4 récits d’accompagnement de personnes atteinte de Sclérose Latérale Amyotrophique

9. Le cas de maladies comme la maladie de Charcot ou « Sclérose latérale amyotrophique »

9.1 Notions sommaires sur la S.L.A.

Si nous sommes si catégoriques dans ce refus de l’euthanasie au terme de la réflexion éthique qui précède, que répondre aux malades atteints de maladies particulièrement éprouvantes, comme ceux atteints de la « Sclérose Latérale Amyotrophique » (S.L.A.), encore appelée maladie de Charcot ? Comment entendre leur souffrance ?

La « Sclérose Latérale Amyotrophique » est une paralysie progressive, sans traitement connu, évoluant plus ou moins vite, mais souvent en 2 ou 3 ans vers une paralysie totale mettant le malade en situation de ne plus pouvoir : bouger, parler, manger, respirer, communiquer. Les seuls muscles volontaires qui demeurent actifs sont les muscles qui commandent les mouvements des yeux.

Médicalement, il s’agit d’une destruction progressive, on parle d’une « sclérose » des nerfs moteurs qui descendent dans la partie latérale de la moelle épinière. Cette destruction des nerfs se traduit par une disparition des muscles, une « amyotrophie ». On sait qu’un muscle qui ne reçoit plus de stimulation nerveuse meurt, s’atrophie, d’où le terme d’amyotrophie quand il s’agit d’un muscle. Cette amyotrophie est bilatérale, elle va toucher aussi bien la partie droite que la partie gauche du corps.

Dans la perspective de soins compris comme une réponse aux seuls besoins biologiques et à la mise en œuvre de tous les traitements possibles pour empêcher la mort, quand la paralysie atteint la déglutition et la respiration, l’attitude médicale classique consiste à poser une gastrotomie[1] pour alimenter, à faire une trachéotomie et à mettre sous machine respiratoire. Dès lors, le malade peut vivre des mois, des années, sans pouvoir parler, sans pouvoir bouger ne serait-ce que le petit doigt, sans pouvoir communiquer, tout en ayant toutes ses capacités intellectuelles et donc une conscience aiguë de la situation dans laquelle il se trouve.

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9.2 Avant d’évoquer la S.L.A., comment entendre le cri de Vincent Humbert ?

Au moment où je termine la relecture de ce livre, on apprend la mort provoquée de Vincent Humbert par sa mère.

9.2.1 L’histoire de Vincent Humbert

Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de Vincent Humbert, voici une brève présentation d’après le récit qu’en fait un journaliste dans des conditions que nous présenterons ci-après :

Le 25 septembre 2000, alors qu’il a 19 ans, Vincent a un grave accident de la route. Devant la gravité de son état, sa famille demande aux médecins de ne pas lutter et de ne pas tout faire pour le maintenir en vie, une vie dont il est vite évident qu’elle sera marquée par des handicaps multiples et lourds. Les médecins n’entendent pas et réussissent à empêcher la mort. Vincent est alors dans le coma. Sa mère va alors quitter son travail, sa maison, pour être à son chevet tous les jours. Elle trouve un travail de présence auprès de personnes âgées la nuit pour pouvoir survivre. Elle va parler à Vincent, tout faire pour l’aider à sortir du coma avec un amour et un courage hors du commun, avec le risque cependant d’être prise dans une relation fusionnelle[2]. Dans cette période là, un interne interpellera la mère de Vincent « pour qu’elle fasse le deuil de son fils », ce fils que les médecins maintenaient en vie dans le même temps, mettant tout en œuvre pour empêcher une mort naturelle.

Au bout de 9 mois, Vincent sort du coma mais il est tétraplégique, aveugle et muet. Sa mère s’aperçoit un jour qu’il arrive à bouger son pouce. Elle lui réapprend l’alphabet et convient d’un code avec lui : elle dit les lettres de l’alphabet, et, quand c’est la lettre que Vincent veut utiliser, il fait une pression avec son pouce. Lettre par lettre, il arrive à faire des phrases. Les progrès vont permettre un partage très fort entre Vincent et sa mère, mais, un jour, le médecin lui annonce qu’il n’a plus sa place dans l’établissement. De ce jour-là, Vincent décide de mourir. Il fait la demande au médecin qui refuse bien sûr.

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Il finit par « écrire » une lettre au Président de la République française. Un journaliste apprend l’existence de cette lettre et la publie dans le journal. Elle est reprise dans les médias nationaux. Le Président de la République française va entrer en contact personnel avec Vincent et sa mère, proposer des aides concrètes et de faire le point 6 mois plus tard, refusant bien sûr d’autoriser l’euthanasie de Vincent.

Un journaliste va utiliser le système de code mis au point entre Vincent et sa mère et va lui permettre d’exprimer ce qu’il ressent dans un livre : « Je vous demande le droit de mourir. »[3] Il va assurer la mise en forme de ce que Vincent exprimait par les pressions de son doigt.

Le Président de la République ayant refusé d’octroyer un droit qui ne lui appartenait pas, Vincent décide de mourir en faisant une pression très forte, d’après son livre, sur sa mère pour qu’elle accepte de réaliser sa demande une fois qu’il aura terminé son livre.

