Lettre ouverte au milieu de la tempête

J’ai reçu une lettre par rapport à l’actualité concernant les scandales dans l’Église dans laquelle une paroissienne exprimait son soutien à l’évêque et aux prêtres. Dans cette lettre, au milieu d’autres propos auxquels je souscris, elle a les expressions suivantes qui me font réagir :

« Nos communautés chrétiennes sont affrontées à une tempête médiatique d’une violence inouïe que je n’avais jamais rencontrée jusqu’à présent… »

« Les réactions du collectifs « La Parole Libérée » décrédibilisent les derniers propos du Pape François, en conclusion du sommet des responsables des conférences épiscopales du monde qui vient de se tenir à Rome. Or pour beaucoup les propos émis par ce collectif sont les seuls crédibles. Avec la sortie du livre « Sodoma » et du film « Grâce à Dieu » qui font la une des médias, les chrétiens sont sans cesse interpellés et ont besoin d’être guidés car beaucoup sont désemparés voire choqués face à ces actualités et n’ont pas forcément accès à des analyses crédibles notamment celle de la presse catholique (La Croix, La Vie…) pour tenter de se faire une juste opinion. A cette actualité vient s’ajouter l’enquête en cours sur le nonce apostolique de Paris Mgr Luigi Ventura, et l’absence de réaction officielle de l’Église à ce jour. Je tenais à faire écho à ce désarroi ressenti autour de moi…

Je viens aussi de recevoir un jeune très engagé en Église, se posant la question de comment répondre à l’appel à être prêtre qu’il ressent. Je choisis de faire une réponse publique, comme je l’avais fait au moment de l’affaire de la fille violée à Recife en mars 2009 et en reprenant la finale de ma précédente lettre sur le fait de savoir s’il faut quitter ou non l’Église.

Je précise que j’ai écrit ce texte avant d’avoir vu le film sur les religieuses abusées sur Arte, mardi 5 mars. Il ne donne que plus de force à ce qui suit, aussi bien pour dénoncer ce qui est à dénoncer que pour appeler à s’accrocher au Christ et à entrer en carême dans ce contexte, en Église, plutôt que de s’éloigner.

Chère x,

merci pour ton courrier et ta proximité avec l’évêque, les prêtres et avec les chrétiens désemparés par ce qui sort dans les médias actuellement.

J’ai hésité avant de faire cette réponse et de la diffuser. Elle est le fait d’un prêtre, médecin de formation comme tu le sais, qui aime profondément son Église, qui se sent profondément frère (ce qui ne veut pas dire d’accord avec tout) de ses responsables, du Cardinal Barbarin en particulier, qui lui en a donné la preuve à plusieurs reprises, frère de son évêque le Père Santier, et qui croit qu’il faut vraiment sortir de la posture d’Église persécutée. Quand je me permets, ci-après, de faire miennes certaines des critiques contre la déclaration du Pape François[1], c’est pour regretter une occasion perdue, et tous ceux qui me connaissent savent mon attachement au Pape François.

Oui, certains profitent de la révélation d’agressions sexuelles pour discréditer toute l’Église, mais nous recueillons le fruit d’une non prise de conscience de la souffrance des victimes, qui, des années après, peuvent aller jusqu’au suicide. Je reçois nombre de confidences de personnes ayant été victimes et souffrant toujours, 50 voire 80 ans après. Je reçois en particulier nombre de confidences de prêtres, religieuses, hommes et femmes consacrées qui témoignent d’avoir été abusés avant de s’engager (en Église ou dans leur famille) et pour lesquels les choses remontent aujourd’hui avec la venue au grand jour de ce qui existe depuis longtemps dans toute l’humanité.

Il aura fallu l’action des journalistes et de collectifs comme la Parole Libérée pour que l’Eglise et la société commencent à prendre conscience de la gravité de certaines situations et de la réponse inadaptée des institutions quelles qu’elles soient. Oui, je fais partie de ceux qui sont reconnaissants à la Parole Libérée pour son action et qui regrettent que la réponse inadaptée de l’Eglise pendant trop longtemps amène ces associations à des positions pas toujours justes et ai rendu très difficile un vrai dialogue. J’aime la manière dont le film « Grâce à Dieu » n’occulte pas ce débat sur ce qui est juste ou non au sein même de l’association « La parole libérée ».

