Le chapitre qui suit vise à donner une toile de fond philosophique à la position de l’ADMD
Le lecteur qui a peu de temps ou n’est pas immédiatement à l’aise dans ce domaine pourra passer directement au chapitre 3, sans trop perdre le sens de l’argumentation. Il pourra y revenir plus tard.
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1. Une lecture d’Epictète peut nous aider à approcher la conception de l’homme qui est celle de l’A.D.M.D.:
En lisant et en écoutant le discours de l’A.D.M.D., j’avais été frappé par la résonance stoïcienne qui s’y trouvait. L’analyse serrée de la conception que l’A.D.M.D. a de l’homme amène à retrouver de très nombreux thèmes stoïciens. J’avais donc décidé d’éclairer la position de l’A.D.M.D. par une étude du stoïcisme. Ce choix a été renforcé par la découverte de textes dans lesquels l’A.D.M.D. se réfère explicitement au stoïcisme.[1]
Quel texte choisir pour étudier le stoïcisme ? Les philosophes discutent pour savoir s’il y a des stoïcismes ou un stoïcisme. Je me rangerai à l’avis de ceux qui pensent que, s’il est vrai qu’il y a de multiples façons d’être stoïcien, on retrouve chez tous des constantes et l’on peut parler du stoïcisme comme d’une unité.
J’ai choisi d’étudier Epictète dont l’oeuvre est accessible et qui m’a été proposée par une spécialiste du stoïcisme comme étant représentatif de ce courant.[2]
Dans ce qui suit, je ne veux pas identifier la position de l’A.D.M.D. à celle d’Epictète. La présentation d’Epictète a pour objet de fournir un horizon, une toile de fond sur laquelle entendre le discours de l’A.D.M.D. Elle permet de situer la réflexion que fait l’A.D.M.D. par rapport à l’homme malade dans un cadre plus large. Je ne présenterai pas la position d’Epictète pour elle-même, mais pour autant qu’elle éclaire la réflexion de l’A.D.M.D.
2. Le Dieu d’Epictète
Pour comprendre la conception qu’Epictète a de l’homme, il faut d’abord s’intéresser à celle qu’il a de Dieu.
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2.1 Ses titres:
Epictète, qui paraît avoir été le plus religieux de tous les Stoïciens[3], présente l’homme comme créé par Dieu. Epictète donne divers titres à la divinité.
Le Dieu, c’est la Raison du monde personnifiée, celui qui est « le père des hommes et des dieux »[4], « Zeus », « la Providence »[5], « l’Ordonnateur »[6], « l’Autre »[7]. A deux reprises, mais cela se trouve dans des citations d’un vers de Cléanthe, Zeus est situé à côté de la destinée personnalisée : « Conduis-moi, ô Zeus, et toi, ô Destinée. »[8]. En fait, le Dieu d’Epictète s’identifie au destin, à la destinée, à la Providence, qui sont autant de manifestation de sa personne.
2.2 Un Dieu créateur.
Qui est ce Dieu, quelle est sa fonction, au delà des titres que lui donne Epictète ? Il est à l’origine de l’univers, il régit tout[9], il exerce sa Providence sur l’univers[10]. Dieu se révèle dans la nature jusque dans les faits les plus insignifiants[11]. Le monde a été créé de manière raisonnable, il est lui-même une part du « Logos ». Tout dans la nature a une utilité pour l’homme que l’homme peut comprendre, les choses comme les événements[12].
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Au cœur de l’univers, Dieu a créé l’homme et a placé sous sa dépendance ce qu’il y a de meilleur, la raison[13]. Il a introduit l’homme ici bas pour le contempler Lui et ses oeuvres, et non seulement pour les contempler, mais pour les interpréter[14]. Il a mis l’homme au-dessus de toutes choses[15] et ne l’a rendu responsable que d’une seule : l’usage des représentations, autrement dit de la raison[16]. Si Dieu a créé l’homme, tous les hommes, c’est pour le bonheur et la paix, et il l’a créé responsable de ce bonheur, quelques soient les événements rencontrés[17].
Cet homme se retrouve dans l’univers qu’Epictète conçoit de la manière suivante :
« Cet univers n’est qu’une seule cité, la substance dont il est formé est unique et il doit y avoir une révolution périodique où les choses se cèdent mutuellement la place, où les unes se dissolvent tandis que d’autres viennent au monde, où les unes demeurent au même lieu tandis que d’autres se mettent en mouvement. Et tout est rempli d’amis: d’abord de dieux, puis également d’hommes que la nature a rapprochés les uns des autres : les uns doivent vivre ensemble, tandis que d’autres doivent se quitter, se complaisant parmi ceux qui vivent avec eux et sans s’attrister de voir s’éloigner les autres. Quant à l’homme, outre qu’il est grand par nature et capable de mépriser tout ce qui n’est pas sous sa dépendance, il a encore ceci de particulier qu’il n’est pas fait pour prendre racine et pour s’attacher à la terre, mais pour passer d’un lieu à un autre, tantôt pressé par la nécessité, tantôt pour le simple plaisir de contempler »[18].
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2.3 Un Dieu qui est Père et qui nous rend tous frères:
Pour Epictète, il y a une parenté entre Dieu et les hommes. Dieu est père de tous les hommes, si bien que nous sommes non pas citoyens d’Athène ou de Corinthe, mais citoyens du monde[19], « Et pourquoi pas fils de Dieu »… poursuit Epictète[20]. En conséquence, tous les hommes sont frères[21], et nous devons nous situer en frères, y compris avec les étrangers, les mendiants. Dieu est clairement nommé comme le Dieu de la Paternité et de la fraternité.[22]
Si l’A.D.M.D. défend avant tout l’autonomie de la personne, son indépendance par rapport à autrui et à tout pouvoir, il y a aussi ce sens de la fraternité, de l’universalité, et ce serait un procès rapide que de parler sans autre explication d’égoïsme. Pour autant, il ne s’agit pas de la même fraternité que celle dont il est question dans la tradition judéo-chrétienne.
