant connaître comme Celui qui s’identifie à l’exclu, au plus petit, à celui qui a faim, soif, qui est nu, malade, étranger, prisonnier… : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »  Dieu qui se donne mais ne s’impose pas, qui se laissera vraiment reconnaître une fois mort sur la croix par celui-là même qui venait de diriger son exécution et que Pierre, Paul, Jean… ses amis reconnaîtront comme ressuscité avant de recevoir sa force, son Esprit et devenir avec tous ceux qui les ont suivis son Eglise, un signe à la fois bien fragile et bien réel de sa présence aimante pour tout homme, un signe marqué à la fois par le péché qui atteint chaque homme, et par la lumière que rien n’arrête, la lumière qui vient de Dieu.

Noël 1856… Quelques temps auparavant, Lyon vient de connaître une grave inondation qui a touché particulièrement les faubourgs miséreux comme celui de la Guillotière. C’est le temps de la Révolution industrielle, et déjà celui du travail inhumain où l’homme est réduit à l’état de machine, broyé par la course au profit, où les enfants travaillent très tôt. Un prêtre, Antoine Chevrier, est particulièrement touché par la rencontre de cette réalité. Il passe aussi beaucoup de temps à chercher à connaître Jésus-Christ en lisant et relisant l’Evangile. A Noël, 1856, en contemplant Jésus dans la crèche, il vit un temps très fort dont il parle avec ces mots : « C’est en méditant la nuit de Noël sur la pauvreté et l’humilité de Notre Seigneur que j’ai résolu de tout quitter et de vivre le plus pauvrement possible. Je me disais : le Fils de l’homme est descendu sur la terre pour sauver les hommes et convertir les pécheurs, et cependant que voyons-nous ? Les hommes continuent à se perdre. Alors je me suis décidé à suivre Notre Seigneur Jésus Christ de plus près pour me rendre plus capable de travailler efficacement au salut des hommes. » Et il décidait de fonder une association de prêtres qui ne soient pas religieux, mais diocésains et qui s’aident à lire et relire l’Evangile pour « connaître Jésus-Christ », « faire avec son Esprit », l’accueillir et l’annoncer là où il n’en finit pas de se révéler, au milieu des plus pauvres.

Noël 1994… un Noël marqué pour moi par la perspective de mon engagement perpétuel comme prêtre du diocèse du Val de Marne dans la famille du Prado à la fin du mois de janvier entouré par les chrétiens du secteur, avec Michel, prêtre ouvrier sur notre secteur qui s’engagera avec moi au Prado. Cinq ans déjà que je faisais mon premier engagement dans l’église Sainte Colombe à Villejuif, 6 mois après l’ordination diaconale aux Minguettes où je m’étais entendu dire : « Bruno, reçois l’Evangile du Christ que tu auras la mission d’annoncer, sois attentif à croire à la Parole que tu liras, à enseigner ce que tu auras cru, à vivre ce que tu auras enseigné », 6 mois avant l’ordination comme prêtre du diocèse de Créteil dans cette même Eglise Sainte Colombe chère au Père Christian, une figure de l’Eglise de Créteil et de l’engagement avec les exclus. Cinquième année déjà où il m’est donné d’entrer dans le ministère à Champigny.

Cinq ans où je n’en finis pas de découvrir l’aujourd’hui du message de l’Evangile. Dans un monde qui n’en finit pas d’exclure, de rejeter, d’exploiter, de tuer, de diviser, dans un monde qui n’en finit pas, en tout homme ainsi détruit, de crucifier le Christ, l’Evangile est d’une actualité brûlante ! J’avais eu bien des occasions d’être touché par ces cris des hommes à l’hôpital, puis aux Minguettes… Je ne pensais pas que ces cris marqueraient autant mon ministère et me lieraient tant au Christ crucifié. Que j’évoque les cris de tous ceux rencontrés à l’accueil ou en équipe d’action catholique (ou autre) et qui se retrouvent sans travail ou au contraire écrasés dans leur travail et muets par peur de le perdre… cris de peur devant l’étranger, en particulier l’Arabe qui s’est exprimée récemment devant la perspective d’ouverture d’une mosquée sur le quartier… cris de peur des jeunes devant la violence au collège au point d’être obligé de faire venir des C.R.S., violence dont ils sont aussi partie prenante… cris de ceux qui n’arrivent pas à payer leur loyer et qui craignent l’expulsion, les saisies (plus du quart des familles de la cité)… sans parler de tous ceux qui n’ont plus de loyer à payer, faute d’avoir un logement… cri encore de familles marquées par la maladie alcoolique, par la drogue, par la maladie qui menace la vie et finit par emporter l’être aimé, d’autres par la séparation, d’autres encore par la maladie psychiatrique… Cris de tous ceux qui ont dû quitter leur pays et qui sont présentés comme boucs émissaires… Cris multiples et infinis qui s’expriment par des demandes de désenvoûtements très fréquentes, des suicides, des replis sur soi…  Que de visages derrière toutes ces réalités évoquées. Que de chemins parcourus aussi ensemble.

