Chapitre 2: La première unité de l’hôpital Charles Foix

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1 – En 1983, un service qui a déjà toute une histoire

En 1983, au moment où j’arrive dans le service, la Première Unité de l’hôpital Charles Foix est une unité non rénovée comprenant 224 lits (214 lits de long séjour, 10 lits de moyen séjour). Elle est un des éléments d’un hôpital de 1 592 lits dont 1 492 lits exclusivement gériatriques parmi lesquels on compte 1 267 lits de long séjour (chiffres au 31 décembre 1984).[1] C’est un élément d’un ensemble plus large placé sous la responsabilité du Docteur Mireille Laurent et qui comprend : la première et la Deuxième Unité, une Unité de Gériatrie Aigue et un Hôpital de Jour.

En 1983, sur trois étages, la première comprend 8 salles de 28 lits, elles mêmes divisées en chambres de 8 lits, 4 lits et quelques rares chambres à 1 lit.

L’originalité de ce service tient à l’histoire de son équipe soignante qui, sous l’impulsion du Docteur Annick Sachet, et avec l’appui du Docteur Mireille Laurent, essaye de remettre en cause sa pratique et de tout mettre en oeuvre pour que le service soit un lieu de vie, ou plus exactement, que l’action de l’équipe aille dans ce sens. Il n’est pas possible à proprement parler de transformer en lieu de vie un ensemble conçu uniquement pour héberger, et qui rassemble, en un même lieu, en dehors de la vie du reste de la société, 1500 personnes ayant comme point commun d’être les plus âgées, les plus handicapées, les plus isolées.

Cet effort se concrétise par une attention particulière aux liens avec les familles : liens individuels, en particulier à l’entrée de leur parent ou en cas de maladie ; réunions régulières auxquelles l’ensemble des familles sont invitées pour réfléchir avec l’équipe à telle ou telle question ; création d’une association des familles et des amis des pensionnaires du service. Cette dernière association, type loi 1901, créée en octobre 1983, est indépendante du service. Elle est fédérée à une association nationale : « Combat Pour les Vieux Jours« .[2]

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Cet état d’esprit se retrouve aussi dans les choix d’achat de fauteuils roulants au lieu d’un électrocardiographe 3 pistes, de machines à laver le linge pour que les personnes puissent être habillées avec leurs propres vêtements…

D’autre part, des liens très étroits ont été développés avec les bénévoles des associations V.M.E.H. et des « Petits Frères » qui viennent visiter les pensionnaires du service. Cela a permis l’organisation conjointe de nombreuses fêtes, de sorties en car, en bateau mouche, et même en voilier et en avion pour quelques personnes. Cela a aussi permis une certaine réflexion commune sur les soins à donner aux personnes âgées.

Quelques réunions de l’équipe soignante avaient eu lieu dès 1971 avec le docteur Cipriani.[3] La question qui émergeait alors était celle de « l’animation ». Depuis, notamment en raison de l’action déterminée du docteur Annick Sachet, cette question est toujours restée une préoccupation majeure de l’équipe soignante de la 1ère Unité.

A partir de 1981 de nouvelles réunions, rassemblant les différentes catégories de personnel, permettent à l’équipe de réfléchir à sa pratique. Depuis 1984, suite à la parution du numéro du journal Laennec « La souffrance de celui qui meurt »[4], l’équipe a plus réfléchi à l’accompagnement de la personne en fin de vie, et de son entourage, dès son entrée dans le service, et jusqu’à sa mort.

D’autres événements ont marqué ce service. Il y a eu notamment la réalisation en décembre 1984 d’un film « Dernier Etat »[5] par Danièlé Incalcalterra qui présente la vie quotidienne des personnes placées dans le service.

Danièlé Incalcalterra vient de tourner un deuxième film dans le service « La mémoire bleue » qui, en suivant plus particulièrement trois personnes « démentes » et leurs familles essaye de rendre compte de la relation possible et de façon souvent surprenante avec elles.[6]

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Quand Danièlé était venu nous demander de faire un film dans le service, nous l’avions accueilli avec une grande méfiance. Qui était-il ? Pourquoi cet intérêt pour les vieillards ? Nous craignions un certain voyeurisme.