A quoi ce rôle de fils de Dieu nous engage-t-il ? A regarder tout ce qui nous appartient comme étant à notre père, à lui obéir en tout, à ne jamais le critiquer devant qui que ce soit, à ne rien dire ou faire qui puisse lui nuire, à être toujours déférent envers lui, à lui céder, à lui apporter le plus possible notre collaboration.[23]
2.4 Qu’est donc Dieu en réalité ?
Dieu est utile, mais le bien aussi est utile. Donc, sans aucun doute, là où Dieu est réellement, là est aussi réellement le bien. Qu’est donc Dieu en réalité ? Chair ? Jamais de la vie ! La renommée ? Jamais de la vie ! Il est intelligence, science, droite raison. Ainsi, est-ce uniquement là qu’il te faut chercher le bien réel.[24]
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Dieu, autrement dit Zeus, vit pour lui-même, se repose en lui-même, réfléchit à la nature de son propre gouvernement et s’entretient de pensées dignes de lui en ayant besoin de personne, en se passant de tout autre[25].
2.5 Un Dieu proche ?
En faveur de la proximité de Dieu par rapport à sa créature humaine, nous trouvons nettement l’affirmation d’un Dieu intimement lié à l’homme, qui perçoit chacun des mouvements de notre âme[26], qui regarde ce qui se passe d’en haut[27], qui voit tout ce que nous faisons, qui est en communication avec toute chose[28]. Il est tellement proche de l’homme, qu’il a placé en chaque homme un génie pour le protéger, mais aussi pour voir ce qu’il fait, et qu’il est lui-même présent en l’homme[29]. Chaque homme est une partie de Dieu et porte en lui Dieu[30]. Dieu veille sur sa création, ses serviteurs, ses témoins.[31]
Toujours en faveur de cette proximité, Epictète nous présente Dieu comme un Dieu qui semble parler à l’homme et le conseiller: « Voyons ce que dit Zeus »…[32] Ce Dieu a un Verbe irrévocable[33]. En fait, si nous y regardons de plus près, ce Dieu ne parle pas, c’est le philosophe qui le fait parler, qui retransmet les paroles de Dieu après avoir, en utilisant sa raison, décrypté le message de l’univers, de la nature, véritable expression du « Logos Universel ». Il s’agit là, de la part d’Epictète, d’une contemplation interprétative de l’univers, et d’une forme littéraire visant à emporter l’adhésion de l’auditeur à propos de conseils qu’il lui donne.
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Si Dieu fait de l’homme ce qu’il veut au niveau des circonstances externes où est placé l’homme[34], s’il l’éprouve et l’exerce[35], donne à chaque homme sa place[36], même au plus petit[37], il ne peut le contraindre en aucune façon au niveau des choses qui sont sous sa dépendance, à savoir la raison[38].
Quant à l’homme, s’il peut essayer de deviner les « signes du chef et ce qu’il désire »[39], si Zeus lui a envoyé des témoins, des messagers[40], des hommes appelés par vocation à fournir la preuve[41] de la vérité de la voie proposée vers le bonheur, vers Dieu, il semble bien qu’il soit laissé à lui même pour décrypter la Parole de Dieu et qu’il doive tirer de lui-même le Bien[42].
2.6 Pour approcher la position de l’A.D.M.D., dans la lecture d’Epictète, remplacer le mot « Dieu » par « ma raison »
Il y a différentes façons de lire un texte. Il est possible de tirer le texte d’Epictète du côté d’une conception chrétienne de Dieu, et l’on est alors étonné de ce qu’Epictète a écrit sans connaître la révélation du Dieu d’Israël en Jésus Christ.
Il est aussi possible de faire une lecture athée d’Epictète, et, à partir de ce qu’il dit, d’identifier Dieu à la raison humaine, et peut-être même à « ma raison ». C’est cette dernière lecture qui permettra d’approcher au mieux la conception que l’A.D.M.D. a de l’homme.
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Par lecture athée, il faut entendre une lecture qui ne se prononce pas sur l’existence de Dieu, mais qui propose une réflexion sur l’homme qui ne fasse pas appel à autre chose qu’à l’homme lui-même, à sa propre raison, à sa propre volonté. Que Dieu existe ou non, n’est pas le problème. S’il existe, il est compris comme un Dieu absent, un Dieu radicalement séparé de l’homme, ou un Dieu qui a créé l’homme pour qu’il soit pleinement autonome, totalement libre de ses actes et qu’il se suffise à lui-même.
C’est cette lecture d’Epictète dans laquelle on substitue au mot « Dieu » le mot « raison » qui permet le mieux d’approcher la conception que l’A.D.M.D. a de l’homme.
3. L’homme selon Epictète
3.1 Un être raisonnable
L’homme est un mélange de corps, qui lui est commun avec les animaux, et de raison qui lui est commune avec les dieux[43]. Dieu lui a donné la possibilité de vivre suivant sa destination d’homme raisonnable[44], lui donnant pour cela, outre la raison, les facultés nécessaires telles que la magnanimité et le courage[45]. Si l’animal est capable d’user des représentations, il n’est pas capable de comprendre l’usage de ces représentations, et, n’ayant pas la même constitution, il n’a pas la même fin[46]. L’homme est distinct des animaux et doit vivre comme tel[47].
Ce qui caractérise la raison, c’est sa capacité à prendre conscience d’elle-même[48] et à se prendre elle-même comme objet d’étude[49].
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Elle est ce qu’il y a de meilleur, ce qui commande à tout le reste[50]. On trouve chez Epictète une véritable exaltation de la raison[51], et non de la volonté comme on le croit souvent, sans mépris pour autant des autres facultés[52].
La raison se décompose en trois facultés : une faculté de désir et d’aversion, une faculté de propension et d’aversion, et une faculté de jugement ou d’assentiment. Elle est uniquement sous notre dépendance et ne peut être entravée[53]. Le fait de juger ou de ne pas juger, nous en sommes maîtres, et non pas les objets extérieurs, ni ceux qui nous entourent[54]. Ce qui fait agir l’homme, ce sont ses jugements et ses opinions[55].
On retrouve à l’A.D.M.D. cette même exaltation de la raison que chez Epictète, cette raison capable de nier en l’homme la partie reptilienne de son cerveau.
3.2 Une personne morale.
Parce qu’il a une raison, l’homme peut choisir entre le bien et le mal, il a une personne morale. Cette capacité de décision, cette personne morale, personne ne peut la vaincre, pas même Zeus[56]. Un homme n’est pas maître d’un autre homme[57].
