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Réfléchir à l’accompagnement des mourants, et plus largement aux soins aux personnes gravement malades, amène à se poser la question de la vérité aux malades.
Cette question s’est notamment posée pour nous avec Monsieur Bonnet. La question de la vérité aux malades revient tout au long des histoires vécues présentées jusqu’ici. Les récits, comme les quatre qui terminent le chapitre précédent, sont déjà une manière de partager les repères qui sont les nôtres.[1]
Il nous faut réfléchir à cette dimension importante de l’accompagnement de manière plus systématique. C’est l’objet de ce chapitre.
Une fois de plus, j’invite le lecteur à avoir pris connaissance des nouvelles dispositions réglementaires et législatives apparues en France depuis 1986 et qui donnent force de loi à ce que nous écrivions dès 1986. (Annexe 4 de ce livre)
1 – D’abord, informer clairement
Avant de réfléchir à l’opportunité d’annoncer ou non à une personne qu’elle est atteinte d’une maladie grave comportant un pronostic fatal, il faut insister sur l’obligation faite aux soignants de permettre au malade de pouvoir consentir aux soins qui lui sont faits et donc sur la nécessité de l’informer de manière claire et adaptée, tant sur sa maladie que sur les traitements proposés.
Je ne développerai pas ce principe ici, mais il sous-tend toute la réflexion qui va suivre. Je renvoie le lecteur au chapitre « Abstention thérapeutique et consentement aux soins » dans lequel cette question est abordée.
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2 – Sortir des évidences
Si tel est le principe de base, que faire lorsque la personne est atteinte d’une maladie comportant un pronostic fatal ?
Il s’agit d’une question largement débattue et généralement dans un contexte très passionnel. Elle est souvent énoncée de la façon suivante :
– « Faut-il dire la vérité aux malades ? »
Il y a alors les partisans du « oui » et ceux du « non ». Après un temps plus ou moins long de monologues juxtaposés, et dans le meilleur des cas, les protagonistes finissent par conclure qu’il n’y a que des cas particuliers et que l’on ne peut rien dire, ce que l’on peut interpréter comme la conviction qu’il n’y a pas de repère possible en la matière, chacun en étant réduit au « cas par cas », c’est-à-dire souvent à faire n’importe quoi.
Comme nous l’avons vu à propos de l’euthanasie et de l’acharnement thérapeutique, nous nous trouvons comme soignant avec un savoir très complexe sur ce qu’il faut mettre en oeuvre ou non devant tel ou tel symptôme, mais nous n’avons aucune formation sur la conduite à avoir dans la relation avec une personne, son entourage. Nous n’avons aucune formation sur la portée éthique de nos gestes ou de nos paroles. Il y va pourtant de la vie des personnes que nous soignons : nos gestes et nos paroles peuvent tuer ou permettre à l’autre de vivre.
3 – Prendre du recul par rapport à la question posée
Devant une question difficile et qui suscite des débats très passionnels, il est nécessaire d’analyser les termes de la question.
3.1 « La Vérité »
Parler de « la » vérité, c’est supposer qu’il y a une vérité et l’on sous-entend ici par « la vérité », le résultat que donne l’examen anatomopathologique (observation des cellules prélevées par biopsie) et qui permet de dire: « c’est un cancer de tel type ».
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Outre les problèmes d’erreur diagnostique, la définition anatomopathologique du type de cellules observées au microscope ne rend pas compte de l’ensemble de la réalité que vit la personne.
« La vérité » est aussi souvent perçue comme le pronostic, la vérité statistique: « vous avez 70 % de chances de guérir », ce que la personne peut traduire par « j’ai 30 % de chances de mourir ». Il s’agit de la même réalité et, pourtant, ce n’est pas la même « vérité » qui est perçue par le soignant et par la personne.