En fait il a d’abord passé du temps sans caméra à faire connaissance avec l’équipe et les personnes âgées. Quelques familles ont participé à l’élaboration du deuxième film. Il me semble que cela leur a permis une réflexion commune sur la réalité de ce qu’elles vivent avec leurs parents âgés.

Quant à moi, j’ai été frappé de découvrir Marguerite, une des trois personnes plus particulièrement suivies par la caméra dans le deuxième film. Jusque là, comme je n’avais jamais eu à l’examiner et qu’elle était toujours en vadrouille, elle était pour moi un peu comme une ombre insaisissable. Pour les soignants qui les connaissaient bien, il leur semble que les personnes filmées ont aussi joué avec la caméra et s’en sont servies pour s’exprimer.

Quand plus personne ne prête attention à soi, aux paroles que l’on dit, il faut parfois des moyens extraordinaires pour être entendus. Ici, c’est la caméra qui, me semble-t-il, a joué cet office. Ailleurs, une personne dite démente, utilisait un anglais très laborieux et scolaire pour être entendue expliquant que c’était pour qu’on l’écoute. « En utilisant une langue qui n’est pas la sienne, on est plus à même de se comprendre du fait de l’effort que l’on fait pour communiquer » ajoutait-elle.

2. Une population de plus en plus dépendante. [7]

Il n’est pas possible, à proprement parler, de présenter les personnes vivant en long séjour. Chacune a son histoire, son vécu, sa façon propre de vivre son hospitalisation.

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Avant de parler d’accompagnement, il nous faut néanmoins présenter un peu la population du service puis l’équipe soignante.

Le point sur lequel il nous faut insister, avant de présenter autrement les personnes hospitalisées à l’occasion de tel ou tel compte rendu d’accompagnement, est celui de leur très grande dépendance, une dépendance qui va en s’aggravant. Les personnes qui viennent en long séjour sont en effet celles qui ne peuvent actuellement aller ailleurs parce que les autres structures d’accueil les refusent ou les renvoient lorsqu’elles deviennent dépendantes, incontinentes ou qu’elles présentent des troubles de la mémoire et du comportement.

Il s’agit d’une population très âgée : l’âge moyen à l’entrée est de 78 ans pour les hommes, 85 ans pour les femmes. La durée moyenne de séjour est de 4 ans mais certains séjournent là 10 ans, 20 ans (comme cette dame morte à 100 ans) voire 55 ans comme Didier Auduberteau toujours hospitalisé à Ivry et qui y est entré en 1932, à l’âge de 20 ans.[8]

Pour ce qui est de la dépendance, une étude faite en 1982 à Ivry a montré que :

–     58 % des pensionnaires restent prostrés et passent du lit au fauteuil et du fauteuil au lit.

–     60 % sont désorientés.

–     39 % sont sourds.

Il s’agit là d’une photographie à un moment donné et dans des conditions données. Les chiffres obtenus dépendent aussi de la carence numérique en personnel. On a vu que des personnes mutiques et prostrées ne le sont pas dans l’absolu, mais en fonction d’un isolement, d’un certain abandon.

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Dans le rapport d’activité 1984 du groupe hospitalier Charles Foix-Jean Rostand[9], on voit que la dépendance du malade a augmenté de façon sensible entre 1982 et 1984, et qu’une aggravation est même nette de janvier 1984 à décembre de la même année.

Ainsi, le nombre de malades à « activité nulle ou difficile » a augmenté de 0,5 % de 1982 à janvier 1984, et de 6,4 % de janvier à décembre 1984 ! Le nombre des personnes désorientées (ayant des repères seulement dans la salle ou pas de repère du tout) augmente de 4,3 % de 1982 à 1984, de 4 % en 1984. Le nombre de malades incontinents a augmenté quant à lui de 5,7 % au cours de l’année 1984.

Cette aggravation continue du degré de dépendance, qui semble s’accélérer ces derniers mois, entraîne bien entendu un surcroît très important de travail pour le personnel soignant, un surcroît dont les augmentations en pourcentage du nombre de telle ou telle catégorie de personnes dépendantes ne rendent pas directement compte. Une augmentation de 6,4 % du nombre de personnes désorientées n’entraîne pas une augmentation de 6,4 % de la charge de travail des agents, mais une augmentation difficile à évaluer et qui peut atteindre 50 % et plus suivant les troubles que présentent ces personnes.