Le bien de l’homme ainsi que son mal réside dans sa personne morale[58] et dépendent de sa volonté. L’essence du bien, comme celle du mal, sont un état déterminé de la personne.
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Tout ce qui est extérieur à la personne, tout ce qui n’est pas sa raison, sa faculté distinctive, à savoir son corps, les personnes qui l’entourent, l’univers dans lequel elle se trouve, sont indifférents par rapport au bien ou au mal, ils sont des matières pour la personne morale qui, selon son comportement à leur égard, atteindra son propre bien ou son propre mal. Comment la personne atteindra-t-elle le bien ? Si elle n’attache pas trop de prix à la matière. Car les jugements portés sur la matière, quand ils sont droits, font la volonté bonne, mais quand ils sont de travers, quand ils sont faux, ils font la volonté mauvaise. Telle est la loi que Dieu a porté ; il dit : « si tu veux quelque bien, tire-le de toi-même. » Tu dis toi : « Non, mais tire-le d’ailleurs ». Pas d’ailleurs, de toi-même[59].
Cette insistance sur l’absolu de l’autonomie de l’homme rejoint bien la position de l’A.D.M.D. pour laquelle l’autonomie de l’homme a pris un statut absolu par rapport à l’homme lui-même. On note au passage que l’homme se comprend à partir de lui-même. Il n’y a pas de bien ou de mal dans les choses extérieures. L’univers extérieur, ce qui ne dépend pas de la raison, comme le corps par exemple, n’a pas de valeur en soi.
Ce qu’Epictète regarde comme les biens, c’est la droiture de la personne et le bon usage des représentations[60]. Le bien est essentiellement d’ordre spirituel, il est où Dieu est réellement[61], on pourrait dire « là où est ma raison ». Sont bonnes: les vertus et les actions qui participent des vertus ; mauvaises : leurs contraires; indifférentes : la richesse, la santé, la réputation, toutes les choses qui ne dépendent pas de l’homme[62].
Voici en quoi consiste l’affaire principale de la vie : distinguer parmi les choses, établir entre elles une démarcation et prononcer: « celles qui sont extérieures ne dépendent pas de moi ; le libre choix est en mon pouvoir. Où chercherai-je le bien et le mal ? Dans l’intime de moi-même, dans ce qui est à moi. »[63] Aucune norme extérieure ne doit pouvoir m’être opposée, dès lors que je ne fais pas de tort à l’autre.
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Si un homme commet des fautes, ce n’est pas par mauvaise volonté, mais parce que sa raison n’a pas été éclairée[64]. Il suffira qu’on lui montre son erreur pour qu’il ne lui donne plus son assentiment. Il n’y a donc pas de voleur ou de filou, mais simplement des ignorants qu’il faut plaindre et éclairer[65], car, comme le dit Platon, « c’est toujours contre son gré qu’une âme est privée de la vérité », mais on a pris l’erreur pour la vérité.[66]
C’est cette même conception qui amène l’A.D.M.D. à réfléchir à l’homme comme étant un être en devenir, homme appelé par l’exercice de sa raison à se libérer de tous les tabous. Par le développement de la raison, du néocortex, nous marchons vers la société idéale de l’homme idéal. C’est aussi cette approche de la raison qui amène l’A.D.M.D. à concevoir sa position comme une évidence qui finira par s’imposer d’elle-même.
3.3 La finalité de l’homme
Non seulement Dieu a créé l’homme, mais il l’a confié et livré à lui seul. En échange, l’homme est invité à se souvenir de qui l’a créé[67]. En regardant les oeuvres de la nature, il peut comprendre que c’est là l’oeuvre d’un artisan, qui est ainsi révélé[68]. Il doit réfléchir sur le gouvernement divin[69], le contempler Lui et ses oeuvres, les interpréter, comprendre ainsi la nature et chercher à vivre en harmonie avec elle[70]. Comprendre l’oeuvre de la Providence et louer Dieu[71], c’est là l’oeuvre de l’homme[72], du véritable prêtre de la création; c’est ce qui le distingue des animaux et fait sa supériorité[73].
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Il participe à la fête de la création tant qu’il est sur terre, avant de laisser sa place à d’autres[74].
La conception de l’A.D.M.D. est une conception stoïcienne marquée par le formidable développement de la science et donc par le pouvoir technique qui en découle. Contempler Dieu et ses oeuvres prend ici une coloration particulière. Ce n’est pas seulement la raison de l’homme qui est exaltée, mais le produit de cette raison, la science, qui prend aussi une dimension absolue, supplantant parfois l’homme lui-même et sa raison. Ce qui est techniquement possible, comme la maîtrise de la mort devient un idéal. Cette dernière affirmation doit être précisée : ce n’est un idéal que pour autant que c’est moi qui en décide pour moi-même. On l’a vu, l’A.D.M.D. est née notamment d’une réaction contre un pouvoir médical qui niait la responsabilité de la personne. Néanmoins, quand on voit Odette THIBAULT déduire sa conception de l’homme de la biologie, ou la place donnée aux opinions des Prix Nobel,[75] il est clair que la science prend une dimension d’absolu normatif pour l’homme. On note d’autre part que la raison est réduite à sa seule dimension cartésienne.
Si l’homme est en lui-même une fin, s’il est créé et livré à lui seul, il est aussi porteur de Dieu[76], appelé à refléter l’image de Dieu dans tout ce qu’il fait, à se tenir à la place que Dieu lui assigne plutôt qu’à celle que lui assignent les hommes[77]. L’homme est Témoin de Dieu appelé à observer ses commandements, non seulement en paroles, mais en acte[78]. Il doit jurer de ne pas désobéir et de se mettre lui-même au-dessus de toute chose[79], de suivre Dieu[80], de s’attacher à Dieu seul.
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Si nous continuons à remplacer « Dieu » par « ma raison », nous retrouvons cette revendication de l’A.D.M.D. à affirmer le primat de l’individu contre tous les pouvoirs politiques, sociaux, médicaux et religieux, ces derniers n’étant tolérés que pour autant qu’ils aillent dans le sens de ce que la raison prescrit à l’individu.