D’autre part, ce qui est statistiquement valable à l’échelle d’une population (70 % des personnes chez qui a été observé tel type de cellules cancéreuses guérissent avec tel traitement) ne l’est pas à l’échelle d’une personne. Pour elle, ce qu’elle va vivre, c’est la loi du tout ou rien, c’est-à-dire soit la guérison, soit la mort (nous n’entrons pas ici dans la distinction des guérisons incomplètes).
« La vérité », c’est aussi un pronostic dans le temps en terme d’espérance de vie. De la même façon cette donnée n’est valable qu’à l’échelle d’une population. Cela ne rend pas compte du vécu de tel ou tel malade particulier qui soit décèdera très rapidement, soit survivra de façon surprenante.
Dire à une personne, ou à sa famille, qu’elle en a pour un an par exemple, c’est un abus de pouvoir, car le soignant ne sait pas ce qu’il va en être pour la personne en question et ce peut être lourd de conséquences. Il va être difficile à la famille d’avoir une relation avec une personne qui aura survécu plus longtemps que prévu et pour laquelle elle aura déjà fait son travail de deuil, alors même que la personne est encore vivante. Inversement, si la personne meurt plus vite que prévu, la famille ne s’y sera pas préparée et risquera d’avoir le sentiment qu’on lui a volé la possibilité d’une relation.
De telles affirmations ne sont pas sans conséquence pour le malade lui-même. Elles entraînent un certain type de rapport au médecin, à la médecine et à la science : « le médecin m’a condamné ».
Il est vrai aussi que la personne et sa famille demandent des points de repère sur le potentiel évolutif de la maladie et que cela peut être précieux pour elles, ne serait-ce que pour régler des affaires importantes ou ne pas entreprendre certains projets qui laisseraient ceux qui survivent dans l’embarras.
Il importe alors d’avoir une très grande prudence sur la façon dont sont données ces informations.
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La réaction habituelle des familles mais aussi des soignants lorsqu’ils se trouvent devant une personne pour laquelle un diagnostic grave vient d’être posé, est de fixer leur attention sur la réalité anatomopathologique, de mettre un nom sur la maladie, de ne s’intéresser qu’aux constantes biologiques, à l’espérance de survie, aux chances de guérison. Il s’agit là d’un processus tout à fait normal et important de compréhension mais aussi de défense par rapport à ce que vit l’autre et qui fait peur, qui vient nous rappeler sa finitude et aussi la nôtre, qui nous rappelle notre radicale séparation: nous ne pouvons savoir ce que vit l’autre, ce qu’il ressent, et nous avons besoin de points de repère objectifs. Il ne s’agit pas seulement d’un processus de défense et je ne veux pas mésestimer la part de réalités que traduisent ces informations.
Mais le risque est grand d’en rester à ce niveau de la « vérité », et de ne plus percevoir d’autres dimensions. Toute notre relation à l’autre se fera à travers ce filtre. Au lieu de vivre la relation à l’autre au jour le jour, en fonction de l’aujourd’hui, de ce qu’il vit ici et maintenant, la relation ne sera vécue que par rapport à un terme fixé artificiellement et dont nous avons vu le caractère inadéquat pour une personne donnée.
Ces réactions de défense sont à entendre et non pas à juger. Elles traduisent l’extraordinaire difficulté de la famille à vivre cette situation où la vie est en jeu, où la mort ne peut plus être oubliée, niée, où la perte future est déjà présente.
Les soignants peuvent alors enfermer la personne et son entourage dans ce mode d’appréhension de la réalité ou les aider à accéder à un autre mode de compréhension de la maladie, de leur vie, à un autre mode de relation entre eux.
« La vérité », c’est également ce que va vivre la personne malade, comment lui, ou elle, se représente sa maladie, ce que ça lui fait vivre comme peurs, comme pertes, comme difficultés et aussi en positif, pourquoi l’exclure, comme découverte, comme maturation.
« La vérité », c’est aussi le sens qu’il va vouloir et pouvoir donner ou non à ce qu’il vit, à ce qu’il se prépare à vivre, à sa vie et à sa mort.