Je salue aussi l’engagement du Père Pierre Vignon qui a largement contribué à ce que des victimes puissent être entendues, des prédateurs être démasqués et mis hors d’état de nuire, même si je ne souscris pas à tout dans sa manière d’intervenir.

Ayant eu à accompagner des victimes en famille, ayant eu à accompagner des victimes d’un prêtre et été témoin de l’inadéquation de la réponse des responsables qui ont reconnu leur erreur dix ans plus tard sous la pression des journalistes[2], ayant vu ce qui se passe en France, au Brésil, à Madagascar, je crois qu’il nous faut faire le même chemin de conversion que le Pape François a proposé aux présidents des conférences épiscopales: écouter les victimes, nous laisser toucher par leur souffrance, changer radicalement notre manière d’appréhender les choses.

Au passage, je signale qu’avec ce qui se disait à l’époque, et à la demande d’une des victimes que j’ai accompagnée pour une agression 40 ans plus tôt, j’ai permis un temps de rencontre de « pardon » du type de celui qu’a proposé Madame Régine Maire entre le Père Preynat et une des victimes. Je l’ai fait pour une autre victime. J’hésiterais beaucoup aujourd’hui vue la complexité de ce type de situation. Cela pour dire que je ne me sens pas meilleur sur la manière de faire face à ces drames.

J’ai lu la déclaration finale du Pape[3] et je comprends la souffrance des associations de victimes en la recevant. Je ne pense pas qu’il soit très adroit dans ce texte de dire si peu sur nos responsabilités et notre lenteur à entendre les victimes et de commencer par parler de ce qui se passe effectivement en dehors de l’Eglise, du tourisme sexuel, de la pornographie, des enfants soldats, etc. même si c’est très réel et qu’il faut le dénoncer par ailleurs. Par contre, je pense que le fait d’avoir mis les présidents des conférences épiscopales du monde entier en situation d’écouter la souffrance de victimes concrètes a été un moment important.

Je garde dans le cœur un fait : en pleine affaire Preynat, il y avait sur la commode d’entrée de l’archevêché de Lyon un cadre posé là par l’entourage du Cardinal avec la phrase suivante : « Heureux êtes-vous si l’on vous persécute, si l’on dit faussement toutes sortes de mal contre vous à cause de moi… » Et j’avais mis un message à Philippe Barbarin avec le commentaire suivant : Si un membre de la Parole Libérée ou un journaliste voit ce cadre, il sera en première page du journal avec le commentaire suivant : qui est « persécuté », qui est blessé ? L’Eglise ou les victimes de prêtres malades ? Ce qui est dit est-il dit « faussement » ou cela correspond-il à ce qu’on fait des prêtres ? Est-ce à cause de Jésus que nous souffrons ou à cause de la fragilité de ceux-ci et de la réponse inadaptée de l’Eglise jusqu’à présent ? Le cadre a été enlevé.

Mis devant la fragilité de certaines personnes qui détruisent gravement d’autres, écoutant aussi des personnes mariées partager leurs propres difficultés à vivre une sexualité juste, je ne me retrouve pas d’abord en juge mais je suis remis devant mes propres fragilités.

Je me sens aussi appelé à la prière pour les victimes, pour ceux qui les ont blessées, pour tous ceux qui sont touchés par ces actes, pour l’Église défigurée, pour le monde blessé dans son attente pourtant si forte envers l’Église, même de la part de ceux qui la contestent habituellement.

Quand j’entends que le célibat serait la cause des troubles de certains, quand je vois ce que peuvent faire des hommes mariés et pères de famille, des mères aussi, je ne crois pas une minute que le mariage des prêtres résoudrait les problèmes. Cela ne m’empêche pas de souhaiter que l’Église catholique ordonne des hommes mariés et pas seulement dans certaines parties du monde comme elle le fait déjà.