Pour un homme, s’attacher à Dieu, c’est agir de telle sorte que tout ce que Dieu veut, cet homme, lui aussi, le veuille; que ce que Dieu ne veut pas, cet homme ne le veuille pas non plus.[81] C’est ne rien désirer de plus que ce que Dieu désire[82].
Au lieu de cela, comme tout homme nous nous attachons le plus souvent à plusieurs maîtres, à plusieurs objets: à notre corps, à notre fortune, à notre frère, à notre ami, à notre enfant, à notre esclave. Ainsi donc, enchaînés à plusieurs objets, leur poids nous tire vers le bas.[83] Qu’admirons-nous ? Les objets extérieurs. A quoi nous attachons-nous ? Aux objets extérieurs. Et nous hésitons à comprendre pourquoi nous éprouvons de la crainte ou de l’anxiété ?[84] Nous, qui ne sommes pas comme Socrate convaincus d’être apparentés à Dieu, nous nous traitons comme des ventres, des boyaux, des organes sexuels, voilà l’idée que nous avons de nous-mêmes, lorsque nous nous laissons envahir par la peur ou par nos appétits: ceux qui à cet égard peuvent nous venir en aide, nous les flattons, et ces mêmes hommes, nous les redoutons.[85] La peur de la mort de notre corps fait partie de ces forces qui nous réduisent à l’esclavage et qui doivent être levées par un exercice correct de notre raison.
« – C’est donc ainsi que nous avons tant de maîtres ?
– Oui, c’est ainsi. Car, avant ceux-là, nous avons les événements pour maîtres ; or ils sont nombreux. C’est pourquoi nous avons aussi nécessairement pour maîtres les gens qui ont sur l’un de ces événements quelque influence.
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Car, en vérité, nul ne redoute la personne même de César, mais la mort, l’exil, la confiscation des biens, la prison, la privation des droits. Ce n’est pas non plus César que l’on aime, à moins qu’il ne soit grandement digne d’estime, mais c’est la richesse que nous aimons, le tribunat, la préture, le consulat. Dès lors que nous aimons, haïssons, redoutons ces différentes choses, il est fatal que ceux qui ont pouvoir sur elles soient nos maîtres. »[86]
La vie est donc un combat, pour ne s’attacher qu’à Dieu seul, d’une part, et pour deviner, si possible, ce qu’il désire.[87]
3.4 Des hommes libres
Dieu a créé l’homme libre, ne se réservant pour lui-même aucun pouvoir susceptible de contraindre l’homme ou de le gêner dans l’exercice de ses facultés[88]. Aucun homme ne peut aliéner la liberté d’un autre, contraindre sa personne morale, il ne peut être maître que de son cadavre[89]. La liberté de l’homme consiste à vivre content sous le gouvernement divin[90], à vouloir chaque chose comme elle arrive, comme l’Ordonnateur veut[91], à adapter notre propre volonté aux événements[92].
La liberté, c’est donc celle de la personne morale, de l’homme de bien qui ne s’attache pas aux objets extérieurs, qui, de ce fait, est déchargé de toute responsabilité par rapport à ses parents, ses frères, son corps, sa fortune, sa vie[93], qui n’est responsable que de ce qui dépend de lui : sa fonction directive.
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Ce n’est donc pas par la satisfaction des désirs portant sur les objets extérieurs que s’acquiert la liberté, mais par la destruction du désir[94].
L’A.D.M.D. défend cette irresponsabilité des individus entre eux. Elle était même inscrite dans la première formulation du testament biologique où le signataire déchargeait ceux qui exécuteraient ses volontés de toute responsabilité. Cette irresponsabilité se retrouve aussi dans le souci de ne pas être à charge. Au niveau de l’intention, elle ne doit pas être trop vite comprise comme de l’égoïsme mais plutôt comme une quête d’autonomie, de maîtrise, de grandeur.
Si tu subordonnes tes biens propres aux choses extérieures, c’est alors que tu seras esclave[95]. Choisis ou d’être esclave, ou d’être libre, et tiens-toi au choix fait[96]. La liberté n’est pas un état, mais un combat, un chemin: tu es un esclave en voie d’émancipation. Car voilà ce qu’est la véritable liberté[97].
Le seul moyen d’être libre, c’est d’être prêt à mourir[98]. Qu’est-ce qu’être prêt à mourir ? Cela peut signifier être prêt à aimer autrui au risque d’y perdre sa vie, d’être tué, à l’image du Christ: « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime »…[99] Cela peut signifier être prêt à se tuer ou à se faire tuer à sa demande, pour ne pas peser sur autrui, par « amour » d’autrui et de soi. On voit que sous des mots identiques, se cachent des réalités radicalement différentes. Dans le premier cas, il y a don de sa vie, amour qui ne recule pas devant la haine, le rejet. Dans le deuxième cas, il ne s’agit pas d’un don mais d’un retrait.
La route qui conduit à la liberté la seule qui délivre de l’esclavage, c’est de pouvoir dire un jour avec toute son âme:
« Dirige-moi, ô Zeus, et toi, ô destinée, vers le but que jadis vous m’avez assigné » (Cléanthe)[100]
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3.5 Acquérir la liberté en éclairant notre raison
L’exercice de la philosophie permet de maintenir la partie supérieure de l’âme en accord avec la nature[101]. Le point de départ de la philosophie, c’est la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu[102]. Pour le philosophe, il y a une norme de vérité. La tâche du philosophe, la première et la principale, est de faire l’épreuve de ses représentations, de les distinguer, de n’en accepter aucune qui n’ait été mise à l’épreuve[103]. C’est encore d’apprendre à appliquer nos prénotions naturelles aux cas particuliers d’une façon conforme à la nature. Pour Epictète, les prénotions sont communes à tous les hommes, et une prénotion n’en contredit pas une autre. Qui d’entre vous n’admet pas que le bien est utile, qu’il est aussi désirable et qu’en toutes circonstances il faut le rechercher et le poursuivre ? Qui d’entre nous,en effet, n’admet pas que le juste est beau et convenable ?[104] Quand donc survient la contradiction ? Quand il s’agit d’appliquer la prénotion aux cas particuliers. Ainsi précisément, Juifs, Syriens, Egyptiens, Romains se contredisent, non pas sur le fait que la sainteté doit être honorée par dessus tout et recherchée en toute circonstance, mais sur la question de savoir s’il est conforme ou non à la sainteté de manger de la viande de porc.[105] Epictète compare l’école de philosophie à un véritable cabinet médical où l’on soigne la raison[106], où l’on ne donne pas des conseils, mais où l’on rend l’autre capable de raisonner par lui même de manière droite, quelques soient les circonstances où il se trouve[107].