Il ne faut pas oublier que la formulation d’une vérité n’est pas seulement un savoir sur une réalité, mais elle contribue elle-même à créer cette réalité aujourd’hui et demain.
Il suffit parfois de très peu de choses pour aider des personnes à communiquer non plus au niveau de vérités extérieures mais au niveau de ce qu’elles vivent, de leur vérité.
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Le père d’un de mes amis a été hospitalisé pour une insuffisance rénale terminale. Depuis longtemps il était en insuffisance rénale chronique et il avait dû arrêter son métier d’agriculteur. La situation s’était aggravée et l’issue fatale à court terme ne faisait plus de doute. A chaque fois que je lui demandais des nouvelles de son père, il me parlait de son taux de créatininémie (reflet de l’importance de l’insuffisance rénale) qui avait augmenté ou baissé, de la kaliémie (taux de potassium dans le sang), de la quantité urinée etc. J’ai fini par lui dire :
– « Et lui, que vit-il ? Qu’est-ce qu’il exprime ? ».
N’étant pas impliqué affectivement de la même façon que lui, c’était son père qui mourrait, j’avais plus de recul et j’ai pu l’inviter à ne plus fixer son attention sur les constantes biologiques mais sur ce que vivait son père, sur ce qu’il exprimait. Il m’a alors dit qu’il avait du mal à accepter que son père soit très préoccupé de régler son héritage. Pour lui qui était croyant, un tel souci paraissait peut-être futile ou matériel. La façon dont s’exprime celui qui va mourir déconcerte souvent la famille. J’ai essayé de lui faire comprendre l’importance pour son père de pouvoir transmettre quelque chose à eux qui restaient, la dimension symbolique de cette préoccupation et aussi l’importance de régler ses affaires pour pouvoir partir.
Il est venu me voir après la mort de son père pour me dire à quel point ces deux remarques l’avaient aidé et avaient transformé la relation qu’il avait avec son père. De fait, sans pouvoir caractériser ce changement, j’avais perçu une transformation chez cet ami.
La mère d’un autre ami est progressivement devenue « démente sénile » et grabataire au point que l’hospitalisation est devenue inéluctable. C’était, bien sûr, une très grande souffrance pour cet ami prêtre de voir sa mère, une femme qui jusque là avait beaucoup de classe et était très distinguée, devenir incontinente, devoir porter des couches, perdre petit à petit sa pudeur et se « dégrader ».
Je l’ai accompagné quelques fois lorsqu’il allait lui rendre visite dans le service où elle avait dû être placée. Il nous est arrivé de la trouver par terre, la face contre terre, plus ou moins souillée, ayant à chaque fois de nouveaux hématomes. Si certaines fois elle était assez excitée, il arrivait aussi que nous la trouvions complètement assommée par les neuroleptiques.
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Ce qu’il percevait comme « vérité », c’était ce tableau insupportable pour chacun et surtout pour lui, son fils. Il regardait aussi la température, sa tension, ce qu’elle mangeait, ce qu’elle faisait, ce qu’elle ne faisait plus, ce qu’elle n’était plus. Quand nous nous en allions, nous échangions nos impressions d’autant qu’il voulait mon avis de médecin, la vérité médicale. Il me disait sa souffrance et l’impression qu’il avait que ce n’était plus sa mère.
J’essayais simplement de lui dire ce que j’avais perçu de sa mère aujourd’hui :
– « Tu as vu, elle m’a reconnu alors qu’elle ne me connaissait pas avant sa maladie », « elle t’attendait, elle n’avait pas oublié que tu allais venir », « elle s’est intéressée à ses petits enfants », « elle était moins angoissée que l’autre jour »…
N’étant pas son fils et donc plus libre que lui, j’essayais de lui dire l’importance d’accueillir ce qu’elle vivait aujourd’hui et de ne pas seulement la regarder par rapport à avant, sans pour autant nier la réalité.
