« Notre prochain numéro de Présence sera sur le thème : ce qui est reçu et donné. Est-ce que tu accepterais d’écrire une ou deux pages sur : Quand on a reçu, est-on requis à redonner et partager ? »
En recevant cet email au Brésil, je me suis demandé pourquoi vous me faisiez appel, si ce n’est de par les liens fraternels tissés quand j’étais séminariste du Prado, que, médecin, je participais à la fondation des Soins Palliatifs et cheminais avec la Pastorale de la Santé à Lyon. Vous avez précisé votre demande :
Tu as reçu : une éducation avec des valeurs, tu as fait des études importantes… Tu aurais pu utiliser ces bagages pour ta réussite personnelle. Qu’est-ce qui fait que tu n’as pas gardé tout cela pour toi, que tu as dit oui à différents appels ? Est-ce que tu sentais que tu devais redonner un peu de ces richesses à d’autres et comment ?
Vous me demandez de répondre en témoignant à partir de mon itinéraire. J’avoue ne jamais m’être posé la question dans ces termes, d’être « requis à redonner et partager ». Celui qui se découvre aimé par une autre, un autre, n’est pas « requis », il se laisse prendre.
La première chose que j’ai reçue, c’est une famille qui m’aime et qui m’a transmis la foi, une foi qui s’est fait plus personnelle quand j’avais 7 ans, et que, pour la première fois, j’ai senti l’appel à être prêtre en me laissant touché par la parole de Samuel : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ». Cet appel m’a guidé très clairement jusqu’en 2nde où je me suis laissé prendre par l’engagement comme délégué de classe et en action catholique, mais aussi par l’affection d’une âme sœur avec qui j’ai cheminé plus de 2 ans, jusqu’au jour où surgit très fortement la rencontre avec le Christ de manière plus personnelle. Je m’étais ouvert à mon accompagnateur de ma préoccupation : comment être sûr de ne pas passer à côté de l’appel de Dieu ? Il m’avait répondu de la Trappe d’Aiguebelle une carte toute simple : « Je n’ai pas oublié ta question. Ce qui compte, c’est de ne rien préférer à l’appel de Dieu, et cela est à vivre aussi bien dans le mariage que dans le ministère. » Je ne sais pas expliquer ce qui m’a fait « renoncer » à ce lien pourtant profond qui se construisait, ni l’émotion faite de joie et de souffrance, en tous cas, la rencontre d’un Vivant en allant à Aiguebelle quelques semaines plus tard, et la décision de me rendre disponible à l’appel de l’Eglise comme prêtre, avec la conscience non moins claire que j’aurais pu répondre tout aussi fortement dans le mariage. Je commençais à faire l’expérience très forte, qu’il n’était pas possible de recevoir la vie en plénitude sans des renoncements radicaux, ce dont témoignent tous les couples qui s’aiment profondément, tous ceux qui ont fait des choix forts.
J’ai demandé à entrer au séminaire à 17 ans, très pressé de vivre cet appel… et l’Eglise m’a demandé de faire des études pour deux raisons : ne pas abuser de ma générosité de 17 ans, me demander de me former à l’écoute du monde, en recevant de lui, en faisant des études profanes, pour être capable d’y annoncer l’Evangile. C’est ainsi que j’ai entamé dans le même temps les études de médecine et les G.F.U., Groupes de Formation en monde Universitaire, équivalent d’un premier cycle de séminaire. J’ai une reconnaissance éternelle pour cette Eglise qui s’est préoccupée non d’avoir un prêtre et de ne pas risquer qu’il prenne une autre direction, mais de servir mon chemin, et celui des hommes.
La longueur des études, la confrontation avec la douleur non traitée et provoquée, les soins différents quand les personnes sont pauvres ou non, m’ont d’abord conduit à vouloir arrêter médecine pour être aide-soignant et vivre une autre proximité avec celui qui souffre que j’avais appréciée en travaillant comme aide-soignant pour financer mes études. Claude Wiener, prêtre qui accompagnait les GFU étudiants dans le monde de la santé, m’a interpelé vigoureusement : « On n’a jamais changé le monde en le rejetant, continue encore au moins un an ! » (4ème année). J’ai « obéi » et toujours aussi pris par cette rencontre de celui qui souffre, de la douleur non traitée, ayant la chance de participer aux groupes d’étudiants chrétiens (aumônerie de fac et centre Laënnec), j’ai entendu parler de ce qui se faisait en Angleterre et fait partie des fondateurs des Soins Palliatifs. Sans m’être demandé si j’avais à repartager, en ayant renoncé à chercher à « faire carrière », en ayant pris des risques importants, car il ne faisait pas bon parler de la morphine à l’époque, ni de dénoncer le manque de personnel en Gériatrie Long Séjour, je me suis laissé vraiment prendre par la rencontre de personnes ayant des douleurs que nous ne savions pas traiter à ce moment-là. Il en est sorti une thèse, le Prix National de Gériatrie et deux livres : « En fin de vie, répondre aux désirs profonds des personnes en fin de vie »[1]. En entrant au séminaire du Prado, j’ai été contacté pour un poste de chef de service avec comme mission de fonder les Soins Palliatifs, tout en faisant le séminaire… Très tentant… Si je me réjouis de voir d’autres confrères articuler exercice médical et ministère de prêtre, j’ai fait le choix de renoncer à continuer l’exercice de la médecine.
