Premiers accompagnements concertés dans le service.

1.1 Histoire de Madame Bustio :

96 ans, grabataire, prostrée et mutique, Madame Bustio ne communique plus depuis des mois. Elle fait partie de ces personnes âgées qui, placées en institution, se sentent mises de côté, « obligées de se taire jusqu’à ne plus émettre de son du tout »[1]. Comme un certain nombre de pensionnaires du service, elle est mise au fauteuil le matin, recouchée le soir et, depuis 12 ans, elle ne fait plus aucun mouvement. Ses journées sont désespérément identiques. Entre les

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repas, elle est là, immobile dans son fauteuil. Elle « attend »… Elle attend le repas suivant, le moment d’aller au lit, le jour à venir… Mais attend-elle vraiment ? Elle semble ne plus penser, ne plus exister. Est-elle encore une personne ? N’est-ce pas plutôt une « plante verte », un corps sans intelligence, sans désir, sans esprit, que l’on nourrit encore et qui ne veut pas mourir ? Pour les soignants, et pour les rares visiteurs, il semble évident qu’elle ne comprend plus, « qu’elle ne réalise pas la situation dans laquelle elle se trouve. »

Il est fréquent d’entendre parler des vieillards en long séjour en ces termes : « La vie à l’hospice est atroce. Heureusement, ils ne se rendent pas compte, ils n’ont plus leur conscience… » Est-ce si sûr ?

Madame Bustio se met à manger moins. Au lendemain d’un week-end, elle est trouvée très déshydratée. L’interne l’examine, puis, son rôle étant de « soigner », il demande aux infirmières de poser une perfusion. Une discussion s’engage. L’infirmière se déclare opposée à « l’acharnement thérapeutique« .

L’interne n’est d’ailleurs pas convaincu de l’intérêt d’une perfusion. Il est mal à l’aise et se demande ce que « soigner » peut signifier dans une telle situation.

Pourquoi essayer de guérir Madame Bustio ?

Mais si la déshydratation est effectivement due à une altération inéluctable de l’état de Madame Bustio qui ne mange plus suffisamment, elle est aussi la conséquence d’un défaut de soins et de surveillance de la part de l’équipe soignante. Il aurait fallu lui proposer de l’eau en petites quantités et de façon répétée. Le manque de personnel est réel mais il n’explique pas tout. Madame Bustio risque de mourir parce qu’elle n’a pu, ni exprimer sa soif, ni boire par elle même.

Etant donné la qualité de sa vie depuis 12 ans, l’importance de la déshydratation, l’aggravation de son état et une escarre fessière très importante, l’interne se laisse convaincre et renonce à la perfusion intra-veineuse. L’escarre est telle que Madame Bustio doit avoir mal. Comment savoir ? Elle n’exprime rien. Dans le doute, il décide de mettre Madame Bustio sous morphine.

L’un des objectifs du traitement des douleurs chroniques est de choisir une thérapeutique par voie orale. Aussi, on donne quelques gouttes d’eau à Madame Bustio pour voir si elle peut encore déglutir. Elle les garde longtemps dans la bouche, puis finit par les avaler.

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D’autres gouttes sont remises qu’elle déglutit de plus en plus rapidement. Très vite, elle boit des seringues entières. Au bout d’un moment, alors que la seringue est à cinquante centimètres d’elle, elle se dresse seule pour l’attraper, elle qui ne bougeait plus depuis des mois. La réhydratation se poursuit avec un biberon.

Toute l’équipe est autour d’elle. Aussi surprise que les médecins, l’infirmière va chercher le matériel nécessaire pour poser une perfusion sous-cutanée. Le déficit hydrique est tel en effet, que la voie orale serait insuffisante.

Un traitement antalgique par élixir de Brompton (morphine diluée dans de l’eau) est mis en route. Pendant que l’infirmière fait le pansement, l’interne tient la main de Madame Bustio pour voir si elle se raidit, si elle a mal. Sans savoir ce que Madame Bustio peut comprendre, les soignants lui parlent, se présentent, lui expliquent son traitement, lui disent qu’ils peuvent calmer ses douleurs et lui demandent de dire si elle a mal.