Au bout de quelques mois, alors que nous étions en train de faire la cuisine ensemble, il se tourne vers moi le visage souriant et me dit :
– « Tu sais Bruno, je retrouve ma mère. Je ne la regarde plus par rapport à l’image que j’avais d’elle avant mais par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui et nous communiquons à nouveau. Je découvre aussi l’importance du regard et du contact physique, du toucher. »
De fait, je le sentais libéré, plus détendu et ce qu’il nous disait après avoir rendu visite à sa mère était différent. Pourtant l’état de sa mère s’était encore aggravé.
Une pratique qui peut aider à accompagner :
J’ajoute que j’invitais ceux qui me demandaient de l’aide pour accompagner un proche à tenir un cahier sur lequel prendre des notes de ce qui s’était vécu, échangé, en notant le plus fidèlement les expressions de la personne, en étant attentif non seulement aux expressions verbales mais aussi aux attitudes, aux silences.
J’invitais à noter non seulement ce qui était dur, mais aussi ce qui était reçu, ce qu’on avait pu partager.
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- Cette manière de faire a plusieurs intérêts :
– apprendre à écouter avant d’être préoccupé de parler ;
– pouvoir relire après coup. Combien de fois, je n’ai « entendu » que plusieurs jours ou semaines après, en relisant des notes prises auparavant, quelque chose que le malade avait dit et que je n’avais pas pu entendre alors ;
– pouvoir, des jours après, reprendre le partage à partir de là où l’autre nous avait laissé ;
– pouvoir prendre de la distance avec ce que vit l’autre et être plus libre pour l’accompagner, pouvoir entendre non seulement tout ce qui était dur, mais aussi ce qui était donné.
– pour des soignants, pouvoir relire avec d’autres soignants une pratique, s’enrichir mutuellement, accepter d’être questionné par d’autres pour progresser. C’est notamment par cette pratique des récits et comptes-rendus d’équipe que nous avons progressé en équipe, mais aussi pu écrire ce livre et partager avec d’autres découvertes et questions.
Réfléchir à la question de « la vérité au malade », c’est donc d’abord se demander :
– De quelle vérité parlons nous ?
– A quelles vérités ou dimensions de la vérité sommes nous attentifs ?
– Qu’est-ce que cela permet dans la relation à l’autre ?
3.2 « Dire »
Parler de « dire » la vérité sous-entend un certain nombre de représentations.
Tout d’abord, cela laisse penser qu’il s’agit d’une communication exclusivement verbale et l’on oublie que, dans la relation à l’autre, « tout » parle : le ton, les silences, le regard, les gestes, les esquives et aussi les actes (les examens prescrits, les traitements entrepris -radiothérapie, chimiothérapie, le fait d’être hospitalisé dans un centre anti-cancéreux- ) etc.
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Poser la question en ces termes, c’est aussi laisser entendre qu’il y en a un qui sait (le soignant) et un qui ne sait pas (le soigné), un qui peut agir et un qui ne peut pas.
La réalité vécue est plus complexe et si, habituellement, le malade ne sait pas, au sens où il ne peut pas poser le diagnostic, il ressent des transformations dans son corps et a un savoir à lui. Cela est vrai dès le début de la maladie et de façon plus évidente, me semble-t-il, au fur et à mesure que le mal évolue. Quel soignant n’a pas été frappé de la façon dont des mourants peuvent savoir qu’ils vont mourir et nous l’annoncer de façon verbale ou plus souvent symbolique alors même que, cliniquement, rien ne laisse supposer l’imminence de la fin ? On se souvient de la façon dont Madame Batéot[2] avait demandé à boire du Monbazillac pour finalement dire, en parlant apparemment du verre qu’elle tenait à la main : « c’est trop rude pour moi ». On se souvient aussi de sa discussion avec le Docteur Sachet pour savoir si elles devaient se dire « au revoir » ou « adieu ».
Et quel soignant n’a pas été frappé de la part active que joue un malade dans sa maladie, pouvant lutter ou non, et même « partir » presqu’activement. Je ne parle pas ici du « syndrome de glissement » (terme qui qualifie le fait que certains vieillards se laissent mourir sans que l’on trouve de pathologie expliquant cette altération de leur état). Nous ne savons pas grand chose sur la part d’intervention du malade sur sa maladie, mais nous ne pouvons pas la nier.