Cinq ans comme prêtre où je n’en finis pas de découvrir l’actualité du message de l’Evangile. Car, au delà des cris, que de gestes de solidarité, d’engagement pour la justice sans forcément partager cette foi en Dieu ! Que de témoignages aussi de personnes qui disent leur rencontre du Christ ! Dieu qui se dit « hors de la ville », là où il naît, là où il mourra, là où l’on met ceux pour lesquels il n’y a pas de place ailleurs… C’est le chemin avec une équipe de partage d’Evangile Cap-Verdien et cette phrase qu’ils gardent : « A moi, Dieu vient de me faire comprendre qu’il ne fallait déclarer immonde ou impur aucun homme… » Parole les amenant à dire leur chemin marqué par des « galères » à ne plus savoir qu’en faire et aussi par l’appel de Dieu et la joie de lui répondre. C’est la Parole reçue en équipe d’ A.C.O. lors d’une rencontre élargie à des personnes au chômage et la libération ressentie par une invitée pouvant enfin dire sa souffrance, sa honte jusqu’à acheter son pain en dehors des heures de travail « pour ne pas qu’on sache » et sa joie d’avoir été invitée… C’est le témoignage d’un jeune au dernier week-end de J.O.C. disant comment les copains lui avaient tendu la main alors qu’il devenait « petit délinquant » en l’invitant au camp de vélo au Portugal, comment ça l’avait fait changer de vie, découvrir l’Evangile et l’avait amené à accepter d’être « Responsable Associé à l’Equipe Fédérale » chargé des équipes ados. Il concluait son témoignage en disant aux 40 jeunes présents : cette main qu’on m’a tendue, je vous la tends pour qu’à votre tour vous la tendiez à d’autres copains. C’est une lettre d’un jeune reçue récemment pour dire merci à ceux qui l’ont aidé à ne pas en terminer avec sa vie, puis à ne pas se retrouver à la rue. Dans cette lettre, il disait sa découverte de Jésus-Christ… C’est… que de visages il faudrait évoquer !

Au delà de cette immersion dans un monde blessé et dont je découvre combien il déborde les banlieues et touche tous les milieux, ce qui marque mon ministère, c’est l’accueil de cette présence, l’accueil du Christ qui n’en finit pas de se dire, de se faire connaître, de remettre debout, d’appeler, de pardonner… le Christ qui utilise nos mains, nos yeux, nos oreilles, notre cœur, à chacun, pour se dire… le Christ que je ne savais pas avoir à accueillir, découvrir et signifier de manière si particulière comme prêtre, et j’ai bien conscience de n’être qu’au début du chemin.

Je ne pensais pas non plus, que j’aurai à ce point la chance de vivre ce lien au Crucifié en Eglise, à travers le partage en équipe pastorale, en équipe de révision de vie de « Prêtres en Mission Ouvrière », en équipe Prado, en Equipe d’Animation Paroissiale. Ces 2 dernières années auront été marquées par cette présence du Christ dans la vie partagée avec Joaquim, prêtre portugais venu se faire greffer un foie, par le chemin avec Jean, curé du Bois l’Abbé, l’une des deux paroisses du secteur, qui nous a quitté au mois d’août des suites d’une paralysie progressive. Les mots disent mal tout ce que nous avons reçu dans le chemin avec lui et combien son sourire renvoyait à cette présence que nous célébrons à Noël, à Celui qui se laisse rencontrer dans le plus petit, qui se laisse rencontrer en chacun de nous quand nous nous laissons rejoindre dans nos faiblesses et nos pauvretés.

La croix, je ne la rencontre pas seulement à travers les cris qui sont parfois envahissants jusqu’à mettre par terre. Je la rencontre d’abord dans cette conscience grandissante de mes limites, de tout ce qui est obstacle à l’Evangile en moi, et je fais l’expérience d’avoir, comme Paul, à tomber pour être relevé, pour découvrir plus fortement cette présence sans laquelle rien ne peut tenir, découvrir que la force n’est pas de nous, de moi, mais de lui pourtant si fragile apparemment dans la crèche ou sur la croix mais bien vivant aujourd’hui. De plus en plus je découvre l’importance de ce temps passé à faire silence, à regarder Jésus dans l’Evangile, à travailler à le Connaître. Les difficultés rencontrées en démarrant m’amènent à être plus attentif à « prendre mon lundi » et j’ai la chance d’être accueilli deux fois par mois par le Père Bernard dans le petit monastère de La Fortelle qu’il vient de fonder près de Dysneyland.

Plus ça va, plus j’ai conscience d’avoir été un privilégié. Privilégié matériellement, bien sûr, mais pas seulement. Privilégié d’abord par l’amour reçu en famille, l’ouverture humaine, l’ouverture à cette présence de Dieu que j’ai reçue de ma famille, de chacun d’entre vous, y compris mystérieusement de ceux d’entre vous qui ne partagez pas notre foi en Dieu mais avec qui je partage cette foi en l’homme. Au moment de renouveler pour la vie l’engagement fait il y a cinq ans dans l’Association des prêtres du Prado, je souhaite dire simplement merci : merci à ma famille, merci à vous tous qui m’avez accompagné jusque là. Vous pouvez compter sur ma prière et sur mon amitié et je compte sur vous pour me renvoyer continuellement à l’engagement pris.

A tous et à chacun, un joyeux Noël 1994, une bonne nouvelle année, tendus ensemble dans le combat pour un monde plus fraternel, plus juste, cherchant aussi avec nombre d’entre vous à accueillir cette présence si absente au premier regard, et pourtant si présente et prenante, cette présence du Christ. Très fraternellement.

Bruno Cadart

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