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Beaucoup de conditions nécessaires à l’accompagnement des personnes en fin de vie en gériatrie long séjour découlent de ce qui a été dit précédemment. Il est quelques aspects que je tiens à évoquer parce qu’ils me semblent être des conditions à la mise en place de l’accompagnement des personnes âgées en institution.
1. Des lieux de vie :
Accompagner les personnes âgées en institution implique que la conception même de l’institution soit réfléchie autrement.
L’organisation, la structure architecturale, sont à concevoir de telle façon que les institutions ne soient plus seulement des lieux d’hébergement médicalisé dont le fonctionnement est actuellement centré presque exclusivement sur le maintien de la vie.[1] Il me semble nécessaire d’imaginer des institutions qui ne soient plus calquées sur le modèle hospitalier et qui prennent en compte l’ensemble des besoins de la personne, tout en assurant, au sein de l’institution, des soins médicaux appropriés et performants jusqu’à leur mort.[2]
Leur conception architecturale, le cadre de leur implantation, leur taille, tant celle de chaque établissement que celle de chaque service, sont à réfléchir.
Le fonctionnement même de l’équipe soignante est à remettre en question. Ce qui reste premier et trop souvent exclusif aujourd’hui, c’est le besoin médical autour duquel est organisé l’ensemble le la vie du service, l’animation intervenant comme un extra.
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2. Problèmes posés par la recherche et les expérimentations médicales
Dans un certain nombre d’institutions de gériatrie long séjour, une grande place est donnée à la recherche médicale et aux expérimentations médicamenteuses.
La recherche est nécessaire et peut être bénéfique pour l’ensemble de la population. En effet, en permettant une meilleure connaissance notamment physiologique, elle peut permettre une amélioration de la qualité des soins.
L’expérimentation médicamenteuse, elle-même, est nécessaire et il ne serait pas éthique de prescrire à une large population des médicaments qui n’auraient pas été testés sous surveillance.
Ceci dit, cette recherche implique des conditions pour respecter les droits de l’individu. Si l’on n’y prend garde, les intérêts financiers mais aussi la curiosité scientifique peuvent amener la recherche à structurer les institutions sans prendre en compte les besoins de la personne ou ses droits.
En gériatrie long séjour où divers éléments concourent à faire de la personne un « objet » du fait de leur dépendance, où leur liberté et leurs droits, notamment leur droit à l’expression, sont menacés (voir rapport Emmanuelli-Franceschi), une telle recherche pose problème et peut entrer en contradiction avec les droits de l’individu.
Petit à petit certains hôpitaux de long séjour sont structurés par les contraintes de la recherche et par les intérêts financiers qui y sont liés. Ainsi certains chefs de service sont payés à mi-temps par leur hôpital et à mi-temps par un laboratoire pharmaceutique ce qui restreint très sérieusement leur liberté d’appréciation.
Des services tournent presque totalement avec des médecins vacataires auxquels l’hôpital paye six vacations d’une demi-journée, soit un salaire mensuel d’environ 750,00 € par mois après plus de huit ans d’études, alors qu’ils ont la responsabilité entière de plus de 200 lits et que dans les faits ils assurent un plein temps y compris les samedis. Ces vacataires complètent leur salaire jusqu’à gagner 1 500 €[3] par mois en effectuant dans le service des expérimentations médicamenteuses payées par les laboratoires pharmaceutiques.
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Là aussi leur liberté d’appréciation est largement amputée et une vacataire, avec qui nous discutions de ce problème, me disait qu’elle était convaincue de l’absence d’intérêt scientifique des expérimentations qu’elle était en train de faire, mais, ajoutait-elle, il faut bien que je nourrisse mes deux enfants…
Devant l’importance des besoins des personnes âgées en long séjour et le peu de moyens dont il dispose, devant le caractère peu gratifiant de la médecine en long séjour par rapport à ce qu’il a appris, la recherche peut aussi être, pour le médecin exerçant en long séjour, une façon de ne plus trop être affronté à son impuissance, une façon de ne plus entendre la souffrance de l’autre et de ne pas voir tout ce qui serait possible de faire, mais qui demanderait d’abord de prendre du recul par rapport au modèle médical appris. Petit à petit, et un peu malgré lui, il va réduire la personne âgée à un matériel d’expérimentation, un matériel facile (on peut ne pas se poser le problème du consentement), en nombre important (vu la taille des services de gériatrie) et disponible sur une réelle durée et à demeure.
Il y a actuellement en gériatrie une poussée formidable pour faire toujours plus de recherches, des recherches de plus en plus traumatisantes, nécessitant ici des ponctions sternales, là des ponctions trans-trachéales alors que les personnes concernées n’ont pas besoin de ces examens, qu’ils sont douloureux et peuvent représenter un risque très réel comme dans le cas des ponctions trans-trachéales, sans que la personne ne soit informée et sans qu’elle puisse consentir.
Les pressions financières, l’absence de voix des personnes âgées, leur totale dépendance vis-à-vis de l’institution et de l’équipe soignante, voire la non reconnaissance par certains soignants de leur existence comme personne à part entière, favorisent les abus.