Dans mon insertion dans une paroisse de banlieue à Villejuif, en même temps que je fondais les soins palliatifs à l’hôpital Charles Foix à Ivry sur Seine, je m’étais laissé prendre par la rencontre de toutes ces familles, de tous ces jeunes, qui ne connaissent pas l’Eglise, qui ne rencontrent que des prêtres âgés quand ils en rencontrent, qui n’ont accès ni à la Parole de Dieu, ni aux sacrements.
Dans la même période, j’ai découvert Antoine Chevrier, ce prêtre qui s’était laissé toucher si fort, de manière indissociable, par la rencontre du Christ, en particulier en passant des heures à le contempler, l’écouter, dans « l’étude d’Evangile », et par la rencontre des exclus et opprimés de la révolution industrielle. 4 ans aux Minguettes avec le Séminaire du Prado, mais aussi en compagnonnage avec l’équipe Siloé de la Pastorale de la Santé de Lyon, tout en étudiant à la Catho, 9 ans ensuite (juin 1990-septembre 1999) au service de paroisses populaires dans le Val de Marne, avec un engagement privilégié au service des jeunes et de la Mission Ouvrière, mais aussi en fondant l’Action Catholique des milieux Indépendants à Champigny, tout en continuant à garder un lien avec le monde de la santé et les soins palliatifs, m’ont amené à beaucoup recevoir.
Là, j’ai été témoin serviteur émerveillé de la force de la Parole de Dieu dans le cœur des plus pauvres, comment des personnes illettrées émigrées, souvent sans papiers, s’organisaient pour partager la Parole de Dieu en enregistrant des cassettes, comment des jeunes de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne grandissaient dans l’accueil de cette Parole et l’attention à la vie de leurs copains. J’ai appris que, pour donner, il fallait d’abord s’appauvrir, savoir entendre la richesse de l’autre, lui permettre de la découvrir.
A vue humaine, cela peut paraître un gâchis d’avoir arrêté d’exercer la médecine, de ne pas redonner tout ce que j’avais appris. En fait, je n’ai jamais cessé de redonner autrement cette formation qui m’a façonné et m’a rendu proche de manière particulière de nombre de personnes en forte souffrance. Pour les portugais et autres immigrés, pour qui le prêtre est souvent perçu comme celui qui a cherché à faire des études et à vivre une ascension sociale, à avoir un pouvoir, ce renoncement était un signe fort. 22 ans plus tard, je suis toujours en lien avec mes collègues de l’hôpital Charles Foix. Dans le même temps qu’ils ne comprennent pas mes choix (médecine, célibat), ils ont cette question si forte : « Qui peut compter si fort pour lui, pour vivre ces renoncements ? » Combien de partages pendant les 3 ans avec eux et après, où je sais bien que de m’être laissé prendre par la rencontre du Christ les questionne, compte pour eux.
En juillet 1999, j’ai été élu assistant du responsable de l’association des prêtres du Prado. Il s’agit d’une association de prêtres diocésains où nous nous aidons à rencontrer le Christ dans sa Parole, à nous lier aux plus pauvres à la suite du Christ a pris le chemin des pauvres pour les rejoindre tous les hommes, riches et pauvres. Je ne me suis pas senti « requis » à redonner, je me suis laissé conduire vers un appel où je ne pensais pas être heureux ni capable. J’y ai beaucoup reçu en aidant des frères à se remettre devant l’appel dans l’animation et l’organisation de retraites, de formations, dans la visite aux frères en difficultés, dans le service de ceux qui faisaient des pas marquants à la suite du Christ.