Mi-septembre 2003, les médias annoncent la sortie du livre de Vincent Humbert, maintenant connu en France comme celui qui a écrit au Président de la République pour réclamer le droit de mourir. La sortie du livre est annoncée pour le 25 septembre 2003, 3ème anniversaire de son accident et les journalistes précisent que Vincent termine son livre en signalant qu’il ne sera sans doute plus en vie au moment de sa parution.

Ce même 25 septembre 2003, sa mère injecte des drogues à Vincent pour provoquer sa mort. Les médecins commencent par mettre Vincent en réanimation sans trop se préoccuper apparemment de son non consentement aux soins qui ne faisait aucun doute avant que l’un d’entre eux ne mette fin à la réanimation.

9.2.2 Quelques réflexions à propos du chemin de Vincent et après avoir lu son livre :

D’abord, comment ne pas être touché par la souffrance de Vincent, de sa mère, par l’amour aussi qu’elle lui a prodigué ? C’est d’abord le sentiment profond qui m’habite.

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Il est toujours périlleux de discourir sur la souffrance, la souffrance de l’autre. Cependant, il s’agit là d’un geste militant et médiatisé et il n’est pas possible de terminer ce livre sans quelques réflexions à partir des éléments que l’on peut recueillir à travers la lecture de son livre.

La première remarque, c’est qu’avant d’être devant une situation qui pose la question du droit à l’euthanasie, on est devant un problème d’acharnement thérapeutique, de soins inadaptés :

–     Acharnement thérapeutique au départ. Il semble qu’il était clair d’emblée que Vincent ressortirait très handicapé. A travers ce que Vincent exprime, les médecins ne pensaient pas qu’il pourrait retrouver une vie en relation et ils l’ont même comparé à un ver de terre[4] pour décrire l’état dans lequel il se trouvait à sa mère. Etait-ce soigner en prenant en compte l’ensemble de ses besoins que d’empêcher la mort à tout prix contre l’avis de son entourage ?[5]

–     Acharnement thérapeutique à la fin : pourquoi l’avoir placé en réanimation après le geste posé par sa mère ?

Le cas de Vincent illustre tristement tout ce que nous décrivons plus haut de ce que produisent des soins inadaptés quand des soignants ne prennent pas en compte le nécessaire consentement aux soins, ne font pas confiance à ce qu’exprime le malade ou son entourage (avec discernement) quand il ne peut plus s’exprimer.[6]

Une autre question que pose le récit de Vincent, c’est celle de la communication entre les médecins, le malade et sa famille.

Je n’oublie pas que nous n’avons que la version de Vincent à travers le récit élaboré par un journaliste qui milite en faveur de l’euthanasie et que la situation de Vincent est une situation très difficile. Mais, tant qu’on réduira les soins à la lutte pour la survie, que l’on n’aura pas d’autre message à donner que : « il n’y a plus rien à faire », « il faut faire le deuil de votre fils », on mettra les malades et leurs entourages devant des impasses, des murs insurmontables.

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Parmi d’autres messages adressés par les soignants à Vincent et perçus de manière difficile, comment ne pas entendre l’impact de l’annonce de la fin de la prise en charge en établissement de rééducation sans proposer apparemment d’autre projet et un accompagnement ? C’est à partir de cette annonce que Vincent dit avoir pris la décision de demander la mort.

Les rôles joués par le journaliste et l’éditeur posent très fortement question.

Bien sûr, il a sans doute eu le souci de permettre à Vincent de faire entendre sa souffrance et d’obtenir une réponse personnelle du Président de la République. Mais comment ne pas voir qu’en médiatisant cette demande il enferme Vincent et sa mère dans cette demande et empêche toute autre issue ?

La médiatisation empêche Vincent par exemple d’entendre vraiment le témoignage d’un malade aussi paralysé que lui et qui est aussi passé par une phase où il souhaitait la mort et qui tente de lui ouvrir une autre perspective que le seul souhait de la mort. Pour ce faire, ce malade lui écrit une très belle lettre qui a touché Vincent au point de la reprendre dans son livre.[7] Mais il ne pourra pas l’entendre vraiment et se dédire publiquement. Il ne pourra pas plus donner suite à la manière remarquable dont le Président de la République Monsieur Jacques Chirac, en s’impliquant dans la relation et en proposant une aide matérielle, en proposant de faire le point au bout de six mois, en prenant des nouvelles à plusieurs reprises, essayera d’ouvrir un espace de vie.

Vincent a exprimé de manière médiatisée son intention de mourir. Il se retrouve enfermé dans ce paradoxe de devoir clamer en même temps deux propositions contradictoires :

–     dire toute la vie reçue depuis trois ans à travers l’amour phénoménal de sa mère, un chemin qui lui a permis de retrouver une communication ;

–     dire dans le même temps qu’il est déjà mort, qu’il ne vit plus, que plus rien n’a de sens pour lui depuis l’accident.