Une conclusion s’impose : les besoins en personnel des services de gériatrie long séjour augmentent régulièrement et les quotas théoriques élaborés il y a quelques années sont à revoir à la hausse.

3. Une carence numérique en personnel qui s’aggrave :[10]

Note :

Le passage qui suit est important pour alerter sur les conditions de vie des personnes en institution et en hôpital mais il a un caractère aride pour la lecture. On peut, sans perdre le sens général du livre, se contenter de lire les titres des paragraphes et passer au chapitre suivant

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Avant de parler « d’accompagnement des personnes en fin de vie« , ou de s’interroger sur le problème dit de « l’excès de soins » en gériatrie long séjour, il faut rendre compte de la carence numérique en infirmières, aides soignants ou agents hospitaliers, et de l’incapacité qui en découle à assurer toujours ne serait-ce que les soins primaires comme l’alimentation et l’hydratation des personnes âgées. Cette carence numérique est la première question, très concrète, à laquelle se heurte toute équipe soignante en long séjour, en particulier lorsqu’elle cherche effectivement à répondre aux besoins des personnes âgées en fin de vie.

En 1977, le Docteur Françoise Forette et ses collaborateurs[11] ont évalué les besoins en personnel en gériatrie long séjour pour que les soins primaires soient assurés correctement :

–     Réveil et prise de température : 5 mn

–     Toilette : 8 mn

–     Habillage et coiffure : 12 mn

–     Installation et prise du petit déjeuner : 20 mn

–     Réfection du lit et nettoyage alentour : 10 mn

–     Service et aide pour le déjeuner : 20 mn

–     Passage bassins, changes dans la journée : 10 mn[12]

Soit 1 heure 30 par vieillard dépendant, pour un agent de l’équipe de jour. Et l’auteur aboutit à la demande suivante :

–     Pour des sujets valides et non détériorés intellectuellement : 2 agents féminins pour 30 patients.

–     Pour des sujets grabataires ou déments : 6 agents féminins et 3 agents masculins pour 30 patients

–     Pour des sujets représentant une moyenne de 50 % de ces deux populations : 4 agents féminins et 2 agents masculins pour 30 patients.[13]

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En octobre 1976, une étude réalisée sur l’ensemble de l’hôpital Charles Foix a montré que, de jour, il n’y avait qu’un aide soignant ou agent présent pour 8,79 vieillards. Dans leur article, Françoise Forette et ses collaborateurs écrivent :

« Les patients sont réellement lavés 1 jour sur 4 et douchés tous les 3 mois. Il n’y a pas de change systématique des vieillards qui se souillent. On ne propose jamais systématiquement le bassin aux malades, seul moyen d’éviter les incontinences et leur cortège de détériorations. Il n’y a jamais de véritable prévention des escarres.

Il est impossible d’aider à s’alimenter tous les patients qui en auraient besoin (20 % des patients meurent dans un tableau de dénutrition progressive non expliquée, même à l’autopsie). Le ménage à fond des salles est fait quand cela est possible, c’est à dire très rarement. »

Il m’a semblé intéressant, alors que la population hospitalisée en gériatrie long séjour est de plus en plus dépendante comme nous l’avons vu ci-dessus, et que donc les besoins en personnel se sont accrus, de faire une étude sur l’évolution du nombre de soignants présents au lit du malade ces dernières années.

Je l’ai faite en reprenant de manière exhaustive les chiffres de présence de personnel consignés sur le cahier de rapport. Il s’agit d’un cahier sur lequel la surveillante de chaque équipe note le personnel présent, les appels à l’interne de garde, les éventuels incidents ou activités sortant de l’ordinaire, les entrées et sorties de malades. Cette étude a été faite pour les années 1977 (année de l’évaluation faite par Françoise Forette), 1984, 1985, à la première unité de l’hôpital Charles Foix. Le mois de janvier 1984 a été exclu de cette étude car une des salles était fermée pour cause de travaux. En 1984, le cahier de rapport étant souvent rempli de manière incomplète, les chiffres manquant ont été obtenus à partir des plannings détaillés remplis à la fin de chaque mois par la surveillante. Le nombre de soignants présents a été rapporté au nombre de lits dans le service même si temporairement certains lits ne sont pas occupés.[14]

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Pour l’équipe de jour, on ne considère que les agents effectivement présents au lit du malade. C’est-à-dire, qu’en semaine, il faut soustraire cinq agents au nombre total d’agents présents: le secrétaire, le coursier, deux lingères et une officière.