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Dans le combat de l’A.D.M.D. contre tous les pouvoirs, on trouve ce même souci de rendre l’autre capable de raisonner par lui-même, hors de tous les a priori, de tout dogme. Parmi les opinions que l’A.D.M.D. veut redresser, il y a celles concernant la mort, l’euthanasie, le suicide.
Il y a trois disciplines auxquelles doit s’être exercé l’homme qui veut acquérir la perfection : celle qui concerne les désirs et les aversions, afin de ne pas se voir frustré dans ses désirs et de ne pas rencontrer ce qu’on cherche à éviter ; celle qui concerne les propensions et les répulsions, et, d’une manière générale, ce qui a trait au devoir, afin d’agir d’une façon ordonnée, réfléchie, sans négligence ; la troisième est celle qui concerne la fuite de l’erreur, la prudence du jugement, en un mot ce qui se rapporte aux assentiments. De toutes, la principale et la plus urgente est celle qui regarde les passions, car la passion ne vient point d’ailleurs que du fait de se voir frustré dans ses désirs ou de rencontrer ce qu’on cherche à éviter. Voilà ce qui amène les troubles, les agitations, les infortunes, les calamités, les chagrins, les lamentations, la malignité; ce qui rend envieux, jaloux, passions qui empêchent même de prêter l’oreille à la raison. La seconde discipline concerne le devoir: je ne dois pas, en effet, être insensible comme une statue, mais observer avec soin ce que réclament les relations naturelles ou acquises, comme un homme religieux, comme un fils, comme un frère, comme un père, comme un citoyen. La troisième discipline s’adresse à ceux qui sont déjà en progrès: elle a pour objet d’assurer à ceux-là mêmes la fermeté d’esprit, en sorte que, pas même dans leur sommeil, ne se présente à eux, à leur insu, une représentation qui n’aurait pas été examinée, ni non plus dans l’état d’ébriété[108].
Pour se former, le philosophe devra faire son examen de conscience tous les soirs[109], apprendre à réserver son aversion pour les seuls objets qui dépendent de sa personne[110], à se passer des autres et à converser avec lui-même ; la raison suffit à peupler notre solitude et à nous procurer la paix par rapport à tous les objets extérieurs[111]. Il devra choisir le détachement comme remède à l’irritation[112] et se redire : « Pour toi, préoccupe-toi de mourir »[113].
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Il ne devra pas pour autant chercher l’ascétisme pour lui-même, car « Si tu tiens à être crucifié, attends, et la croix viendra. »[114]
Le fruit de ces doctrines, c’est l’ataraxie[115], qui ne doit pas être confondue avec l’insensibilité. Je ne dois pas, en effet, être insensible comme une statue, mais observer avec soin ce que réclament les relations naturelles ou acquises, comme un homme religieux, comme un fils, comme un frère, comme un père, comme un citoyen.[116]
3.6 L’homme, un être corporel.
La position des stoïciens par rapport au corps a souvent été caricaturée. Certes, Epictète parle de « mépriser » tout ce qui n’est pas sous la dépendance de l’homme, et donc le corps[117]: pour lui, l’homme est déchargé de toute responsabilité à l’égard de son corps[118] qui n’est pas proprement sien, qui est en fait de l’argile pétrie[119], de la boue[120]. Mais il ne s’agit pas de nier le corps, de le dévaloriser, mais d’inviter l’homme à la liberté intérieure, à la liberté à l’égard de tout ce qui ne dépend pas de sa volonté. Le corps est don de Dieu, et comme tel il ne doit pas être méprisé. S’il ne faut pas investir toute son énergie dans le soin de son apparence extérieure, surtout si ces soins sont contre nature[121], si la vraie beauté est intérieure[122], Epictète insiste sur l’importance de la propreté du corps par laquelle l’homme se distingue de l’animal[123], « fait oeuvre d’homme » et manifeste le souci de ceux qu’il rencontre[124].
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Cependant, la pureté la plus importante n’est pas celle du corps mais de l’âme[125], elle implique que l’homme ne se laisse pas entraver par les objets extérieurs[126], et que par rapport à son corps, il adopte l’attitude suivante:
– « Ma main n’est-elle pas à moi ?
– C’est une partie de ta personne, mais, par nature, c’est de la boue, elle peut être empêchée ou contrainte, elle est esclave de tout ce qui est plus fort. Et que fais-je de parler de la main ? C’est le corps tout entier que tu dois ainsi tenir pour un ânon que tu charges, aussi longtemps qu’il en est capable, aussi longtemps que c’est permis. Mais que survienne une réquisition et qu’un soldat l’appréhende, laisse-le aller, ne résiste pas, ne murmure pas. Sinon, tu recevras des coups et n’en perdras pas moins l’ânon lui-même. Et puisque telle doit être ton attitude à l’égard du corps, vois ce qu’il te reste à faire à l’égard des autres choses, de tout ce que l’on se procure en vue du corps. Puisque celui-ci n’est qu’un ânon, tout le reste devient petites brides de l’ânon, petits harnais, petits sabots, orge et fourrage. Laisse aller aussi tout cela, sache t’en libérer plus vite et plus sereinement que de l’ânon.[127]
On retrouve à l’A.D.M.D., dans un contexte différent, cette même prise en compte du corps, à travers le souci de l’image laissée, ce même détachement aussi, lorsqu’il est qualifié de carcasse. Si la raison est bien portée par un corps, il y a dans la conception de la personne qu’a l’A.D.M.D. une nette dissociation entre corps et raison, au point qu’un corps sans raison n’est plus une personne. On ne trouve pas comme dans l’Eglise Catholique ce souci du respect du corps comme sacrement de la présence d’une personne.