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Cette situation débouche sur une demande exprimée à cette même mère qu’elle le tue. Au long des pages du livre, on voit bien qu’il a conscience, pour une part, de mettre sa mère dans une situation plus que difficile, et pas seulement à cause de la loi. Si on en croit ce qu’il écrit, il lui force littéralement la main.[8] Il fait écho sans s’y arrêter plus à l’expression de sa mère se demandant si elle aura la force de vivre après.[9]

Les réactions d’hommes politiques, de militants d’associations se battant pour promouvoir le droit à l’euthanasie et au suicide assisté, s’emparant de l’histoire de Vincent ne vont pas simplifier les choses. Vincent existe maintenant en se comprenant comme « le nouveau porte-parole de l’euthanasie en France », un « symbole » qui « a osé avec toute sa tête demander le droit de mourir. »[10]

Vincent est même enfermé par ce journaliste et son éditeur dans un scénario de mort sous les yeux du public qui pose vraiment problème sur la déontologie de ceux qui l’ont orchestré. Car Vincent n’a pas pu agir seul : il dépendait totalement d’eux pour la rédaction et la date de sortie de son livre, pour les conférences de presse de sa mère quelques jours avant.

On n’oubliera pas en le lisant que le livre a été mis en forme par le journaliste, à partir certes des expressions de Vincent. Mais qu’est-ce qui est vraiment de Vincent ? Qu’est-ce qui est du journaliste qui milite pour la promotion de l’euthanasie ?

Le journaliste et l’éditeur risquent bien d’avoir littéralement enfermé Vincent et sa mère dans une situation inhumaine en utilisant son histoire, pour des motivations militantes, pour faire « avancer une cause ».

Quel autre chemin s’ouvre maintenant pour cette mère qui, selon les mots mêmes de son fils, a souffert de cette médiatisation et dû se cacher, que de devenir une militante éperdue de la cause pour justifier un geste dont je ne suis pas sûr qu’il correspondre vraiment à son choix initial, encore moins qu’il lui ait permis de traverser au mieux cette épreuve.

La manière dont des militants, des journalistes, des associations s’emparent maintenant de cette histoire pour imposer l’évidence d’une remise en cause de l’interdit d’euthanasie dans un contexte fortement passionnel, en n’aidant pas le public à distinguer les questions en jeu comme celles que je viens de pointer ci-dessus a quelque chose de profondément malsain et malhonnête.

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Comment accepter, par exemple, qu’un quotidien réputé sérieux comme le Monde, dans l’éditorial écrit en écho à l’injection par la mère de Vincent de médicament pour provoquer sa mort laisse entendre que les soins palliatifs consistent à injecter des médicaments à dose létale ?[11] C’est un exemple parmi tant d’autres de cette confusion délibérément provoquée.

Qui, parmi les partisans de cette légalisation de l’euthanasie, dans le débat médiatique qui a suivi, a valorisé toutes les législations apparues depuis 1986 et qui permettent au malade d’avoir un droit à voir sa douleur traitée, à ne pas se faire imposer des examens ou traitements qu’il juge inadaptés pour lui, à pouvoir dialoguer en vérité, à pouvoir faire valoir sa volonté par un tiers s’il lui arrivait d’être dans le comas, à avoir des lieux de recours face à un médecin ou une équipe ?[12] Pourquoi ce silence délibéré ?

Qui a alerté sur le fait qu’on utilise une situation malgré tout exceptionnelle et qui, comme nous l’avons montré plus haut pose d’autres questions que celle de l’euthanasie et pouvait se régler autrement, pour imposer de manière large l’idéal de la mort volontaire, du suicide assisté ?

Quelle que soit l’opinion que l’on a sur l’euthanasie, que gagnera-t-on à un débat lancé et mené dans de telles conditions ? Si la cause est si juste, si évidente, s’il s’agit de faire « progresser l’humanité », pour reprendre des expressions de l’A.D.M.D., pourquoi de tels procédés pour imposer une légalisation de l’euthanasie dans la désinformation la plus totale ?

Nombreux seront ceux qui liront ce livre en étant renforcés dans la conviction de l’évidence du droit à l’euthanasie et au suicide assisté, notamment à cause de cette confusion délibérément instillée dans le débat médiatique par tous ceux qui utilisent la mort de Vincent.

D’autres trouveront dans ce récit, en percevant dans quelle situation s’est retrouvé Vincent, sa mère, l’équipe soignante, la confirmation qu’il est urgent d’ouvrir une autre voie, et ce en dehors de toute considération religieuse, et de ne pas enfermer des malades et leur entourage dans des champs relationnels aussi fous, qu’il est urgent d’avoir un vrai débat en profondeur et sans confusion.

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Je ne peux pas ne pas ressentir avec une profonde douleur la souffrance physique et morale dans laquelle Vincent et sa famille ont été enfermés, une profonde douleur aussi devant cette société qui promeut avec une telle force un idéal de mort.

La présentation de la situation des personnes dont il va être question ci-après[13] et qui se retrouvent totalement paralysées et incapables de toute communication si on les nourrit par gastrotomie et qu’on les fait respirer par trachéotomie, dans une situation proche de celle de Vincent, voudrait ouvrir d’autres perspectives que celle de l’euthanasie, d’autres perspectives aussi que de laisser et mettre un malade et sa famille dans une situation aussi insupportable sans qu’il y ait lieu pour autant de changer la législation actuelle.

9.3 Pourquoi évoquer la S.L.A. sous forme de 4 récits ?

  • Il y a d’autres maladies[14] particulièrement éprouvantes, mais j’aborde cette situation pour deux raisons :

–     D’abord, elle a été mise en avant à plusieurs reprises par ceux qui militent pour le droit à l’euthanasie et au suicide assisté. Il y a par exemple le film « Choisir sa vie, choisir sa mort » qui s’appuie sur cette situation pour revendiquer l’euthanasie.[15]

–     Ensuite, depuis la première édition de mon livre, j’ai été amené à accompagner dans la durée 4 malades de mon entourage proche. Avec eux, avec les autres personnes qui les entouraient, il nous a fallu inventer un chemin au jour le jour, un chemin à la fois commun aux quatre et propre à chacun.

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  • Je vais aborder cette question sous forme de 4 récits dans le but :

–     de ne pas réduire l’extrême difficulté que peuvent vivre des malades et leurs familles et de ne pas faire taire leur souffrance sous un flot de paroles théoriques ;

–     de témoigner qu’un chemin est possible, pas toujours autant qu’on pourrait le souhaiter, qu’il y a aussi de la vie à accueillir et même de la joie, à condition d’y être aidé ;

–     de permettre à ces malades d’entendre qu’il y a des précautions à prendre pour ne pas être réduit à un corps de douleur ;

–     de permettre à des soignants confrontés à des situations de ce type de bien réfléchir avant de proposer tel ou tel soin ;

–     de permettre aux soignants d’être aidés pour accompagner de tels malades et leur entourage, pour oser parler en vérité.

  • Un chemin de sens qui peut se vivre par des personnes non croyantes

Il se trouve que les quatre personnes proches que j’ai eu à accompagner avec d’autres sont 2 prêtres et 2 religieuses. Ils expriment forcément leur chemin dans toutes ses dimensions, y compris avec leurs mots religieux.

La foi ne les a pas dispensées d’un chemin humain communicable à d’autres qui ne partagent pas leur foi. Elle n’a pas empêché l’une d’entre eux de connaître une fin tragique.[16]

Dans le livre qui l’a fait connaître du grand public, Marie de Hennezel témoigne du chemin de Danièle, elle aussi atteinte de S.L.A. et athée et qui témoigne de tout un chemin de sens, un chemin qui a ému le Président François Mitterrand. [17]

On pourra aussi se reporter au livre « Le scaphandre et le papillon » écrit par un journaliste totalement paralysé, tout en ayant une autre maladie que la S.L.A., et qui trouve sens sans se référer à la foi et en continuant son métier d’écriture.[18]

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Dans les quatre récits qui suivent, comme dans tous ceux qui précèdent, il va de soi que j’ai gardé pour moi des éléments du partage qui relèvent du secret de la relation d’accompagnement, que j’ai transformé tel ou tel détail concret sans changer le vécu pour des questions de discrétion. Dans certains cas, dans la mesure où ce que j’écris est connu d’un large entourage et qu’il me faut rendre compte du lien qui m’amène à cheminer avec ces personnes, je n’ai pas masqué l’identité. C’est le cas de 3 des 4 récits qui vont suivre. J’ai toujours eu à cœur de respecter la personne, son entourage, et en même temps de ne pas esquiver des questions même douloureuses.

Ce qui est redonné dans tous les récits de ce livre veille à être au plus proche de ce qui s’est vécu sans enjoliver, sans taire ce qui a été plus dur, moins idéal. C’est une règle à laquelle je me suis tenu tout au long de ce livre. On a pu le constater dans la présentation de l’histoire de Mr Bonnet[19] où nous n’avons pas masqué les limites de notre attitude initiale.

9.4 Le chemin fait avec Françoise

De septembre 1984 à octobre 1986, tout en étant interne à Ivry, j’habite avec l’équipe des prêtres de la paroisse de Villejuif. Leur soutien m’a d’ailleurs été précieux à ce moment où j’écrivais ma thèse. Pendant toute la fin de ma formation de prêtre à Lyon, de 1986 à 1990, c’est cette équipe de prêtres qui m’accueille à la fin de chaque trimestre. Chaque été, je participe à l’équipe d’aumônerie de l’Institut Gustave Roussy de Villejuif, le centre anti-cancéreux.

9.4.1 Appel à l’aide au moment du diagnostic

A la paroisse de Villejuif, je fais connaissance avec Françoise. 65 ans environ, religieuse, elle habite en communauté avec des sœurs originaires de plusieurs pays dans un appartement à proximité de l’hôpital Paul Brousse.

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Après toute une carrière d’infirmière, elle est membre de l’aumônerie catholique de l’hôpital psychiatrique Paul Guiraud, le plus gros des trois hôpitaux de Villejuif même si ce n’est pas le plus connu.

Françoise tombe malade, au moment où j’étais séminariste à Lyon. Elle commence par avoir du mal à marcher. Pendant un temps, elle ne nomme pas sa maladie et en parle peu.

Dans le cas de Françoise, tant à cause de sa personnalité – une femme qui parle facilement et simplement de tout ce qui la concerne et tient à faire face -, tant par la qualité de sa neurologue, elle a rapidement pu parler en toute clarté de sa maladie et de toutes ses conséquences. Cela lui a évité bien des angoisses inutiles.

En avril 1989, Françoise me demande de passer la voir pour parler de sa maladie et demander de l’aide car elle connaissait notre travail à Charles Foix et avait été présente à la soutenance de ma thèse.

C’est à ce moment que Françoise m’a annoncé le diagnostic précis. Elle m’a partagé les sentiments qui l’avaient habitée : le choc au moment où elle a appris le diagnostic, la révolte, l’abattement, mais aussi une certaine paix, avec une alternance dans le temps de tous ces sentiments.

Elle a aussi évoqué le texte de la résurrection de Lazare :

–     « Il y a une phrase de l’Evangile qui m’a toujours révoltée et qui maintenant me parle, à condition de bien la comprendre : c’est quand des gens vont appeler Jésus pour qu’il vienne guérir son ami Lazare qui est malade. Il répond : « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle servira à la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié. »[20] Maintenant, cette phrase prend tout son sens pour moi. »

Pour expliciter sa réflexion, elle a d’abord dit combien elle ne voyait pas la maladie comme un évènement provoqué par Dieu. Elle a été très claire sur ce point rappelant que nous ne voyons jamais Jésus se réjouir de voir quelqu’un souffrir ou théoriser sur la souffrance ; nous le voyons se faire proche de toute personne qui souffre et nous rejoindre sur la croix jusque dans cette souffrance.

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Ensuite, elle a expliqué qu’elle voulait s’ouvrir à la vie au cœur même de la maladie. Dans sa foi, elle avait confiance que la force lui serait donnée jour après jour, pas sans médiation humaine, en se recevant jour après jour des autres. Elle souhaitait, au cœur même de sa maladie qui la révoltait aussi, laisser transparaître quelque chose de l’amour du Dieu auquel elle croyait pour tout homme.

Dans le même temps, elle a dit sa fragilité, sa peur, sa difficulté à accepter d’être dépendante. Elle a exprimé sa souffrance, même si elle les comprenait bien, devant des réactions maladroites de son entourage.

Nous nous sommes retrouvés régulièrement mais rarement dans la mesure où je ne passais à Villejuif que tous les 3 mois. Elle était soutenue par les sœurs de sa communauté, par des gens de la paroisse et elle avait fait appel à Geneviève, une de ses amies médecin pour la soutenir au jour le jour. Elle était aussi soutenue par sa neurologue.

9.4.2 Appel à l’aide au moment où les complications sérieuses apparaissent

Son état a évolué rapidement. En avril 1990, elle est en fauteuil roulant électrique. Ses jambes sont inertes, elle a du mal à se servir de ses mains, elle a déjà du mal à faire entendre sa voix. Surtout, elle vient de faire plusieurs fausses routes[21] sans conséquences, sauf qu’elle en est angoissée et que ses sœurs sont très inquiètes.

Françoise demande à ce que je passe. Elle dit sa difficulté à se situer par rapport à ses sœurs qui parlent d’elle en dehors, ont du mal à savoir quand l’aider ou non et sont tentées de décider pour elle et sans elle, sont angoissées par le risque d’étouffement, ont du mal à parler avec elle de ce qui la concerne. Ce sont là des réactions naturelles qu’ont les proches de personnes atteintes par une maladie grave mais qui font problème pour la personne malade. Françoise demande à être aidée et à ce que sa communauté le soit.

  • Pourquoi une rencontre à trois et une rencontre enregistrée ?
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Nous convenons d’une rencontre à trois : elle, Geneviève son amie médecin et moi-même en enregistrant notre partage. Le choix d’enregistrer notre rencontre et de faire appel à Geneviève répondait à plusieurs objectifs :

–     Je n’avais qu’un temps bref pour passer, et donc pas la possibilité d’écouter beaucoup et d’arriver progressivement à aborder divers points, d’y arriver sur plusieurs jours et non pas d’un coup.

      Il faut bien noter qu’il ne s’agissait pas de l’annonce initiale du diagnostic, mais d’une réflexion sur la suite de la maladie à un moment où Françoise avait déjà fait tout un chemin. Ce dont il était question entre nous était déjà largement présent dans sa chair et elle avait eu du temps pour commencer à réfléchir de son côté par rapport à la paralysie, à l’étouffement. Un tel dialogue d’emblée aurait été inhumain.

–     C’est Geneviève qui assurait la présence au jour le jour et qui a été un grand soutien pour Françoise. Il était important qu’il y ait une même parole entre elle, Françoise et moi, qu’elle ne se trouve pas devant des paroles discordantes. Une « même parole », ne signifie pas une parole identique entre Geneviève et moi, mais une parole qui s’élabore ensemble et de manière pluriel dans la manière de se situer.

–     Nous devions aborder des choses difficiles et il me semblait important que Geneviève puisse corriger ou reprendre des choses que j’aurais mal exprimées, qui auraient été difficiles à entendre, ou mal comprises.

C’est cette cassette enregistrée le 13 avril 1990 que je retranscris sans l’enjoliver.[22] Le texte de cette retranscription donne à voir les repères qui nous guident dans la pratique ainsi que nos limites.