Dans tout ce qui suit, il sera question indifféremment du nombre d’agents ou du nombre d’aides soignants.

Ces termes recouvrent ici la somme du nombre des agents hospitaliers et de celui des aides soignants à l’exclusion de toute autre catégorie de personnel (infirmières, surveillantes, etc.).

Les résultats obtenus sont impressionnants : alors que les pensionnaires sont de plus en plus dépendants, et qu’il faudrait donc plus d’un agent pour 5 pensionnaires, on constate une augmentation marquée du nombre de malades par agent.

Ainsi, en 1977, un agent de l’équipe de jour s’occupait en moyenne annuelle de 9,42 pensionnaires.

En 1984, il a la charge de 12,03 pensionnaires, et en 1985 de 14,58, soit une augmentation de 54,78 % de 1977 à 1985. Cette augmentation du nombre de malades à charge ne rend pas compte de l’augmentation de la charge de travail du fait de l’aggravation de la dépendance des pensionnaires.

Dans sa lettre n° 33, en date du 15 octobre 1984, Mr Palliez, présentant le plan directeur général de l’Assistance Publique pour les 5 années à venir parlait « D’un effort prioritaire en faveur des conditions d’accueil et de soins des personnes âgées (…) ». »…Ce programme s’accompagnera d’un effort très sensible pour augmenter les effectifs de personnel : le ratio d’encadrement passera progressivement en 5 ans à 1 agent par lit dans les hôpitaux de personnes âgées. »

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Or de 1984 à 1985, le nombre de pensionnaires dont s’occupe un aide soignant de l’équipe de jour a augmenté de 21,20 % en moyenne annuelle.

Pour l’équipe de garde, l’augmentation est de 32,68 % de 1977 à 1985 (1/19,46 en 77 ; 1/25,82 en 85).

Seule la situation de l’équipe de veille semble s’améliorer de 1977 à 1984 (de 1/30,80 à 1/25,71), mais elle se dégrade à nouveau de 1984 à 1985 (1/26,70) et le nombre de changes nécessaires a, lui, nettement augmenté.

Le nombre de malades dont s’occupent les infirmières de jour a augmenté de 32,04 % de 1977 à 1985 et de 14,25 % de 1984 à 1985 (1/69,68 en 85).

De garde, après une amélioration de 1977 à 1984, l’augmentation est de 32,28 % de 1984 à 1985 (de 1/89,60 à 1/118,52).

Quand on considère les moyennes mensuelles extrêmes, on passe pour l’équipe de jour de 1/8,50 en janvier 1977, à 1/19,78 en août 1985, soit 2,33 fois plus.

De garde, on passe de 1/15,57 en février 1977 à 1/32,94 en décembre 1984, 1/29,09 en décembre 1985, soit moins d’un agent par salle de 28 lits en moyenne mensuelle.

Si l’on considère maintenant, non plus les moyennes, mais les chiffres journaliers, c’est-à-dire ce que vivent réellement les pensionnaires et les soignants, de jour, on arrive à 1/28 le 1er septembre 1985, 1 agent pour 32 pensionnaires (moins d’1/salle) le 2 septembre 1985, soit 6 fois moins que le nombre théorique calculé par F. Forette et col. !

En 1977, Il n’y a jamais eu moins d’un agent pour 14,93 et le 18 octobre, il y avait un agent pour 6,79.

Le 30 juillet et le 17 août 1985, il n’y a qu’une infirmière pour tout le service.

De garde, le 29 décembre 1984, il y a 0 surveillante, 2 infirmières et 4 agents et aides soignants pour tout le service, soit 1 agent pour 56 malades (1 pour 2 salles).

En décembre 1984, on trouve 8 jours avec 1 infirmière pour les 224 lits.

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Avec, de garde, 1 agent pour 56 pensionnaires, 1 pour 28, de jour, non seulement les pensionnaires ne sont pas lavés, mais encore, ceux qui sont dépendants n’ont ni à manger, ni à boire. En décembre 1984 et janvier 1985, on a constaté une augmentation impressionnante du nombre de déshydratations et 15 pensionnaires ont dû être perfusés un même jour alors qu’habituellement, il y a de 0 à 3 personnes perfusées par jour.

Quand on voit cette aggravation très importante de la carence en personnel en 1984 et 1985, quand on sait que la somme de travail va aussi en augmentant, on s’attend à ce que l’on atteigne une certaine limite en deçà de laquelle la situation ne va plus s’aggraver à défaut de s’améliorer.

J’ai donc poursuivi cette étude sur les trois premiers mois de l’année 1986.

Pour l’équipe de jour, il y a 1 aide soignant pour 14,80 lits en moyenne sur le premier trimestre 1986, contre 1/14,58 (moyenne annuelle 1985 ; + 1,51 %) et surtout contre 1/12,98 en moyenne au premier trimestre 1985, soit une augmentation de 12,27 % . Comment va être la situation pendant les congés d’été ?

De garde, on passe de 1/25,82 (moyenne 1985) à 1/29,64 (moyenne premier trimestre 1986) soit une augmentation de 14,79 %. En moyenne trimestrielle, il n’y a même plus 1 agent par salle, et au mois de mars, on atteint le chiffre de 1/35 en moyenne mensuelle.

De veille, on passe de 1/26,70 (moyenne 1985) à 1/29,03 (moyenne premier trimestre 1986) soit une augmentation de 8,73 % .

Dès lors on s’interroge : Où cette dégradation va-t-elle s’arrêter ?

Note :

Il aurait été intéressant de calculer les chiffres dans le service en 2003, mais la structure du service a tellement changé qu’il n’y a pas de comparaison possible. Ce que l’on peut dire, c’est que la situation s’est améliorée mais reste difficile. La publication des chiffres ci-dessus qui nous avait valu des menaces répétées de procès y a-t-elle contribué ?

Il est dommage qu’il ait fallu attendre la crise d’août 2003 en France avec une surmortalité de près de 15 000 personnes provoquée par la canicule pour que se fasse une prise de conscience collective de cette carence numérique en personnel. Cette prise de conscience d’un moment va-t-elle déboucher sur une amélioration réelle ?

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Dans de telles conditions, les mots de F. Forette ou de ceux qui s’expriment sur le manque de personnel en gériatrie long séjour paraissent bien faibles. Comment rendre compte du scandale d’une telle situation ?

A l’époque des scanners, de la résonnance magnétique nucléaire, des cœurs artificiels, la récession économique ne peut justifier qu’en 1986 quelques vieillards puissent mourir de soif dans les hospices parisiens faute de personnel.

Rien ne peut justifier que des milliers de personnes âgées (il y a 711 000 personnes âgées en hébergement collectif en France en 2003) puissent vivre un tel calvaire, une telle torture pour reprendre les mots de Louise Chauchard dans son livre « Pardon ma mère pour cette mort là… »[15]

Que dire aussi de la souffrance des soignants confrontés à une tâche impossible, à des conditions de travail particulièrement inhumaines, qui se dégradent régulièrement et rapidement ?

Divers facteurs expliquent cette souffrance, mais toutes les études concordent sur ce point : l’incapacité à répondre à la demande, la conscience de la médiocre qualité de leur travail, du fait de leur insuffisance numérique, le fait de ne même plus arriver certains jours à répondre au besoin élémentaire, vital, de nourriture et de boisson des pensionnaires les plus dépendants, le lien entre le moral de l’équipe et la qualité de vie, qu’elle et ses patients partagent, sont les premiers facteurs de souffrance.

La souffrance des soignants en gériatrie long séjour ne s’explique pas d’abord par le rapport à une catégorie de personnes en fin de vie mais par les conditions de vie de ces personnes et l’incapacité matérielle dans laquelle sont placés les soignants pour s’acquitter de leur tâche.[16]

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Tableau de présence de personnel

Source : Bruno Cadart en reprenant toutes les fiches de présence de personnel dans le service.

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Tableau de présence de personnel

Source : Bruno Cadart en reprenant toutes les fiches de présence de personnel dans le service.