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3.7 L’homme face à la mort
Pour Epictète, la vie, la mort, ne dépendent pas de nous[128]. La mort, même celle d’un être jeune, n’est pas contraire à la nature, elle se comprend à l’intérieur du tout du cycle de l’univers[129]. La mort n’est pas un mal ; comme pour l’épi, la malédiction, c’est de ne pas mourir[130]. Pourtant, nous fuyons la mort, elle est pour nous un épouvantail[131]. Le philosophe, l’être qui vit selon la raison, se préoccupe, lui, de mourir[132]. Il sait qu’il n’est pas éternel, qu’il est un homme[133], et si la cause de la mort ne lui importe pas, il se préoccupe de mourir sans éprouver la peur, sans accuser Dieu, sans gémir[134], et pourquoi pas joyeux et en riant, libre par rapport au moment : « Je dois mourir. Si c’est tout de suite, je vais à la mort ; si c’est dans un moment, pour l’instant, je déjeune, puisque l’heure est venue de le faire, ensuite je mourrai. Comment ? Comme il convient à l’homme qui restitue ce qui n’est pas à lui.[135] Pour lui, ce n’est point la mort ni la peine qui sont redoutables, mais la crainte de la peine ou de la mort. Aussi faut-il louer celui qui a dit:
« Ce n’est point mourir qui est redoutable, mais mourir avec déshonneur. »[136]
Comment combattre l’appréhension de la mort : quand la mort te paraît être un mal, aie sous la main ce raisonnement: notre devoir est d’éviter les maux. Or la mort est une nécessité. Dès lors, que pourrai-je bien faire ? Où fuir pour l’éviter ? (…) Je ne puis éviter la mort. Mais la crainte de la mort, ne puis-je l’éviter ? Dois-je mourir en me lamentant et en tremblant ?[137]
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Si l’on comprend l’affirmation d’Epictète que la vie et la mort ne dépendent pas de nous, comme l’affirmation qu’il ne dépend pas de l’homme de naître et d’être mortel, mais que, par contre il peut décider du moment de sa mort, on retrouve la position de l’A.D.M.D. Pour comprendre dans l’esprit de l’A.D.M.D. la suite de la position d’Epictète, j’ai proposé entre parenthèses des substitutions aux références à Dieu:
Parce qu’il est fils de Dieu (être raisonnable), l’homme doit attendre que Dieu (sa raison, ou le destin – suivant les diverses positions exprimées à l’A.D.M.D.) lui fasse signe et ne pas s’en aller inconsidérément[138], il doit remplir son poste et ne partir que si Dieu veut (sa raison l’y autorise), et le faire en homme libre:
Aussi l’homme de bien, se souvenant de ce qu’il est, d’où il est venu et par qui il a été créé (comment il a été créé – raisonnable), ne s’occupe que d’une seule chose: comment il remplira son poste avec discipline et soumission à Dieu (à sa raison ou au destin):
– « Tu veux que je continue de vivre ? Je vivrai comme un homme libre, comme un homme de bonne race, comme tu l’as voulu : car tu m’as créé affranchi de toute contrainte en tout ce qui m’appartient. Mais tu n’as plus besoin de moi ? A ton gré. Jusqu’aujourd’hui, c’est pour toi que je suis resté, pour nul autre, et à présent je t’obéis, je m’en vais. »
– « Comment t’en vas-tu ? »
– « Encore comme tu l’as voulu, comme un homme libre, comme ton serviteur, comme un homme qui a le sens de tes ordres et de tes défenses. »[139]
Cependant, cette loi n’est pas absolue. Je ne dois accepter les conditions de vie dans lesquelles je me trouve et qui me sont imposées (par la maladie, un tyran, etc…) qu’autant que je puis sauvegarder la dignité et les convenances[140]. Ainsi, l’athlète peut refuser une amputation, même si elle aurait pu empêcher sa mort[141].
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Mais, aller se pendre, n’est-ce pas intolérable ? Et Epictète de répondre : « Si pourtant on sent que c’est raisonnable, on y va. »[142] « Dieu (Destin), si tu m’envoies en un lieu où vivre suivant la nature est impossible aux hommes, je quitterai cette vie, non pas par désobéissance, mais parce que tu auras sonné pour moi la retraite. Je ne t’abandonne pas. Jamais de la vie ! Mais je comprends que tu n’as pas besoin de moi. Que, s’il m’est permis de vivre suivant la nature, je ne rechercherai point d’autre lieu que celui où je me trouve, d’autres hommes que ceux avec lesquels je vis. »[143]
S’il y a trop de catastrophes, il y a un port : la mort. Quand tu veux, tu sors, tu n’es plus gêné par la fumée.[144] On se souvient de cette phrase de Diogène reprise par Epictète qui fait de la possibilité de sortir de la vie une condition de liberté : « le seul moyen d’assurer la liberté, c’est d’être prêt à mourir. »[145]
La règle générale, c’est donc, parce que créé par Dieu (raisonnable), de ne pas partir sans signe du chef (du destin), un signe qui le plus souvent s’impose à nous de façon évidente. Si la mort me prend au milieu de mes occupations, il me suffit de pouvoir élever mes mains vers Dieu (l’homme raisonnable) et de chanter sa louange[146]. D’autres fois, l’homme aura à interpréter sa situation qu’il ressent comme intenable, comme un signe que le chef n’a plus besoin de lui. Dans tous les cas plaise au ciel que l’homme ne soit pas saisi par la mort dans d’autre souci que celui de sa personne morale et de la louange du Créateur[147] (de la raison).
Sur le point de savoir si l’homme doit ou non attendre un signe du destin, doit réserver le suicide volontaire à des situations extrêmes, les positions des membres de l’A.D.M.D. sont diverses.
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Il n’y a pas, chez Epictète d’idée d’éternité pour l’homme, d’au-delà. La fête se trouve dans la vie terrestre ainsi que la contemplation de Dieu. Ce qui est éternel, c’est le cycle de l’univers, un autre homme venant remplacer celui qui part. De ce fait, il y a là une relativisation de l’importance de la personne, comparativement à ce qu’il en est dans la tradition chrétienne.