Il pourra aussi être relu, analysé et critiqué par des soignants qui voudraient se former. Je sais que l’histoire de Mr Bonnet dans le premier chapitre a été travaillée et critiquée dans des groupes de formation à l’accompagnement ou en éthique.

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Bien que cette retranscription soit longue, qu’il y ait des répétitions, au sein même de la retranscription et par rapport à ce qui se trouve ailleurs dans ce livre, je l’ai maintenue comme telle. Cela donne à voir la manière dont une personne malade entre petit à petit dans la compréhension des choses.

9.4.3. Le dialogue enregistré avec Françoise

  • La question de la parole avec les autres

Bruno

–     « D’abord, comme premier repère avant d’aborder des problèmes plus techniques, je tiens à te dire que je ne parlerai jamais en dehors de toi, je ne contacterai pas ton médecin ou tes responsables sans ton accord. »

Françoise

–     « J’espère bien. Je n’ai pas été ravie de savoir que d’autres étaient venus te questionner. Je ne souhaite pas qu’on parle de moi avec mes sœurs.[23] C’est moi qui parlerai. »

Bruno

–     « Il n’y a rien de pire, dans ce type de situation que d’avoir une parole séparée avec le malade et avec son entourage. Par exemple, ne rien dire au malade et parler avec sa famille en annonçant que leur parent a un cancer, c’est couper toute relation. Tous ne savent pas la même chose, du moins ne l’ont pas su ensemble et toute communication devient très compliquée. Il vaut mieux parler au malade et à son entourage proche, l’entourage que le malade a accepté comme interlocuteur avec lui. »[24]

Françoise

–     « Je suis bien d’accord. »

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Bruno

–     « Par contre, tu ne peux pas empêcher tes sœurs, ta responsable d’avoir des inquiétudes et d’avoir besoin de questionner, d’avoir besoin d’être aidées. C’est dans ce cadre, sans jamais parler pour toi, en les renvoyant toujours à toi, que j’ai accepté de répondre. Je les ai invitées à ne pas cheminer sans toi, à ne pas réfléchir seulement à « un problème », mais à regarder comment vivre avec ce nouvel évènement qui fait partie de la vie, qui n’est pas hors d’elle, votre vie religieuse. »

Françoise

–     « Je te remercie. C’est très important pour moi. »

Bruno

–     « J’ai moi-même été parler de toi sans toi. Mais j’avais besoin d’être aidé et de voir quelles perspectives pouvaient ou non s’ouvrir. J’ai été voir le Docteur Michèle Salamagne, responsable du service de soins palliatifs qui est au bout de votre rue. Si elle avait été ton médecin traitant, je ne l’aurais pas rencontrée sans ton accord. »

Françoise

–     « Ce qui me semble important aussi pour moi, c’est que ce soit l’ensemble de la fraternité qui puisse parler ensemble. J’accepte que mes sœurs puissent un jour parler sans que j’y sois, pour réfléchir pour elles-mêmes, mais je souhaite que la parole ne circule pas dans tous les sens mais ensemble. Surtout quand il s’agit de trouver des solutions, de prendre des décisions. Ça n’empêche pas que mes sœurs aient besoin de trouver quelqu’un pour parler personnellement et être aidées pour elle-même à vivre ce moment. »

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Bruno

–     « Tu as dit en nous accueillant avec Geneviève que tu étais contente de pouvoir parler avec des « gens compétents »…

Françoise

–     « J’ai parlé de gens compétents ?… Ah oui ! Je voulais dire de gens compétents dans le domaine médical. »

Bruno

–     « C’est vrai que nous avons une compétence, que j’ai une formation sur le traitement de la douleur, mais le chemin, nous ne le savons pas. Il est à chercher avec toi, avec ton entourage. Nous sommes là pour donner des repères en faisant toujours attention de ne pas présenter un seul chemin possible, en sachant que ce n’est pas nous qui pouvons faire le chemin. Dans l’accompagnement, j’ai toujours dit qu’il n’y avait pas « la » solution, que c’était toujours un chemin à inventer avec chacun en lien avec les autres. Tu ne peux pas le faire seule. En même temps, il y a des points de repère très clairs. Par exemple sur la douleur : on sait comment la traiter, on sait ce qui est solide. On a des « poignées » auxquelles tu peux t’accrocher, mais nous n’avons pas le chemin tout fait. »

Françoise

–     « D’accord. J’entends ça. »

Bruno

–     « N’hésite pas à demander à qui tu veux pour t’aider à avancer. Je m’excuse d’ajouter encore un point et de t’alerter sur un piège. Le piège, c’est de vouloir tout maîtriser seule. Une fois affirmé que le chemin est celui de la personne malade, le risque pour la personne malade, justement pour se méfier de ceux qui décident pour elle, sans elle, et parce que c’est très important de tenir les choses, de mener sa vie, c’est d’être enfermée sur elle-même. Il faut aussi savoir qu’on a besoin d’accepter une certaine démaîtrise, une certaine aide. Si je sais des choses en matière de soins palliatifs, je dis souvent que le jour où ce sera moi qui serai malade, ou le jour où ce seront mes parents qui le seront, j’aurai tout intérêt à me laisser guider. On a besoin de cette aide pour être pleinement responsable de soi-même. Cette aide n’est pas de l’ordre de l’assistance (au sens péjoratif du mot), encore moins de la substitution, elle est d’un autre ordre. »