En dehors des pansements, l’un ou l’autre passe, ne serait-ce qu’un instant, lui parler, lui prendre la main.

Une semaine plus tard, alors que les soignants se demandent toujours ce qu’elle peut bien comprendre, ce que cache ce regard silencieux, Madame Bustio se met à parler, à répondre : « ça va », « oui », « non », « merci »… Elle est calme et sereine. Il est clair qu’elle comprend ce qui se passe, qu’elle vit. Comme elle ne se remet pas à manger, elle meurt le 26 mai 1984, mais au bout de 2 semaines de communication et de relation avec les soignants.

Elle n’est plus perçue comme une plante verte et la question qui nous préoccupe n’est plus celle du sens des soins aux personnes prostrées, mais celle des moyens à prendre pour accueillir la vie qui les habite, des moyens à prendre pour qu’une relation renaisse

Au congrès de Nice, sur l’accompagnement des mourants en gériatrie, le Dr Delomier[2] disait, au sujet du « long mourir » en long séjour : « ce n’est pas la longueur des soins qui fait problème, c’est le silence du malade. On en arrive à faire des soins mécaniques : on « fait le malade » comme on fait une chambre… »

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Je crois que ce qui fait aussi problème, c’est le silence des soignants, de l’entourage.

Si j’ai éprouvé une grande joie à voir Madame Bustio parler de nouveau, j’ai aussi éprouvé un sentiment d’impuissance quand, relevant la tête, je voyais les sept autres personnes de la salle prostrées, mutiques, attendant elles aussi d’être écoutées, qu’une parole leur soit adressée. La vue de ces personnes aurait pu être décourageante voire même culpabilisante car je ne pouvais plus me dire si simplement qu’il s’agissait de personnes mutiques et prostrées… Il s’agissait tout autant de personnes que nous n’avions pas, ou pour qui nous ne prenions pas les moyens d’accueillir, de leur permettre de vivre en relation. Nous avons dû apprendre à nous réjouir de ce que nous arrivions à faire, tout en ne nous laissant pas écraser par ce que nous n’arrivions pas à réaliser, alors même que nous devenions plus conscients des limites de notre travail.

1.2 Histoire de Madame Godot :

Dans la même période, Madame Godot, 96 ans, entrée le 11 novembre 1982, fait une ischémie aiguë du membre inférieur gauche. Cela signifie qu’une artère s’est obstruée et que le membre n’étant plus oxygéné va se nécroser, pourrir en provoquant des douleurs très intenses et en dégageant une odeur particulièrement nauséabonde. Madame Godot semble totalement sourde. Elle est dans un état proche de celui de Madame Bustio et ne communique pas.

Une réunion est provoquée pour décider de la conduite à tenir, afin de répondre au mieux à ses besoins.

Madame Godot n’exprimant rien et n’ayant pas de famille, c’est à l’équipe de prendre une décision.

  • Une amputation lui permettrait de survivre au prix d’un traumatisme important, alors qu’elle ne communique plus ou très peu depuis des mois.
  • Ne pas l’amputer signifie, à court terme, qu’elle va mourir d’infection. Jusque là, dans de telles situations, l’équipe décidait systématiquement d’amputer par crainte de la nécrose tissulaire et de la douleur liée à l’ischémie. Depuis que la technique de St Christopher Hospice est utilisée dans le service, il n’est plus nécessaire de recourir à l’amputation
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      pour éviter les douleurs. Au contraire, la non intervention permet à la personne de ne pas subir ce traumatisme et les suites opératoires douloureuses. Elle évite, aussi, le choc psychologique important lié à cette altération profonde de son image corporelle. Ne pas l’opérer permettrait à Madame Godot de ne pas être changée de service, d’être accompagnée par les soignants qui la connaissent et de ne pas souffrir physiquement.

L’équipe choisit la deuxième solution qui lui semble correspondre au besoin fondamental de relation, de soulagement de la douleur et qui paraît être le choix à faire pour permettre à Madame Godot de vivre au mieux le temps qui lui reste à vivre (voir travail de Murray Parkes).[3] Ce choix se justifie quand une telle complication survient chez une personne dont l’état de santé est déjà très altéré.

Lorsque l’on amputait systématiquement les personnes atteintes d’ischémie, même lorsque leur état était très altéré comme celui de Madame Godot, elles mouraient souvent très rapidement après l’intervention, dans des souffrances importantes.

Ne pas intervenir peut donc permettre à la personne de vivre autant, sinon plus longtemps, que ne l’aurait permis une intervention. Néanmoins, c’est un choix que l’équipe a eu du mal à faire au départ, car il reste toujours un doute : « et si l’intervention avait empêché la mort ? » Mais l’intervention aurait-elle permis à la vie de s’exprimer, à la personne d’être en relation avec autrui ? Aurait-elle répondu à son désir profond ?

Comme pour Madame Bustio, un soignant tient la main de Madame Godot pendant les pansements, et l’équipe lui parle. Jusque là, les soignants avaient tendance à crier très fort du fait de sa surdité ; en vain, car elle ne répondait pas. Depuis la survenue de l’ischémie, plus proches de Madame Godot, car attentifs à ses besoins, guettant l’expression d’une douleur, les soignants lui parlent doucement, en lui tenant la main. Au bout de quelques jours, elle répond par des mouvements d’épaules et communique mieux. La douleur semble être calmée par une dose de 6 x 30 mg de morphine par voie orale. « Semble » car l’appréciation de la douleur, chez quelqu’un communiquant peu, est difficile. Elle n’est plus en triple rétraction ; on peut prendre sa jambe sans qu’elle la retire et son visage est détendu.

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Elle meurt d’infection pulmonaire, sans douleur apparente, sans difficulté à respirer, le 29 mai 1984, après avoir retrouvé une relation avec l’équipe, en tous cas après que l’équipe ait retrouvé une relation avec elle.

1.2 Histoire de Monsieur Lartigue :

Monsieur Lartigue, 79 ans, entre le 9 mai 1983. Le 7 mai 1984, son dos est couvert d’escarres et il ne reçoit pas de traitement antalgique efficace, l’équipe ne connaissant pas, jusque là, le travail de Cicely Saunders et Thérèse Vanier au St Christopher Hospice (voir chapitre suivant).

Enfermé dans la douleur, Monsieur Lartigue se coupe de son entourage et ne s’alimente plus. Sa famille vit difficilement cette situation et demande aux médecins « d’abréger ses souffrances », c’est à dire, de provoquer sa mort.

Venant juste de recevoir le numéro du journal Laennec, les médecins expliquent à la famille le traitement antalgique qu’ils vont mettre en route, et ils lui demandent de les aider à le surveiller, de leur signaler s’ils ont l’impression que leur père a encore mal, ou si le traitement leur paraît efficace.

Ce dialogue avec les médecins permet à la famille d’être plus présente auprès de leur père. N’ayant plus mal, étant entouré, Monsieur Lartigue se remet à manger et à parler de longues heures avec ses enfants.

Bien qu’il se soit mis à manger, ses escarres continuant à s’aggraver, Monsieur Lartigue meurt le 20 juin 1984, sans souffrance, après 6 semaines de relations intenses avec ses enfants.

Après avoir demandé la mort de leur père, parce que la situation leur était insupportable, du fait de la douleur, les enfants de Monsieur Lartigue ont vécu positivement les six dernières semaines. Ils ont d’ailleurs écrit à la direction de l’hôpital pour dire comme ils avaient apprécié le travail de l’équipe.

Ils découvraient, et nous avec eux, que le mourant est d’abord un Vivant, ce que Chistiane Jomain affirme aussi avec force dans son livre « Mourir dans la tendresse ».

[1]      Marie-Geneviève Freyssenet, Monique Picard, « De quoi les vieux parlent-ils le plus spontanément ? », revue VST, Vie Sociale et Traitement, n°135, juin-juillet 1981.

[2]      Intervention publiée dans « GERONTOLOGIE » n° 56 Octobre 85- « Le long mourir en long séjour », Y. Delomier, F. Husson, M.F. Hron, M.F. Odelin, C. Girtanner. p.11 à 16.

[3]      Murray Parkes, « L’équipe hospitalière, le malade et sa famille face aux difficultés des phases terminales « , St Christopher hospice. London 1978. Traduction L. Cludy.

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