4. La dignité de l’homme selon Epictète:
Epictète ne donne pas de définition précise de la dignité. Le concept de dignité renvoie à l’idée que l’homme se fait de lui-même[148]; c’est pourquoi, ce qui permet d’approcher l’idée qu’a Epictète de la dignité de l’homme, c’est tout le développement qui précède, tout ce qui est dit sur sa faculté raisonnable, sa personne morale, son corps, sa liberté, le travail qui est le sien pour se libérer, sa manière de se situer face à la mort. C’est aussi tout ce qui nous est dit sur Dieu, car Epictète ne conçoit l’homme qu’en rapport à Zeus, au Créateur. Pour Epictète, la dignité de l’homme est une dignité de fils de Dieu (d’être raisonnable). Dans cette partie, nous n’allons pas reprendre ce qui précède, mais épingler quelques expressions explicites d’Epictète par rapport à la dignité.
Comment peut-on sauvegarder toujours sa dignité personnelle ?[149] Pour Epictète, la réponse est claire : c’est en agissant toujours de manière raisonnable. « Pour l’être raisonnable, il n’y a d’intolérable que ce qui est contraire à la raison, mais ce qui est raisonnable peut être supporté. »[150]
« Pour déterminer ce qui est raisonnable ou non, nous ne tenons pas compte seulement de la valeur des choses extérieures, mais encore, chacun d’entre nous considère sa dignité personnelle. Pour l’un, il est raisonnable de présenter à un tel le vase de nuit, par la seule considération que, s’il ne le présente pas, il recevra des coups et pas de nourriture; si, au contraire, il le présente, il ne subira rien de pénible ou de fâcheux;
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pour un autre, non seulement cela paraît intolérable de présenter ce vase de nuit, mais même de souffrir qu’un autre le fasse. (…) C’est à toi qui te connais, qui sais à quel prix tu t’estimes toi-même et combien tu te vends de décider ce qui est digne de toi ou non: les gens se vendent à des prix différents.[151]
La définition de la dignité chez Epictète est éminemment subjective et variable d’un individu à un autre. Elle repose sur le primat de l’expérience subjective. Cette dignité varie pour un individu au cours de sa vie, suivant la force qu’il a acquise ou non. C’est une force qui ne s’acquiert pas d’un coup mais en travaillant la philosophie[152]. L’A.D.M.D., elle, considère la dignité comme liée à une certaine force de l’âge, à insertion sociale et surtout à la raison. La maladie, le handicap, la vieillesse réduisent à néant cette dignité. Elle est définie à partir de lui-même. L’homme est à lui-même sa propre mesure.
« Comment reconnaître ce qui est sa dignité personnelle ? C’est une évidence qui s’impose, une force qui fait que spontanément on est capable de s’affirmer par rapport à ceux qui voudraient nous contraindre, sans se poser aucune question, tel Agrippinus dans sa réponse à Florus qui lui demandait s’il lui fallait descendre ou non au spectacle de Néron pour y remplir aussi son rôle. Agrippinus lui dit : « Descends ». Et comme Florus l’interrogeait : « Et toi, pourquoi ne descends-tu pas ? » Il répondit : « Moi, je ne me pose même pas la question ». Si on se met une seule fois à examiner de pareilles choses, comparant la valeur des biens extérieurs, la calculant, on est bien près de ressembler à ceux qui ont perdu le sens de leur personnalité. »[153]
« Ce qui fait la grandeur de l’homme, ce qui le distingue par exemple de la cigogne, vois si ce n’est pas parce qu’il se rend compte de ce qu’il fait ; vois si ce n’est pas par son sens social, par sa loyauté, par le sens de la pudeur, par sa prudence, par son intelligence. Où se trouve donc chez l’homme ce qu’il y a de grand, en fait de bien ou de mal ? Dans ce qui le distingue.
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Si on sauvegarde cet élément distinctif, si le rempart dont on l’entoure lui permet de subsister, si on ne laisse pas se corrompre la pudeur, la loyauté, l’intelligence, c’est alors l’homme, lui-même, qui est sauvegardé.
Cette grandeur est vulnérable : si quelqu’une de ces qualités vient à périr ou est forcée de capituler, alors l’homme, lui aussi, périt. Voilà en quoi consiste la grandeur.
Le grave échec d’Alexandros s’est-il produit quand les Grecs survinrent et dévastèrent Troie, et quand ses frères périrent ? Nullement. On n’échoue jamais par le fait d’autrui. Mais alors, c’était des nids de cigognes qui étaient dévastés. La défaite, ce fut quand il perdit la pudeur, la loyauté, le respect de l’hospitalité, la décence. »[154]
« Considère qui tu es : (…) un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui ne met rien au-dessus de la personne morale, mais lui subordonne tout le reste, la conservant elle-même à l’abri de la servitude et de la sujétion. Considère de quoi tu te distingues par la raison. Tu te distingues des bêtes sauvages, tu te distingues des moutons. »[155]
L’A.D.M.D. a la même réflexion sur la dignité comme tache pour chacun, comme quête d’une liberté intérieure que nul ne peut nous ravir. Dans la situation particulière de la mort, en particulier de la mort médicalisée telle qu’elle se passe au XXème siècle, elle se bat aussi pour qu’il y ait des conditions extérieures permettant, selon elle, l’exercice de cette liberté. Ici, elle se sépare d’Epictète en constatant que l’homme peut être arraché à lui-même, réduit en un objet, maintenu en vie malgré lui, anéanti. A ce niveau, l’expérience du nazisme et de toutes les formes modernes d’anéantissement de l’homme ont profondément modifié la conscience que l’homme a de sa dignité.
Pour Epictète, l’adultère[156], ainsi que le fait d’agir comme un animal, détruisent aussi la dignité, la fonction d’homme.[157]
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L’A.D.M.D. souligne que l’on peut agir comme un animal, mais aussi être traité comme tel et réduit à cet état. Ce peut être du fait de l’acharnement thérapeutique, ou du fait de maladies comme la maladie d’Alzheimer qui, pour les adhérents de l’A.D.M.D., réduit l’homme à un état animal.
En définitive, la dignité de l’homme, c’est sa capacité à ne vivre que par rapport à ce sur quoi il a pouvoir, à être libre par rapport aux objets extérieurs, à avoir une raison sûre, à se situer en fils de Dieu, en frère de tous les hommes, à atteindre l’ataraxie, quelques soient les événements, et, si besoin, à savoir sortir si les conditions de vie ne lui permettent plus de sauvegarder sa dignité.