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Françoise

–     « Ce qui suppose qu’on a créé des liens avant, qu’on a confiance dans la personne, qu’on est libre de la choisir, que c’est éclairci avant. Je suis tout à fait d’accord qu’il y a à se dessaisir, à tous les niveaux d’ailleurs. Le chemin que j’ai fait au niveau spirituel aussi. On ne peut se baser que sur la confiance. »

Bruno

–     « Cette aide n’est pas unilatérale. Toi tu as besoin d’être aidée, c’est clair. Mais nous aussi, nous avons besoin d’être aidés. La communauté a besoin d’être aidée et tu es une aide pour tes soeurs, pour nous. Ce n’est pas un échange que dans un sens. Nous recevons de toi. »

Françoise

–     « Tout à fait d’accord »

Bruno

–     « Dernier point de repère. Il faudra toujours penser aux deux niveaux :

  • Il y a un traitement médical technique, par exemple le traitement de la douleur.
  • Il y a aussi le chemin humain, spirituel. Ce qui se joue, ce n’est pas seulement ton chemin personnel, c’est celui de ta communauté de sœurs, de tous ceux qui te connaissent et vont cheminer avec toi.

      C’est important, sinon le problème technique occupe tout le champ. Je ne le dis pas pour toi. J’ai été très marqué par ce qu’on a partagé sur ce que tu disais à la fois de la panique mais aussi de ce que tu avais reçu dans ta maladie. C’était clair qu’on parlait à ce niveau, mais il te faudra aider les gens autour de toi : du fait qu’ils ont peur, ils voient d’abord la paralysie, les fausses routes, la dimension biologique. Ce qui devient premier pour eux, c’est l’inquiétude pour après : qu’est-ce qui va arriver, qu’est-ce qu’on va faire ? Il y a toute une angoisse.

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      C’est important, mais ils oublient d’écouter ce que tu deviens, ce qu’ils peuvent devenir en cheminant avec toi. Il faut répondre à l’aspect technique, expliquer, donner des repères, mais aider à regarder autre chose que la température, le poids, la tension. De là où tu es, tu peux les aider. J’ai fini sur ces remarques préliminaires. »

Françoise

–     « Ça va. »

  • Les questions de l’étouffement, de la douleur, de la dépendance physique à prévoir

Bruno

–     « Ce qui va être difficile, c’est qu’il va falloir aborder avec toi des questions que tu ne te poses peut-être pas encore, ou que tu n’es pas encore prête à entendre.

      Pourtant, c’est maintenant qu’il faut en parler. C’est aussi pour ça que la présence de Geneviève[25] est importante pour reprendre avec toi ce qui aurait été mal dit. Si une de tes sœurs est venue parler, c’est que tu viens de faire deux fausses routes légères à quelques jours d’intervalle ; ça les inquiète et ça se comprend. Je n’ai jamais accompagné de personnes ayant la S.L.A.. Aussi, j’ai été voir Michèle Salamagne qui vient d’arriver à l’Unité de Soins Palliatifs au bout de ta rue, pour avoir des repères. J’avais besoin de savoir ce qui pourrait être mis en place pour toi, et si tu le souhaitais, s’ils pourraient te prendre en charge en externe, puis éventuellement en hospitalisation. As-tu vu le film « Choisir sa mort, choisir sa vie » qui présente une personne atteinte de S.L.A. ? »[26]

Françoise

–     « Oui »

Bruno

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–     « C’est une raison de plus pour parler avec toi en clair. J’ai des points importants et sur lesquels tu peux t’appuyer : on peut aujourd’hui traiter la douleur de manière efficace sans être conduit à abréger la vie ou à plonger dans l’inconscience. De même pour l’étouffement. Le problème, c’est qu’actuellement, très peu de soignants le font, d’où toutes ces personnes qui meurent dans des conditions très difficiles. Si tu appelles un médecin non formé… »

Françoise

–     « Ce que tu appelles étouffement, c’est la fausse route ? Mais ce n’est pas forcément ça. Moi, ce qui me gêne davantage aujourd’hui, c’est l’insuffisance respiratoire, le fait que mes muscles ne me permettent déjà plus de respirer comme avant. Ça me tracasse plus que la fausse route en elle-même, sur l’instant, sur la durée, je ne sais pas comment dire. »

Bruno

–     « L’insuffisance respiratoire chronique, on ne peut pas l’empêcher. On peut améliorer un peu, pour un temps, mais on ne peut pas empêcher qu’elle s’installe. Par contre, cette insuffisance respiratoire chronique, elle entraîne une angoisse. »

Françoise

–     « Là, je suis d’accord. »

Bruno

–     « On peut et il faut traiter la part d’angoisse. Ta capacité d’effort se limite de plus en plus parce que les poumons ne respirent pas, parce que les muscles qui écartent la cage thoracique et permettent d’inspirer et d’expirer se détruisent peu à peu. On n’a pas de remède contre ça, mais on peut traiter l’angoisse qui en résulte. En même temps, tu n’es pas laissée seule. Il y a tout un travail d’accompagnement pour t’aider à arriver à consentir à cette limitation par la maladie, pas sans toi, pas à ta place. Il y a toute une part d’angoisse « biologique », liée à l’hypoxie, qui n’est pas maîtrisable par la seule relation et qui relève des anxiolytiques. Je ne te dis pas qu’il n’y a pas de problème d’insuffisance respiratoire chronique. Je te dis qu’on n’est pas sans éléments pour t’aider. C’est vrai que c’est un problème difficile. Tu peux avoir la « certitude » que tu ne seras pas submergée par l’angoisse.