Parler de « dire » la vérité, c’est aussi laisser croire qu’il s’agit d’un acte ponctuel.
Il y aurait ainsi un temps où la personne ne sait pas, puis ensuite, avec l’énonciation du diagnostic, elle saurait. Il n’est pas rare d’entendre des soignants s’étonner de ce qu’une personne, à qui l’on a dit le diagnostic, se plaigne de ne rien savoir. En effet, il ne suffit pas qu’un diagnostic soit dit pour qu’il soit entendu, ni pour que la personne puisse faire des déductions de ce que cela va entraîner pour elle comme traitements, comme conséquences dans son corps, mais aussi dans ce qui faisait jusque là sa vie, dans son travail, ses relations…
Comme l’a rappelé Elizabeth Kubler-Ross, la dénégation est un processus de défense contre une réalité que l’on ne peut assumer et qui vient briser l’unité de la personne. Il ne faut pas oublier non plus que le processus de dénégation varie dans le temps et aussi en fonction des interlocuteurs.
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Une personne peut « savoir » ou plus exactement « dire savoir » à un moment donné, puis dire ne pas savoir ensuite. Il y a des choses que l’on peut savoir avec tel interlocuteur et ne pas savoir avec tel autre sans « mentir » pour autant. Par exemple, Monsieur Bonnet nous disait : « je vais guérir, hein » et cinq minutes après il disait à sa femme : « Marie, je vais mourir, tu t’occuperas des enfants ». Pourtant, nous ne lui avions pas « dit » qu’il allait mourir.
Le fait que le malade puisse dire en toute bonne foi qu’il ne sait pas ne signifie pas qu’il ne sache pas. Il y a une part de lui qui sait et une part qui ne sait pas. Cela dit aussi le fait que, même s’il connaît le nom de sa maladie, il ignore les conséquences concrètes qu’elle va avoir pour lui ; il s’agit d’une situation qui lui est inconnue et que personne ne peut connaître pour lui.
Au moment où je termine la première édition de ce livre, je fais un stage à l’aumônerie de l’Institut Gustave Roussy, le centre anti-cancéreux de Villejuif, et je suis frappé de la façon dont cette dénégation peut aussi être partielle.
L’autre jour, j’entre dans la chambre d’un homme de 40 ans, ancien capitaine au long cours et je me présente comme membre de l’aumônerie. Très rapidement, et bien que je ne lui ai pas posé la question, il m’explique qu’il a eu un cancer de la gorge, trois ans auparavant, qu’il s’est fait soigner et que depuis il est guéri.
Il précise alors que, depuis deux mois, il a des problèmes digestifs, qu’il ne peut plus manger et, pour cette raison, il est de nouveau hospitalisé afin de subir des examens.
Je lui ai alors dit que cela devait être pénible que d’être dans l’attente des résultats de ces examens. « Oh non, pas du tout ! » m’a-t-il répondu. « Là ce n’est rien, mon cancer est guéri, il a été brûlé. Ce que j’ai aujourd’hui n’a rien à voir. » Un moment après, cependant, il m’a expliqué qu’il avait totalement rayé un mot de son vocabulaire : le mot « demain ».
Il a finalement dû être opéré en urgence et je l’ai retrouvé quelques jours après, très fatigué, en réanimation.