Je note que, quand nous connaissons un moment de crise dans notre manière d’assumer notre sexualité, que ce soit dans le célibat ou dans le mariage, il est bien difficile de savoir où demander une aide. Il me semble qu’il faudra avancer non seulement pour dénoncer l’exercice de la sexualité qui détruit, venant de clercs ou d’autres personnes, mais rendre accessibles des lieux où des personnes vivant une crise de leur sexualité puissent aller se confier, être accompagnées et pas seulement de manière « spirituelle », ce qui est aussi essentiel.

Une fois leur peine accomplie, il faudra aussi trouver comment accompagner ceux qui ont été prédateurs, sans qu’ils puissent continuer à être prêtres, pour ceux qui l’étaient.

La société ne pourra pas continuer à dénoncer les déviants sexuels que ce soit en Église, dans le monde politique, du sport, de l’éducation, de l’art, et partout, sans questionner les modèles d’exercice de la sexualité qu’elle véhicule.

Au moment où le Pape pointe du doigt le cléricalisme comme cause centrale de cette situation, permets-moi de te dire mon inquiétude de voir des vocations naître sous des apparences toujours plus cléricales, s’abritant derrière un « sacré » et la recherche d’une « séparation » qui sont inquiétantes, avec toujours plus de dentelles, de soutanes, d’idéalisation de la figure du prêtre, de présentation du mystère de l’Eucharistie qui fait fi du Concile, sans parler des groupes religieux qui jouent sur l’émotionnel.

J’espère que, dans l’Église catholique, on va arrêter de faire de la concurrence à certains groupes évangéliques qui manipulent les foules en jouant sur les émotions et en promettant des guérisons, en voyant le démon partout, sauf où il est malheureusement trop souvent, à savoir dans ce type de pratiques.

J’espère que l’on va réfléchir avant de laisser des jeunes entrer trop jeunes au séminaire ou dans des communautés religieuses, et qu’on veillera à ne laisser entrer que des jeunes ayant des relations simples avec les jeunes de leur âge, ayant prouvé leur capacité à s’intégrer dans le monde en ayant si possible acquis une formation préalable voire travaillé, pour plus de maturité et de liberté, d’ouverture au monde, ne restaurant pas une théologie d’avant Concile, une lecture littérale de l’Écriture sur la création et le péché originel par exemple. Une fiche utilisée pour la préparation à la confirmation disait « qu’il était transmis par hérédité depuis le premier couple dont on est tous issus ».

J’espère que l’on va pouvoir réfléchir à cette question et au discernement des vocations qui se présentent, à ce qui amène à cette crise, à la manière de faire entrer dans le sens du sacré, à toutes les situations d’emprise sur les gens, ce qui était le cas de Preynat, mais aussi de tant de fondateurs et fondatrices de groupes sectaires ayant été valorisés dans l’Église et qui continuent à l’être « puisqu’il y a du monde… ».

Cette évolution de l’Eglise m’inquiète tout autant que ce que des médias mal intentionnés peuvent dire de nous. Dans la fin des années 1980, j’avais déjà manifesté mon inquiétude en m’adressant à l’Official de Lyon devant ce dont j’avais été directement témoin chez les frères et sœurs de Saint Jean[4], au Lion de Judas, ailleurs aussi. L’histoire m’a fait voir que j’étais très en-deçà de ce qui se passait alors.

Je n’ignore pas que ça ne suffira pas à éviter que tel ou tel puisse être prédateur, mais, notamment grâce à ces associations qui nous ont obligés à changer notre manière de voir et d’agir, qui permettent aux victimes de faire entendre leur parole, on peut espérer que les réactions aussi bien des responsables ecclésiaux que de l’ensemble du peuple chrétien seront plus adaptées. Elles ont déjà bien changé mais il reste tant à faire en France. Que dire à Madagascar ou au Brésil, pour citer deux pays que je connais ?

