Histoire de Madame Batéot, atteinte d’un cancer du poumon et demandant l’euthanasie à son arrivée

« Madame Batéot, 80 ans, parfaitement lucide, est entrée dans le service le 6 Juin 1984.

–     « J’ai un cancer du poumon, je n’ai plus aucune famille, je viens ici pour mourir, donnez-moi la mort ».

C’est en raccourci ce qu’elle nous a dit en arrivant. Elle était tellement essoufflée et pâle que nous avons immédiatement fait un bilan qui s’est avéré normal, à part une opacité sur la radio de poumons qui avait beaucoup régressé suite à une radiothérapie. Nous avons passé du temps à l’écouter. Dans les jours qui ont suivi son arrivée, elle nous a dit que son père, sa mère, sa soeur, son mari étaient morts en étouffant et qu’elle allait en faire autant. Comme pour les autres malades nous lui avons expliqué notre rôle, les moyens dont nous disposions et nous l’avons mise sous corticoïdes. Nous lui avons garanti que nous ne la laisserions pas souffrir. Elle s’est remise à respirer, à vivre.

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Au départ, elle refusait absolument tout examen complémentaire, toute consultation en cancérologie. Après un temps de négociation, elle a accepté de consulter en cancérologie à condition d’être accompagnée par Agnès, l’interne qui m’avait accueilli comme externe, et après que nous nous soyons engagés à ne faire aucun exemple complémentaire ou traitement sans son accord. Nous souhaitions savoir de manière plus précise où elle en était de son cancer, si son refus de tout soin était totalement justifié, si nous arriverions à la convaincre de faire un traitement curatif au cas où cela soit raisonnable. La consultation nous a convaincu que son refus de soin curatif n’était pas le fruit d’une peur démesurée et que son appréciation de sa situation était adaptée.

S’il en avait été autrement, nous aurions essayé de lui faire valoir l’intérêt d’un traitement curatif mais sans passer outre son refus. Nous aurions eu d’autant plus de chances de la convaincre que l’accueil de sa parole et l’engagement de notre part à la respecter avait fait naître une confiance.

En tous cas, par rapport à la demande initiale de mort, elle avait repris confiance et goût en la vie, ne restait plus au lit toute la journée, s’habillait, venait aux sorties du service en bateau-mouche, au zoo de St Vrain. Du 6 Juin au 25 Septembre, la situation est stable.

Le 25 Septembre elle est très essoufflée en raison d’une embolie pulmonaire. La tumeur a de nouveau augmenté de taille. A mon arrivée les infirmières m’attendent et me disent :

–     « tu ne peux pas la laisser comme ça ».

Sous-entendu, l’euthanasie est la seule solution.

Je vais voir Madame Batéot, l’examine, puis je m’assieds sur son lit. Je me suis alors fait agresser, ou plutôt tester :

–     « La vie est irrespirable, donnez-moi la mort »… Long silence

–     « Vous m’aviez dit que je ne souffrirai pas, que vous seriez là… »

Pendant 3/4 d’heures je suis resté sur son lit, silencieux, perplexe. Elle me questionnait, puis attendait. Mais la demande était claire, elle voulait la mort. Soit j’acceptais, et je me mettais en contradiction avec ce que nous disions depuis que nous avions plus particulièrement mis l’accent sur l’accompagnement des mourants, soit je refusais et fuyais son lit, ce qui n’était pas mieux…

Au bout de trois quarts d’heures, elle s’est redressée sur son lit, m’a regardé et a dit:

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–     « Vous êtes encore là ? »

La relation a alors changé du tout au tout. Elle avait vu que je n’avais pas fui, que je n’avais pas étouffé ses questions et que, malgré sa révolte, j’étais resté sans chercher à avoir réponse à tout, sans nier ce qu’elle ressentait, et en particulier le côté « irrespirable » de la vie pour elle.

Dès lors l’échange a été très différent. Finalement, comme elle respirait, certes rapidement, mais sans signe de lutte, j’ai fini par lui dire qu’il me semblait qu’elle respirait encore assez bien, qu’elle ne souffrait pas (ce qu’elle me confirma) et qu’elle avait surtout peur de mourir d’étouffement et seule. Je lui ai redit que notre rôle n’était pas de la tuer, ni de prolonger coûte que coûte sa vie, que nous ne la laisserions pas souffrir et que nous serions là. Pour ce faire, nous l’avons prévenue qu’avec le Dr Sachet, nous laisserions nos coordonnées pour pouvoir être joints à tout moment. D’autre part, nous avons augmenté les corticoïdes, adjoint des anxiolytiques et nous avons laissé une prescription très détaillée pour que les infirmières et l’interne de garde puissent intervenir en attendant notre arrivée. Quand l’équipe a vu que nous laissions nos coordonnées, qu’ils ne se retrouveraient pas seuls face à elle si elle étouffait, plus personne n’a parlé d’euthanasie et tous l’ont entourée.

Pendant quatre semaines, nous n’avons jamais été appelés, elle respirait mieux, continuant à se lever mais ne s’habillant plus. Le 16 octobre au matin, elle a fait une importante dyspnée qui a cédé avec des corticoïdes et des anxiolytiques.

Mais sans point de repère (il n’y a aucun enseignement en faculté sur ce problème), j’ai eu peur et, après en avoir parlé avec Annick Sachet et en équipe, nous avions fait mettre les constituants d’un cocktail lytique dans la pharmacie. Nous avions ajouté qu’il ne fallait rien faire sans nous avoir d’abord joints. C’était une façon de nous rassurer, d’être sûrs de ne pas laisser Mme Batéot dans des souffrances insupportables, même au nom d’un repère éthique fondamental et auquel nous adhérions.

Déjà, en 1986, je signalais que je ne réagirais plus de la même façon. Le cas s’était d’ailleurs reposé depuis 1984 et nous n’avions à aucun moment envisagé de cocktail lytique, de mort provoquée.

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L’attitude à avoir dans un tel cas, n’était pas d’envisager un cocktail lytique, mais de savoir prendre un risque antalgique proportionné aux maux dont elle souffrait en visant de calmer la dyspnée pour lui permettre de vivre de nouveau en relation avec autrui.

En 2003, en cas de situation aiguë non contrôlée autrement malgré un traitement bien conduit, et uniquement dans ce cas qui doit rester rare, la solution consiste à provoquer une « sédation réversible », un sommeil léger au moment d’une souffrance aiguë non calmée autrement sans mettre de dose susceptible de provoquer la mort.[1]

Dans la même période, Madame Batéot a accepté de rencontrer « en plus » Marie Geneviève Freyssenet, psychologue du service. Je vous livre un bref résumé de ses notes de travail :

La proposition était la suivante : « pour s’en aller, pour mourir, parfois il reste quelque chose à dire, à faire ou à penser et qui retient ».

Sa réponse a été en plusieurs temps :

–     « A quoi bon encore parler ? Je n’ai plus rien à dire, je n’ai pas eu une belle vie. »

–     Puis nous avons fait un peu connaissance : D’où elle était ? D’où j’étais ? Quel métier ? Mariée ? Enfants ? Parents ? Logement ? Elle a dit qu’elle comprenait bien que « de déménager ça vous cause du souci ».

–     Puis « mariée deux fois, je n’ai pas été heureuse. Je n’ai pas eu de vie, voilà ! »…

–     « aidez-moi à chercher dans mon sac et dans mes papiers. Je veux savoir ce qu’il me reste sur mon compte ». Ses papiers étaient confus. Madame Guigui, la surveillante générale du service s’est renseignée et a transmis le renseignement par écrit.

N’ayant plus d’enfant, elle a choisi de « fleurir ses parents ». « 100 francs pour chaque, 1 violette et 1 blanche ».

Elle a du faire un effort de mémoire pour nous dire exactement à quel cimetière il fallait porter les fleurs.

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Le reçu du fleuriste lui a été transmis. Par la suite, elle a précisé qu’il s’agissait de son oncle et de sa tante qu’elle considérait comme ses parents véritables.

Entre le 27 et le 29 cela était réglé.

Quant à moi, elle m’a fait appeler le dimanche 28 en fin d’après-midi : j’étais à une rencontre au Centre Sèvre entre personnes engagées dans la mise en place ses soins palliatifs et je venais de prendre la parole suite à une question d’un participant sur le traitement des sensations d’étouffement ; je venais juste d’expliquer que, depuis que nous laissions nos coordonnées 24h/24, Mme Batéot allait bien et n’avait plus posé de problème, quand quelqu’un a transmis le message que le Docteur Cadart était attendu d’urgence à l’hôpital Charles Foix… tout le monde a compris ce qui se passait…

Quand je suis arrivé à l’hôpital, je l’ai trouvée respirant parfaitement bien et, si je n’avais pas soupçonné qu’elle avait vérifié la solidité de l’engagement que nous avions pris, j’aurais eu de quoi trouver qu’elle exagérait. Je n’ai rien changé au traitement et j’ai passé une heure avec elle. Quand je suis parti, elle était toujours calme et respirait sans difficulté importante même si elle avait une vraie gêne liée au cancer qui continuait d’évoluer.

Le lendemain elle dit à la psychologue:

–     « Et le docteur est venu, un dimanche après-midi… Voyez-vous cela ! »

Il était clair qu’elle avait testé le système et vérifié que ce qui lui avait été promis serait tenu, qu’elle pouvait faire confiance à la parole des soignants, qu’elle ne serait pas seule au moment de sa mort, qu’elle n’étoufferait pas.

Le 29, je reste jusqu’à 19h ; elle est de plus en plus faible. Elle parle également avec nous de la tombe de ses parents à fleurir, de son enterrement auquel elle souhaite que nous soyons.

Le 30, la situation est tellement instable que je prends 3 jours de garde pour adapter le traitement au fur et à mesure. Je suis très peu auprès d’elle car je dois répondre aux appels de tout l’hôpital mais ma présence la rassure et rassure l’équipe. Avant de partir en week-end, le Docteur Sachet discute avec elle pour savoir si elles doivent se dire « au-revoir » ou « adieu ».

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A 21h, quand je passe, toute l’équipe est autour de son lit et ils parlent de leurs dernières vacances chez eux aux Antilles. Elle rit, demande du Monbazillac. Comme nous n’en avons pas, nous trinquons avec du Pineau des Charentes. Elle en boit une gorgée puis s’arrête :

–     « C’est trop rude pour moi ».

Plus tard dans la soirée, elle me dira sa gratitude.

Le 1er Novembre, elle est trop faible pour parler, nous communiquons en lui donnant la main. Je lui demande si elle a besoin de quelque chose pour lui permettre d’exprimer éventuellement son refus de vivre, non pour le prendre au mot, mais pour ne pas refuser de l’entendre. Au lieu de ça, comme réponse, elle me tend l’autre main pour que je la lui tienne aussi.

Cela me rappelle le l’histoire de Madame Champagne qui avait aussi longtemps demandé la mort et qui, à la même question, répondait :

–     « Non, donnez-moi la main »…

Madame Batéot est morte sans cocktail lytique, à 2h30 dans la nuit du 1er au 2 novembre, parfaitement calme, sans étouffer. Nous lui donnions la main, et une partie de l’équipe l’a accompagnée à son départ pour le cimetière. »

La demande initiale d’euthanasie exprimée par Madame Batéot était la conséquence d’une absence de confiance de sa part dans les soignants. Elle avait vu toute sa famille mourir en étouffant sans que leur dyspnée ne soit traitée et elle craignait d’en faire autant. Sa demande n’était pas une demande de mort, mais une demande de ne pas souffrir. Le non soulagement d’un inconfort majeur est donc le premier facteur expliquant la demande d’euthanasie par le malade.

C’est vraiment une situation où, comme jamais, j’ai mesuré l’intérêt de l’interdit d’euthanasie pour ne pas enfermer une personne dans sa demande, pour être tout tendu dans un combat pour la vie (il ne s’agit pas ici de la seule dimension biologique de la vie), pour être inventif pour accueillir l’autre même en situation difficile au lieu de l’éliminer sous couvert de résoudre le problème dont il est porteur.

Même si j’avais été conduit à prendre un « risque antalgique » plus important, voire même à enfreindre l’interdit d’euthanasie dans ce cas particulier et en ayant conscience d’enfreindre un interdit fondamental, une loi autorisant l’euthanasie et l’idéalisation qui est faite du suicide assisté ou de l’euthanasie ne nous auraient pas aidés mais enfermés et rendus incapables de vivre ce que nous avons vécu avec Madame Batéot et qui a profité à bien d’autres malades ensuite.

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Si nous n’avions pas eu ces repères comme un fondement solide entre nous, il est évident que nous aurions conclu rapidement que « la seule solution humaine » était d’euthanasier Madame Batéot. Ce récit n’aurait jamais existé. Nous n’aurions pas contribué à diffuser un savoir faire pour soulager les malades présentant un risque d’étouffement.

C’est cette expérience que l’on n’était plus condamné à étouffer qui nous a permis d’accompagner sans crainte les personnes atteintes de paralysie progressive dont il sera question plus loin.

[1]      cf. chapitre 3, § 10.2 sur les conditions pour provoquer un sommeil réversible sans chercher à provoquer la mort.

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