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Comme on peut l’entrevoir la façon dont un malade va faire face à « la vérité » est un processus très complexe et je pense que le Professeur Schwartzenberg aurait mieux fait de s’interroger sur cette complexité plutôt que d’agresser son « ami » Louis Viansson Ponte dans les 80 premières pages de son livre « Requiem pour la vie » parce que ce dernier n’avait pas eu le courage de faire face à la vérité lorsque lui même s’est retrouvé malade, alors que, quelques mois auparavant, ils avaient signé ensemble un plaidoyer pour la vérité au malade sous le titre « Changer la mort ».[3]
Si, comme nous l’avons vu, la vérité ne se réduit pas au diagnostic anatomopathologique, n’est pas seulement une information que l’on donne à l’autre mais aussi une réalité que l’autre construit, le soignant n’aura pas seulement à se préoccuper de dire un diagnostic. Il devra aussi être à l’écoute de ce que le malade vit, de ce qui le préoccupe, de ce qu’il découvre, de ce qu’il sait et que lui, le soignant, ne sait pas. Qu’a-t-il à me dire ? Et ce, bien au delà d’une simple expression verbale. Il aura aussi à être attentif à ce que le malade peut entendre ou non à un moment donné.
Il y a des façons de transmettre une information qui permettent à l’autre d’élaborer autant dans le domaine du sens que dans celui du comportement et d’autres qui empêchent toute imagination, laissant le malade dans une impasse.
Vouloir « dire la vérité », cela peut être aussi vécu comme une façon de démissionner de sa responsabilité : « je le lui ai dit » peut insidieusement signifier : « qu’il se débrouille, qu’il ne vienne pas me déranger, j’ai fait mon devoir ».
Or si seul le malade peut vivre sa condition d’homme dans la maladie, ceux qui l’entourent, les soignants, sa famille, ont aussi une part de responsabilité pour l’aider à faire un chemin, le sien. Ce que vit l’autre si l’on accepte de cheminer avec lui peut questionner notre propre vie et devenir source de maturation, d’enrichissement.
Parler de « dire la vérité », cela laisse aussi penser qu’il s’agit d’un tête à tête médecin / malade, ou plus rarement entre un membre de la famille et le malade.
Or le processus d’accession à sa vérité par le malade va se faire au sein d’un ensemble plus large incluant l’ensemble de l’équipe soignante et son entourage. Il n’y a pas de « vérité au malade », de relation vraie avec lui, s’il n’y a pas de parole au sein de l’équipe soignante, si l’équipe ne prend pas en compte l’ensemble des besoins de la personne et ne considère les diverses dimensions de la vérité. De même, il est nécessaire de réfléchir à l’aide à apporter à la famille pour qu’elle puisse vivre en vérité la relation avec celui qui est malade, pour qu’elle puisse elle-même élaborer sa vérité.
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4 – Respecter l’interdit du mensonge
Nous venons de voir qu’avant de vouloir répondre à la question posée, il fallait réfléchir aux termes de la question elle-même. A l’issue de ce parcours, nous avons pointé certaines limites de la question posée, au point de la récuser telle qu’elle est posée et le lecteur s’interroge peut-être : n’y a-t-il donc pas de réponse ?
Pour qu’il y ait une relation possible entre des personnes, les moralistes nous apprennent qu’un certain nombre d’interdits fondamentaux doivent être respectés. L’interdit du mensonge en fait partie. Si les paroles nient la réalité ou la falsifient, quelle relation reste possible ? Elizabeth Kubler-Ross, parmi d’autres, a montré comment le mensonge entraîne un véritable fossé autour de celui qui est gravement malade au point que, bientôt, il se trouve strictement isolé. Les mots échangés n’ont plus aucun sens. Le malade ne peut plus faire confiance, il ne peut plus parler de ce qu’il vit, de ce qui le préoccupe. Autour de lui tout n’est que théâtre et fuite.
Ce qu’il dit et la réalité des faits contredisent les paroles qui lui sont adressées.
Je ne suis pas près d’oublier la révolte et les cris de cette consoeur, mère de famille, atteinte d’un cancer de l’utérus avec métastases hépatiques, injuriant les soignants qui lui avaient dit qu’elle n’avait pas de métastase, alors que, le matin même, un externe venait de faire un décalque de son foie qui descendait jusque dans la fosse iliaque droite. L’incapacité de ceux qui la soignaient à accepter une relation en vérité avec elle les a d’ailleurs conduits à pratiquer l’euthanasie.