Si nous voulons répondre au désarroi de ceux qui font confiance à l’Eglise, désarroi qui nous touche profondément comme prêtres, qui te touche aussi, il nous faut reconnaître la réalité, aider les gens à contempler le mystère du Christ qui a la folie de s’en remettre à des hommes fragiles pour révéler son amour, nous engager résolument pour corriger tout ce qui doit l’être. Contempler le Christ qui nous choisit fragile, ce n’est en aucun cas tolérer tous ces actes dont il est question actuellement.

En pensant à ce jeune qui sent un appel à s’engager et vient de me rendre visite pour faire part à la fois de l’appel qu’il ressent et de son désarroi, je reprends la finale du courrier que j’avais écrit à une militante d’un mouvement d’Église dans une précédente tempête[5] :

Faut-il quitter l’Eglise ? C’est au contraire le moment de s’y accrocher, mais de parler sans langue de bois[6], (comme le fait le Pape François aujourd’hui) et surtout, de lire l’Evangile chaque jour, de le vivre. C’est ce qu’a fait Saint François d’Assise dans un moment encore pire de l’histoire de l’Eglise. (…) Ce peut être l’occasion de claquer la porte, ou de s’attacher au Christ vraiment, de méditer sur son choix fou de s’en remettre à des hommes limités, qui n’ont pas arrêté de le trahir, le renier, lutter pour savoir qui serait le plus grand alors qu’il annonçait la Croix, de vouloir éloigner ceux qui dérangeaient… Cela veut aussi dire qu’il te choisit, qu’il me choisit avec nos propres limites. Tiens bon, et accroche-toi au Christ à l’Evangile, à l’Eglise aussi. (…)

Le film « Grâce à Dieu » se termine par cette question d’un fils à son père victime du Père Preynat : « Tu crois encore en Dieu ? », et il est difficile de ne pas poursuivre avec une autre question : « Tu as encore confiance dans l’Église ? »

J’entends aussi la question de Jésus à Pierre quand nombreux commencent à le quitter : « Voulez-vous me quitter, vous aussi ? » et je demande à l’Esprit Saint de faire jaillir en nous la réponse : « A qui irions-nous, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle ». Je lui demande de nous faire passer du Pierre qui renie le Christ, au Pierre qui donne effectivement sa vie pour le Christ, pour les hommes.

Aussi douloureux que soit ce moment que traverse l’Église aujourd’hui, c’est le moment favorable, pour reprendre les mots de la 2ème lecture de la messe d’entrée en carême, moment favorable pour vivre une vraie remise en question personnelle et communautaire et redire notre « oui » au Christ, de le redire en Église.

Que l’Esprit Saint donne corps à la réponse en nous et nous donne de nous engager toujours plus dans cette réponse pour une Église qui soit un signe authentique, conscient de sa fragilité et crédible, de cet amour du Christ pour tous les hommes et de la joie qu’il y a à se mettre à sa suite.

Unis dans la prière

Père Bruno Cadart
Mercredi des Cendres, 6 mars 2019

[1]      Déclaration finale du Pape François à l’issue de la rencontre des Présidents des Conférences Episcopales du monde entier, dimanche 24 février 2019

[2]      Les journalistes de l’émission Cash Investigation s’étaient rendus en Afrique ce qui a provoqué une autre manière réagir par rapport à ce prêtre.

[3]      Déclaration finale du Pape François à l’issue de la rencontre des Présidents des Conférences Episcopales du monde entier, dimanche 24 février 2019

[4]      Il s’agissait de non-respect des règles élémentaires de discernement et non pas d’abus sexuel.

[5]      Lettre à Véronique, suite à l’affaire de l’avortement de la fillette violée par son beau-père (9 mars 2009) http://bruno-cadart.com/lettre-a-veronique-a-propos-de-la-fillette-violee-a-recife

[6]      Comme le fait le Pape François aujourd’hui

Ce contenu a été publié dans Textes Bruno Cadart. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire