Pour aller plus loin

Dix sept ans après, je garde les mêmes questions sur lesquelles j’avais conclu le premier livre :

« Il y aurait encore bien d’autres questions à reprendre comme celle, par exemple, de la décision : qu’est-ce qu’une bonne décision ? Quels critères me permettent de le dire ? Ou encore la question de la communication au sein d’une structure hiérarchisée et dans laquelle le malade et son intérêt sont souvent brandis et utilisés par tel ou tel acteur du système pour éviter une question qui dérange ou défendre son intérêt propre. Au-delà, ce qui surgit c’est aussi la question de la souffrance : pourquoi cette souffrance ? Quel sens peut-elle avoir ? En a-t-elle seulement un ?

Par rapport à ces dernières questions, j’ai choisi de ne pas du tout m’aventurer sur ce terrain : on a trop vite fait, que l’on soit croyant ou non, d’étouffer la question, le scandale que représente la souffrance d’autrui et de baratiner pour ne plus être dérangé. Et il y a de multiples façons de ne plus être dérangé :

–     On peut discourir sur le sens de la souffrance… de la souffrance de l’autre.

–     On peut ne plus regarder que la maladie, que la physiologie ou la biologie et se battre contre le « mal », sans rien entendre de la personne, de ses besoins, de ce qu’elle exprime, la réduire en un objet de soins et tomber dans l’acharnement ou plus exactement les soins inadaptés et faits contre la personne.

–     On peut passer sa vie à chercher le médicament miracle qui résoudra la vieillesse et permettra de rester toujours jeune, de vivre jusqu’à 120 ans (et après ?) et ne plus voir dans la personne qui est devant nous, et dont les besoins attendent une réponse aujourd’hui, qu’un moyen, un matériel pour faire avancer la science, fut-ce à ses dépends. Cela ne met pas en cause le formidable et nécessaire travail de recherche pour traiter la douleur, pour trouver un jour des traitements qui soignent des maladies comme la maladie d’Alzheimer, la S.L.A. ou d’autres.

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–     On peut être fataliste, et je pense à ce jeune de 23 ans qui me disait : « à quoi bon chercher à traiter la douleur physique, il y a toujours une souffrance qui apparaît, on ne pourra jamais éradiquer la souffrance, elle fait partie de l’homme.

–     On peut, autre façon d’être fataliste, ne voir les vieux et la vieillesse que comme un problème, un problème inéluctable et contre lequel on ne peut rien… Une façon de ne pas voir que ce qui est dur dans la vieillesse, ce n’est pas seulement le fait d’être vieux mais aussi les conditions de vie qui sont faites aux personnes âgées, leur exclusion sociale, la non-reconnaissance de leur dignité de personne dès qu’elles sont « inutiles », handicapées.

–     On peut, si l’on est responsable politique ou décideur public lever les bras au ciel d’un air impuissant et dire qu’il faut « réorganiser » mais que l’on n’aura pas de crédit de plus… Il n’est pas question de rejeter les réalités économiques et financières, mais tant que des vieillards n’auront, certains jours, même pas à manger ni à boire par manque de personnel alors même que les familles payent plus de 3 000 € par mois, tant que les personnes âgées seront parquées que ce soit dans la promiscuité de services honteusement vétustes ou dans la solitude de services flambant neufs mais conçus pour héberger et non pour vivre, seules, toujours seules face à un mur, personne ne répondant à aucun appel, lavées, torchées, nourries voire gavées, mises au fauteuil puis au lit à attendre, toujours attendre, que valent ces discours ?

–     On peut aussi par « charité » ou « sens de la dignité » militer pour le droit à l’euthanasie et ne pas voir que la question posée est celle de pouvoir vivre dignement, en relation avec autrui, y compris lorsque l’on est vieux ou handicapé et jusqu’à son dernier souffle.

–     On peut ne pas vouloir imaginer d’autres structures que ces énormes hôpitaux et ne pas entendre que d’autres comme à « l’orangerie » à Lyon, ou dans les appartements thérapeutiques à Paris, ou chez les « Petits Frères », découvrent qu’il y a un autre avenir à envisager pour les personnes âgées dépendantes et que, quelles que soient les richesses des réalisations citées, il reste beaucoup à inventer dans ce domaine.

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–     On peut croire que l’accompagnement est une technique, voire une mode à laquelle il faut se soumettre, qu’il s’agit d’une nouvelle méthode scientifique de « traiter la mort » et ne pas voir qu’une fois la douleur physique calmée, il reste la souffrance morale ; ne pas voir que ce qui est en cause outre la structure de l’institution, ce sont la conception de notre rôle de soignants, le fonctionnement même de l’équipe soignante, la circulation de la parole à l’intérieur de celle-ci, la place laissée aux personnes, à leurs familles qui ne doivent pas seulement être informées (ce qui ne serait déjà pas si mal) mais pouvoir participer à l’ensemble de la vie de l’institution. S’il ne s’agissait que d’une technique scientifique de traitement de la douleur, cela ferait longtemps que l’accompagnement serait généralisé !

–     On peut…

J’ai donc choisi de ne pas chercher de sens à la souffrance mais de rendre compte de la façon dont une équipe soignante, des familles groupées en association, des bénévoles et quelques pensionnaires réfléchissent aux moyens de permettre à chacun de vivre jusqu’à sa mort le plus possible en relation avec autrui, à la façon de ne pas étouffer les cris des personnes âgées pour essayer d’entendre les demandes qu’ils portent et tenter d’y répondre, très modestement, sans les faire taire.

Une chose est sûre : il n’y a pas de chemin tout fait, de solution à appliquer et qui éviterait encore une fois de se laisser déranger. Accompagner l’autre reste toujours un chemin singulier, une aventure nouvelle à vivre de façon différente avec chacun et en fonction de ce que l’on est soi.

S’il n’y a pas de recette, si l’accompagnement de chacun reste particulier, il y a néanmoins des repères, éthiques notamment, qui peuvent aider à entendre les questions posées et à ne pas s’enfermer dans la particularité de chaque cas pour finalement faire n’importe quoi ou ne rien faire du tout.

C’est notamment parce que l’équipe a réfléchi à ces repères, a fait le choix de respecter de façon absolue certains interdits, comme l’interdit d’euthanasie, celui du mensonge, qu’une parole a pu se développer avec les pensionnaires, avec les familles et d’abord entre soignants. C’est ce qui a permis d’entendre la demande de malades comme Madame Batéot (chapitre 5), de redécouvrir notre rôle de soignants, de découvrir que ce qui est en cause ce ne sont pas seulement les soins aux mourants, mais les soins à toute personne.

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Au-delà de cette réflexion, au-delà de cette mise en place de l’accompagnement, il y a des rencontres, des découvertes, des émerveillements… Comment rendre compte de ce que je découvre là ? Comment dire sans trahir ou anéantir ce que j’ai reçu ?

Les mots sont faibles pour redire ce chemin fait avec elles… Il y a tant de visages, de regards, de paroles, de mains entrecroisées…

Tout autant que la souffrance rencontrée, c’est ce chemin fait avec les personnes âgées, tout ce que j’ai, que nous avons reçu d’elles qu’il faudrait exprimer. Car au fond, rien n’a jamais changé en s’indignant de ce qui n’est pas ou avec des « il faudrait »… Non rien ne bouge tant que l’on ne s’est pas laissé rencontrer par l’autre, tant que l’on ne s’est pas laissé aimer, transformer.

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