Le mensonge tue la relation, il peut rendre fou et tuer. Un homme de 80 ans, aveugle, a « vu » sa femme mourir devant lui (ils étaient hospitalisés dans la même chambre), mais son fils a refusé qu’on lui dise que sa femme était morte et l’a fait transférer dans un autre service en lui expliquant que sa femme était restée dans le service initial. Deux mois après, il est arrivé à la Première Unité. Jour et nuit il hurlait en appelant « Lucienne, Lucienne » ! On l’entendait de l’autre bout du service ce qui était insupportable pour ses voisins et pour les soignants de la salle. Nous discutions avec lui :
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– Qui appelez-vous ?
– Ma femme.
– Où est-elle ?
– Elle est morte.
Et il recommençait à appeler de plus belle. Plusieurs fois il nous a dit qu’il savait, mais il savait sans son fils (il n’y avait pas eu de parole entre eux ou plus exactement la parole niait la réalité qu’il savait). Il était seul avec son chagrin et pris pour un incapable. Il a continué à hurler pendant plusieurs semaines jusqu’à ce qu’un voisin excédé le frappe pour le faire taire lui fracturant le crâne et plusieurs côtes. Il a alors été transféré en psychiatrie où il s’est littéralement laissé mourir, refusant toute alimentation.
Cette histoire est particulièrement « folle » mais non pas rare, tout comme celle de Madame Sève à qui il ne fallait pas dire qu’elle avait une jambe en moins, de peur qu’elle ne supporte pas la vérité.
De façon moins caricaturale, il est fréquent que les familles nous interdisent de prévenir leurs parents si eux-mêmes sont malades. Je me souviens de la détresse de cette femme disant :
– « Ma fille ne vient plus me voir, elle m’abandonne ».
Sa famille pensait qu’il valait mieux ne pas lui dire que sa fille était décédée.
Ces réactions des proches ne sont pas à juger et elles traduisent une souffrance. Le même mode de relation, ou de non relation est souvent utilisé avec les enfants, qu’il s’agisse de leur maladie à eux, ou de la mort de quelqu’un qu’ils connaissent. Bien souvent, ils n’ont pas le droit de voir leur père ou leur mère malade, encore moins lorsqu’il ou elle sont morts. Ils sont exclus de leur enterrement et il n’est pas rare que la vérité soit transformée ou niée.
Une de mes grandes tantes est morte récemment à 94 ans. Elle avait 40 arrière petits enfants entre 0 et 8 ans. Sa famille a décidé de les faire participer à l’adieu fait à leur grand-mère, du moins tous ceux qui avaient plus de 4 ans.
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Ils étaient présents à la célébration des funérailles, chargés de faire un bouquet avec des branches de lilas provenant du jardin de leur grand mère et d’allumer des bougies. Ils ont aussi suivi le cercueil au cimetière et étaient présents pour la mise en terre. On leur avait expliqué que leur grand-mère était très vieille, qu’elle était morte, qu’ils ne la reverraient plus, qu’elle était là dans la boîte… Un moment après, une petite fille de 4 ans se plante devant une dame qui, vue avec ses yeux à elle, lui apparaît très vieille et lui dit :
– « Alors toi, tu es sortie de ta boîte ? »
Elle ne semblait pas très perturbée. Qu’a-t-elle exactement compris de la mort ? Je ne sais. Mais ce que je sais, c’est que la réalité que l’on peut toucher, voir, à laquelle une parole correspond, est infiniment moins douloureuse que celle qui est niée et que pourtant l’on sait, que l’on ne peut voir, que l’on ne peut qu’imaginer et ce, sans point d’attache avec la réalité, sans personne en qui l’on puisse avoir confiance pour partager ses questions, ses sentiments, sans pouvoir être aidé.
5 – Refuser les paroles qui tuent
Le refus du mensonge est un repère très important. Le refus des paroles qui tuent est un autre repère tout aussi important.