Percevant les besoins pour des prêtres de faire équipe, d’aller sans cesse à la source dans un monde qui fragilise tous les engagements, où la tentation est forte de se faire « prêtre à son compte », je me suis déclaré disponible pour quelque mission que ce soit dans le monde au service du Prado. J’ai aimé la réponse du Père Labille, évêque de mon diocèse de Créteil, un des diocèses les plus pauvres de France, en particulier en prêtre :
– « Je ne te parlerai pas de la pauvreté du diocèse de Créteil, c’est ce qui t’a fait choisir notre diocèse ;
– ce que tu dis des besoins des prêtres correspond à ce que je perçois comme responsable de la Mission Universelle pour les évêques de France ;
– je te mets à disposition illimitée du Prado, mais le diocèse de Créteil a besoin de ce que tu pourras vivre avec le Prado pour vivre la dimension universelle de la mission ; tu pourras rentrer dans le diocèse quand tu le souhaiteras ;
– je pose juste une condition : veille à être heureux ! »
Le Père Frétellière, prédécesseur du Père Labille, disait : c’est justement parce qu’on est un diocèse pauvre que nous devons partager. C’est une autre facette en écho à votre question : « Est-ce parce que l’on a reçu que l’on est requis à partager ? » N’est-ce pas plutôt parce que l’on est pauvre que l’on peut partager ?
En novembre 2005, le Prado m’a envoyé au Brésil, dans l’Etat de l’Espirito Santo, 400 km nord de Rio de Janeiro. L’évêque du diocèse de Cachoeiro de Itapemirim avait accepté qu’Olimpio soit élu responsable du Prado du Brésil, mais il demandait à ce que le Prado envoie un prêtre pour le remplacer en paroisse. L’objectif de mon envoi était aussi d’aider Olimpio à entrer dans cette responsabilité et de pouvoir appuyer le Prado du Brésil.
Depuis 3 ans, je suis dans une paroisse pauvre de la montagne et j’aide des personnes à rencontrer le Christ en ouvrant l’Evangile. La paroisse fait 80 km x 15 km, pour 6 800 habitants. Chaque soir, je célèbre la messe mensuelle dans une « communauté de base ». Le reste du temps, la communauté se réunit sans prêtre. Après la messe, j’ai lancé une « école de théologie biblique ». Nous lisons un chapitre des Actes des Apôtres et chacun, à tour de rôle, partage la ou les « Paroles de Vie » qu’il a retenu, fait le lien avec la vie de la communauté, sa vie personnelle.
Je suis de nouveau émerveillé par la capacité des plus pauvres à se laisser toucher par la Parole du Christ, par ce que cette Parole transforme dans leur vie, comment elle les rend capable de se mettre debout, en particulier, ici, en luttant contre la maladie alcoolique si répandue, contre la corruption, les injustices.
Amené à écrire au plus riche propriétaire local qui employait 60 personnes sans les déclarer et sans jour de repos, en le remettant devant l’Evangile (Amos 8, Zachée, Jean-Baptiste), j’ai été témoin émerveillé de la manière dont cet homme s’est laissé toucher et a transformé radicalement la situation de son entreprise. Les horaires sont respectés, tous sont déclarés, et il a lancé un groupe de patrons qui réfléchissent à la lumière de l’Evangile. En intervenant ainsi, il m’arrive de percevoir que je prends un risque qui peut même être vital, car la violence au Brésil est omniprésente et il est courant de tuer celui qui dérange, mais je fais surtout l’expérience de recevoir en abondance et de permettre à d’autres de retrouver la vie. Toute la formation reçue auparavant m’a aussi permis de m’approcher de cet homme de manière à ce qu’il puisse entendre l’appel de l’Evangile.
L’autre part de ma mission est de soutenir le Prado ici, d’aider des prêtres à vivre le ministère autrement que comme une promotion sociale et, trop souvent, de manière scandaleuse. Nous sommes 4 à avoir décidé, confirmé par l’évêque, de vivre en communauté et d’animer « autrement » 3 paroisses. J’assure aussi des formations de prêtres pour le service du Prado aux 4 coins du Brésil.
Je ne sais pas si je suis « requis à partager ». Je sais que je me suis laissé rencontrer par un Autre, le Christ, et par ses frères les hommes, en particulier ceux qui souffrent, mais aussi ceux qui ont beaucoup reçu. Cette rencontre m’a conduit à des renoncements forts, mais je reçois en abondance. Je sais que cette rencontre, ces renoncements, sont à refaire chaque jour, que la prière quotidienne, en particulier « l’Etude d’Evangile », pour reprendre les mots d’Antoine Chevrier, et le lien sans cesse repris avec les plus pauvres, le soutien fraternel d’une équipe, sont indispensables pour me laisser conduire par un Autre. Ma question n’est pas d’être requis ou non, ma question, c’est de me laisser conduire par l’Esprit Saint de garder sans cesse en moi cet appel : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute », de « ne rien préférer à l’amour du Christ », un amour qui conduit invariablement à l’amour de l’Homme, du plus pauvre, de chacun marqué par ses pauvretés.
Bruno Cadart
[1] Edité une première fois en 1988 aux éditions du Centurion, réédité largement augmenté et en collaboration avec Annick Sachet et Pascale Fouassier aux éditions Ressource (Montréal) en 2004, ainsi que « Réflexion sur Mourir Dans la Dignité ».