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- [1] Henri Caillavet, L’Euthanasie, un mot qui ne doit pas faire peur, Le monde, 24 février 1987, reproduit dans le Bulletin de l’A.D.M.D. n° 24, juin 1987, p. 6-7 et dans l’éditorial du Bulletin de l’A.D.M.D. n° 34, décembre 1989, p. 3. On trouve une autre référence explicite sous la plume de Sidney Hook, Le droit de partir à temps, réflexion sur mon cas, Bulletin de l’A.D.M.D. n°26, décembre 1987, p. 9. Article publié par le New York Times et repris par l’International Herald Tribune.
- [2] Madame Cariou, Doyen de la faculté de philosophie de Lyon III
- [3] Joseph Souilhé, introduction à sa traduction, Epictète, Entretiens, p.LVIII, Editions « Les Belles Lettres », Paris, 1975. Dans toute la suite de ce chapitre, les références renverront à cette édition sans que ce soit précisé à chaque fois.
- [4] I,3,1-2
- [5] III,17,1
- [6] I,12,15-16
- [7] I,30,1
- [8] II,23,42 – III,22,95
- [9] I,1,14-17
- [10] II,14,11-13
- [11] I,15,1-14
- [12] I,6,1-2
- [13] I,1,7-9
- [14] I,6,18-22
- [15] I,14,15-17
- [16] I,12,32-35
- [17] III,24,2
- [18] III,24,10-12
- [19] I,9,1
- [20] I,9,3-6
- [21] I,13,3-4
- [22] III,11,1-6
- [23] II,10,7
- [24] II,8,1-3
- [25] III,13,7-8
- [26] I,14,5-6
- [27] I,30,1
- [28] I,14,7-10
- [29] I,14,12-14
- [30] II,8,10-14
- [31] III,26,27-28
- [32] I,1,10-12 – II,8,17-18
- [33] II,8,26
- [34] I,6,37
- [35] III,22,53-57
- [36] I,9,12-17 – I,9,22-25
- [37] III,24,110-114
- [38] I,6,40
- [39] III,24,34
- [40] III,22,23
- [41] III,24,110-114
- [42] I,29,1-5
- [43] I,3,3-7
- [44] I,6,18-22
- [45] I,6,28-29
- [46] I,6,13-16
- [47] I,6,18-22
- [48] I,1,1 – I,1,4
- [49] I,20,1-6
- [50] II,23,27
- [51] II,23,27-29
- [52] II,23,23
- [53] I,1,10-12
- [54] I,11,37
- [55] I,11,33
- [56] I,1,23
- [57] I,29,60 – III,19,1-3
- [58] I,25,1-2
- [59] I,29,1-5
- [60] I,30,4
- [61] II,8,1
- [62] II,9,15-16
- [63] II,5,4-5
- [64] I,18,3-4
- [65] I,18,1-3 – I,18,3-4 – I,18,1-10
- [66] I,28,1-5 – II,26,1 – II,26,3 – II,26,7
- [67] I,6,7-8
- [68] I,6,7-8
- [69] I,14,7-10
- [70] I,6,18-22
- [71] I,6,1-2
- [72] I,16,15-21
- [73] Note du traducteur: Louer Dieu est le devoir propre de l’homme. Celui-ci est le véritable prêtre de la création. Sa mission est de contempler la nature et de l’interpréter. C’est ce qui le distingue des animaux et fait sa supériorité (Livre IV p.20)
- [74] IV,1,103-106
- [75] Georges THOMSON, Linus PAULING, Jacques MONOD, « Le manifeste de trois prix Nobel en faveur de l’euthanasie », Brochure de présentation de l’A.D.M.D., p. 5 à 8 ou encore l’encadré sur la prise de position de Rita LEVI-MONTALCINI, Bulletin de l’A.D.M.D. n° 34, décembre 1989, p. 29.
- [76] II,8,10-14
- [77] I,9,22-25 – I,6,37
- [78] III,24,110-114
- [79] I,14,15-17
- [80] I,30,3 – I,30,1-4
- [81] IV,1,99-101
- [82] II,17,22
- [83] I,1,14-17
- [84] II,16,11
- [85] I,9,25-26
- [86] IV, 1, 59-60
- [87] III,24,34
- [88] I,6,40
- [89] I,19,7-10
- [90] I,12,8-9
- [91] I,12,15-16
- [92] I,12,17
- [93] I,12,32-35
- [94] IV,1,174-177
- [95] II,2,12
- [96] II,2,12-20
- [97] IV,1,111-113
- [98] IV,1,29-30
- [99] Jean 15,13
- [100] IV,1,128-131
- [101] I,15,1-5
- [102] II,11,13
- [103] I,20,7-11
- [104] I,22,1
- [105] I,22,2-8
- [106] III,23,30-31
- [107] II,2,21
- [108] III,2,1-5
- [109] III,10,2-3
- [110] I,4,1-4
- [111] III,13,7-8
- [112] I,18,11-16
- [113] II,1,34-39
- [114] II,2,20
- [115] II,1,21-22
- [116] III,2,1-5
- [117] III,24,10-12
- [118] I,12,32-35
- [119] I,1,10-12
- [120] IV,11,25-27 – IV,1,78-80 – IV,1,99-101
- [121] III,1,1-45
- [122] III,1,7-8 – III,1,40
- [123] IV,11,1
- [124] IV,11,14
- [125] IV,11,5 – IV,11,7-8
- [126] I,1,7-9
- [127] IV,1,78-80
- [128] I,12,32-35
- [129] II,5,24-25
- [130] II,6,11-14
- [131] II,1,14-20
- [132] II,1,34-39
- [133] II,5,9-14
- [134] I,1,21-22
- [135] I,1,32
- [136] II,1,12-13
- [137] I,27,7-10
- [138] I,9,12-17
- [139] III,24,95-102
- [140] I,25,14
- [141] I,2,25-29
- [142] I,2,3
- [143] III,24,95-102
- [144] IV,10,27-29
- [145] IV,1,29-30
- [146] IV,10,14-17
- [147] III,5,7-11
- [148] I,3,1-2 – I,3,3-7
- [149] I,2
- [150] I,2,1
- [151] I,2,7-11
- [152] I,2,30-32
- [153] I,2,12-15
- [154] I,28,19-23
- [155] II,10,1-9
- [156] II,4,1-11
- [157] II,9,1-7 – II,9,8