Elizabeth Kubler-Ross et tous ceux qui se sont intéressés à l’accompagnement des personnes en fin de vie, soulignent l’importance de toujours laisser une place à un certain espoir, de ne pas prononcer de paroles qui condamnent, qui ferment tout horizon.
Christiane Jomain montre comment la parole d’un proche a littéralement provoqué la mort d’un malade. Il y a une façon de ne pas mentir, de répondre de façon « ouverte », de laisser une part d’espoir, d’amener le malade sur un autre terrain, qui permet au malade de ne pas être seulement « condamné », de pouvoir s’ouvrir à la vie qui reste à vivre, de pouvoir encore faire des projets même s’ils sont de plus en plus modestes et de plus en plus à court terme.
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Quand Monsieur Bonnet nous dit[4] : « je vais guérir, hein », nous ne lui avons pas répondu qu’il était condamné. Nous ne lui avons pas non plus dit qu’il allait guérir. Nous lui avons dit que nous essayions de le guérir mais que nous n’étions pas sûr du résultat et nous l’avons amené sur un autre terrain, d’une part en lui garantissant qu’il ne souffrirait pas, que nous ne le laisserions pas seul, d’autre part en lui proposant de voir sa femme. Nous n’avons pas nié la réalité, lui permettant ainsi de se préparer à sa mort s’il le souhaitait, mais sans faire pour autant le choix de « la vérité médicale » à tout prix, sans lui donner le diagnostic qu’il n’avait pas demandé, sans lui asséner le pronostic. Dans le cas de Madame Batéot[5], la situation était très différente. C’est elle qui est arrivée en nous disant : « j’ai un cancer au poumon, je vais mourir », et la relation s’est faite plus directe, y compris sur les traitements.
Pour ce qui est de la réflexion sur la capacité de tel ou tel malade à recevoir ou non une information précise sur sa maladie et à pouvoir consentir on pourra se reporter au quatrième chapitre.
5 – Entendre la vérité de l’autre
Face à la question de dire ou non la vérité au malade, question qui est plus fondamentalement celle de la relation en vérité avec celui qui est malade et avec son entourage, nous n’en sommes pas réduits au « cas par cas » et nous disposons de points de repère: nécessité d’une information claire et adaptée, réflexion sur « la vérité », sur « dire » la vérité, points de repère éthiques comme le refus du mensonge et l’exigence de « l’être pour autrui » (ce qu’il vit me concerne et en appelle à ma conscience).
Nous avons des outils que nous donnent notamment les sciences humaines pour mieux comprendre ce que vit la personne malade. Ces éléments ne donnent pas la solution mais nous aident à agir dans chaque cas qui est singulier.
Ils nous aident à ne pas en rester à la question de savoir ce qu’il faut dire ou ne pas dire pour nous demander aussi:
– Qu’a-t-il à me dire, qu’ai-je écouté, reçu, découvert ?
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Ils nous aident à ne pas en rester à la seule vérité biologique et de pouvoir aussi entendre la vérité humaine, spirituelle, c’est à dire le sens que l’autre peut donner ou non à ce qu’il vit, la parole (au sens large du terme) qu’il nous adresse.
Une telle relation en vérité n’est pas seulement de l’ordre de l’inné. Elle peut s’apprendre à travers la lecture d’ouvrages comme ceux de Kubler-Ross, à travers une réflexion commune en équipe, à travers la participation à des sessions de formation. Les soignants doivent aider les familles à vivre cette relation avec leurs parents malades.
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[1] A part l’introduction qui a été remaniée, la suite du chapitre a été écrite avant que j’ai eu à accompagner les 4 personnes atteintes de S.L.A. Je n’y ferai donc pas référence. On pourra vérifier a posteriori que les repères proposés en 1986 ont été particulièrement opérant en situation très difficile ensuite.
[2] Chapitre 5, § 3.2
[3] Léon Schwartzenberg, Louis Viansson Ponte, « Changer la mort », Albin Michel, Paris, 1977.
[4] Chapitre 1, § 3.
[5] Voir chapitre 4, § 2.1