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[1]      On rappelle que le « moyen séjour » correspond à des lits de convalescence en vue d’un retour à domicile pour une période limitée à 80 jours éventuellement renouvelable pour 60 jours si la situation médicale le justifie et qu’un retour à domicile est toujours envisageable. Cette hospitalisation est remboursée par la sécurité sociale. En 2003, on parle de lits de « Soins de Suite et de Réadaptation » (SSR) et de lits de « Soins de Longue Durée » (SLD).

[2]      Association « Combat pour les vieux jours », 127 rue Notre Dame des Champs, 75006 Paris, (16-1) 46 33 59 38

[3]      Jacqueline Cipriani, « Animation et humanisation, problèmes posés par la transformation de l’hospice », thèse, Pitié Salpétrière, 1971.

[4]      « La souffrance de celui qui meurt », Laennec n° 3-4, printemps 1984.

[5]      Ce film a obtenu le prix Première oeuvre au festival 1985 de film ethnographique (Musée de l’Homme, Paris) ; il a également reçu le Prix des Droits de l’Homme (Association DHS, Droits de l’Homme et Solidarité, 1985) et le Premier prix du festival international du « Super 8 » à Montréal (février 1986). Danièlé Incalcalterra, « Dernier Etat », Association Varan, 6 imp Montlouis 75012 Paris. 01-43-56-64-04

[6]      Ce film produit par l’Institut National de l’Audiovisuel vient d’être diffusé par les télévisions belge et suisse romande. Il a obtenu le Prix « Label de qualité » décerné par le Centre National du Cinéma (juillet 1987).

[7]      Ce paragraphe est important dans la mesure où il dénonce le manque de moyens en personnel pour accompagner les personnes en fin de vie, en particulier les personnes âgées. Nous avons tenus à être précis et à ne pas seulement donner des généralités non fondées. Cela donne un côté un peu fastidieux à la lecture. On pourra éventuellement en sauter la lecture ou du moins aller vite sur l’exposé des chiffres sans perdre d’éléments de compréhension pour la suite.

[8]      Voir courrier du journal Libération du mardi 10 avril 1984 p.30 et 31, « Un demi-siècle à Ivry », Didier Auduberteau. Didier vient de décéder en janvier 2003 après 71 ans passés à Charles Foix.

[9]      Rapport p. 148 et 150.

[10]    En août 2003, au moment où nous terminons cette nouvelle édition, une période de canicule a touché la France (et bien d’autres pays) et fait prendre conscience de manière forte du manque de personnel dans les hôpitaux dans ces périodes. On parle de 15 000 morts en France par déshydratation sur cette période. Cela souligne l’actualité de ce cri d’alerte.

[11]    Forette F., Aquino J.P., Gleizes L.,et al,- « Evaluation des besoins en personnel dans les unités de long séjour », Nouv. Press Méd, 6, 30, 2695.

[12]    Les chiffres ci-dessus sont vraiment un minimum pour que la toilette par exemple soit faite. Mais quid de la relation si tout est fait à cette vitesse ? Ce n’est pas une critique du travail de Françoise Forette qui essayait d’obtenir au moins de quoi assurer ce service minimum.

[13]    La distinction de l’auteur entre agents féminins et masculins tient à la nécessité d’hommes pour porter des personnes lourdes et les mettre du lit au fauteuil, etc.

[14]    Dans ce qui va suivre on parlera indistinctement de nombre de soignants par lit et de nombre de soignants par pensionnaire, bien que stricto sensu il faudrait parler exclusivement de nombre de soignants par lit. D’autre part ces statistiques ne tiennent pas compte des agents déplacés d’un service à un autre, lorsqu’un service en dépanne un autre. En effet, il aurait été difficile de répertorier ces modifications, et, lorsqu’un soignant d’une autre unité vient dépanner, il ne vient le plus souvent que pour aider à coucher les malades. De la même façon, les agents de la première unité envoyés dans d’autres services ne sont pas décomptés.

[15]    Louise Chauchard, « Pardon ma mère pour cette mort là… », collection Témoins, Editions Ouvrières, Paris, 1984.

[16]   Sur La Souffrance des soignants, on pourra se reporter à: – L. Plotton, « La souffrance des soignants en gériatrie », la Revue de Gériatrie, tome 6, n° 3, mars 1981. Article repris par le journal Laennec, n° 5, juin 1985.

–  On pourra aussi se reporter à la revue Gérontologie n° 53 janvier 1985 qui a consacré un numéro complet à ce sujet.

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