Ainsi, dans le journal La Croix du 12 octobre 1984, un interne de gériatrie long séjour d’une grande ville de province cite le cas d’une expérimentation d’anti-inflammatoires réalisée chez des personnes âgées qui n’avaient pas besoin de ces médicaments et, bien sûr, sans leur consentement.[4]
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Ces expérimentations sont le plus souvent mal vécues par les infirmières. Il est arrivé que des infirmières obtiennent l’arrêt d’un protocole particulièrement contestable en refusant collectivement de donner les médicaments et de faire les prises de sang, mais cela reste rare à ma connaissance. Par contre certaines, n’osant pas dire ce qu’elles pensent par peur des sanctions, jettent les médicaments à tester au lieu de les faire prendre par les malades. Ce qui peut amener aussi à s’interroger sur la validité scientifique de certains protocoles et, par conséquent, sur leur validité éthique.
Il y a donc lieu de réfléchir à la place de la recherche, en particulier de l’expérimentation médicamenteuse, en gériatrie long séjour qui ne me semble pas compatible avec une volonté d’accompagnement ou tout simplement avec le respect des droits et de la liberté de personnes qui ont la particularité de dépendre totalement de l’institution, du moins, dans les conditions dans lesquelles elles sont pratiquées actuellement.
Dans le cas où l’on ferait le choix de faire de la recherche en long séjour, il me semble urgent de réfléchir aux repères à se donner pour que les droits des personnes âgées soient effectivement respectés. En particulier, il me semble absolument nécessaire que les protocoles soient écrits et soumis à des comités dans lesquels les familles des pensionnaires voire d’autres associations pouvant représenter les pensionnaires soient présentes. Ceci me semble un point fondamental. Les infirmières et aides soignants des services doivent être clairement informés des protocoles en cours et pouvoir saisir le comité si quelque chose leur semble ne pas respecter les droits de la personne.
3. Permettre aux personnes âgées d’être responsables
La mise en place de l’accompagnement des personnes en fin de vie implique une action des soignants et de l’entourage pour que la personne puisse au maximum décider et être informée en ce qui la concerne en matière de santé et aussi dans tout ce qui fait sa vie.
Or l’hôpital tend à dépersonnaliser ceux qui y sont placés, comme le montre notamment Erwing GOFFMAN[5]
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Dans le but de protéger les personnes âgées, les familles et les soignants ont souvent tendance à exclure les personnes âgées de ce qui les concerne.
Le placement est fréquemment réalisé sans qu’ils soient consultés ou informés même lorsque cela est possible. Les enfants expliquent alors à leur parent que leur état de santé justifie quelques soins, qu’il faut surveiller leur tension, mais que ça ne durera pas longtemps…
Lorsque des soins ou des interventions sont effectués, ils ne le sont pas toujours avec leur accord, comme pour Madame Sève, à qui « il ne fallait pas dire qu’elle avait une jambe amputée ».
L’histoire de Madame Sève permet de mesurer le côté pervers que peut prendre l’entente entre la famille et les soignants lorsqu’elle se fait au détriment de la personne, même si le but poursuivi se voulait être la protection de la personne.
Comme nous l’avons vu plus haut, si des membres de la famille décèdent ou ont un accident, ou si un événement fâcheux survient, il ne faut pas le leur annoncer de peur qu’ils ne supportent pas la réalité.
Les personnes âgées sont donc exclues d’un certain nombre d’informations qui les concernent, d’un certain nombre de décisions et leur parole elle même est discréditée. Ce qu’elles disent n’a pas d’intérêt, n’est pas pris au sérieux. Aucune parole d’elle n’est attendue par l’entourage. En particulier, elles ne doivent pas exprimer leur difficulté à vivre dans l’institution ou leur éventuelle appréhension de la mort.
Le fossé qui se crée autour des mourants et dont parle Elizabeth KUBLER ROSS existe pour les personnes âgées bien avant qu’elles ne soient mourantes.
Cette exclusion n’est pas, le plus souvent, le fruit d’une volonté délibérée, mais l’expression d’une souffrance, d’une incapacité à inclure l’autre lorsque l’on se situe au niveau des limites, ou effectivement l’autre vit quelque chose de différent (même s’il est un « vivant », un même que nous, un semblable), quelque chose qui pour nous a un caractère d’étrangeté, d’inconnu, qui entraîne une difficulté à vivre avec et nous amène, malgré nous, à tuer l’autre en l’excluant.
Si l’on veut parler d’accompagnement des personnes âgées, il y a donc lieu de réfléchir à ce qui peut leur permettre de recouvrer le plus possible leurs responsabilités, même lorsqu’elles sont démentes.
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[1] Les choses ont bougé depuis 17 ans, mais il nous faut toujours aller plus loin.
[2] Sur ce sujet, on pourra se reporter à la plaquette faite par le CLEIRPPA, pour la Fondation de France, intitulée « Des lieux de vie jusqu’à la mort ? », mars 1984.
CLEIRPPA: Centre de Liaison, d’Etude, d’Information et de Recherche sur les Problèmes des Personnes Agées, 15 rue Châteaubriand, 75008 Paris, 01-42-25-78-78
[3] Chiffres correspondant à la situation en 1986 retranscrits en Euros. La difficulté à obtenir des postes pour les lits de l’Unité de Soins Palliatifs montre que la question reste actuelle.
[4] Odile NAUDIN, « Un interne: trop d’essais sans intérêt scientifique », La Croix, vendredi 12 octobre 1984.
[5] Déjà cité.