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      C’est la même chose pour les douleurs dans le cas d’un cancer. La certitude c’est que la douleur sera traitée, la maladie, elle, évoluera. Il faut absolument combattre tous les raisonnements de ceux qui disent qu’il faut souffrir. La douleur détruit, détruit la personne, détruit la relation. Il faut dire et redire qu’il est possible de soulager la douleur et les autres symptômes, non seulement que c’est possible, mais que c’est une faute professionnelle de ne pas le proposer. Sur ce point là, on peut dire que la morphine notamment permet de traiter la douleur. »

Françoise

–     « Oui, l’élixir de Brompton. »

Bruno

–     « La morphine et les anxiolytiques, avec d’autres médicaments, maniés par des gens qui se sont formés résolvent le problème de la douleur, de l’étouffement. »

Françoise

–     « Là où je ne fais pas le lien, c’est que tu parles d’anxiolytiques, mais l’étouffement ? L’angoisse, c’est par rapport à l’étouffement. La difficulté à respirer, c’est quelque chose de différent, non ? »

Bruno

–     « Tu commences à manquer d’oxygène. Notre corps est fait de telle manière que l’hypoxie entraîne une certaine angoisse, une certaine douleur, qui fait qu’on s’en rend compte. Elle accélère le rythme respiratoire. Quand on se laisse gagner par la panique, on respire très vite, mais l’air ne va plus jusqu’aux alvéoles pulmonaires, on respire superficiellement et le manque d’oxygène s’aggrave. Mettre des anxiolytiques va déjà supprimer le caractère pénible de l’angoisse. Cela va aussi réduire la fréquence respiratoire, permettre de retrouver une respiration plus efficace car plus profonde. Mais ça ne comble pas la paralysie des muscles et le fait que les poumons n’arrivent plus à remplir correctement leur rôle. On ne joue pas sur le manque d’oxygène, on éteint le signal d’alarme. C’est pareil avec la douleur dans le cancer. (…)[27].

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      Je ne peux pas te garantir qu’il n’y aura pas de moments d’angoisse, mais qu’on aura les moyens, si elle survient, de la traiter. Par contre, ce qui est difficile, c’est la limitation progressive de tous les mouvements. Là-dessus, on ne peut pas grand-chose (même s’il y a des moyens techniques qui permettent de « tricher » pour un temps, comme ton fauteuil). Ce que l’on peut, c’est être à côté de toi sur ce chemin. Je te garantis que l’angoisse, l’étouffement, ne te détruiront pas. Mais il y a un moment où, à force d’anoxie, si on ne fait pas de trachéotomie, où le corps n’est plus oxygéné, où la mort s’ensuit. »

Françoise

–     « C’est clair. J’’entends ça. »

Bruno

–     « A aucun moment, on ne se met dans la perspective de provoquer la mort avec des médicaments. Par contre, l’angoisse, la douleur seront traitées. Si tu demandes à un médecin non formé, il refusera de mettre des anxiolytiques parce qu’il a appris qu’ils sont dépresseurs respiratoires et qu’il ne faut pas les mettre chez des insuffisants respiratoires. En fait, encore une fois, mis à doses progressives, les anxiolytiques ont bien un effet dépresseur respiratoire mais, en ralentissant la fréquence respiratoire qui était exagérée, ils améliorent la respiration, sans faire de miracle pour autant.[28]

      Il m’est arrivé d’accompagner une malade ayant un cancer du poumon[29]. Nous avons traité l’angoisse. Elle a été plusieurs jours avec de très fortes doses d’anxiolytiques, lucide, calme. Et puis elle s’est éteinte devant nous parfaitement calme. Le fait de connaître et utiliser cette possibilité a permis aussi à l’entourage, aux soignants, de ne pas s’angoisser eux-mêmes et de ne pas l’angoisser en retour. Tu comprends ? »

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Françoise

–     « Je comprends très bien. J’avais suivi un week-end sur les soins palliatifs pour l’aumônerie avec le Docteur Salamagne, au centre Sèvre[30]. Ça m’intéressait, mais sans être concernée en direct. Ça m’a toujours intéressée ce genre de choses. J’y ai pensé à tout ça. Mais, je n’en suis pas encore arrivé à ça, je suis entre deux, si tu veux. Je suis entièrement d’accord avec ce qu’on disait tout à l’heure : arrive un moment où il faut laisser les autres guider, ça ne me pose pas de question. Mais c’est tout « l’entre deux », tout « l’avant ça », si tu veux. »

Bruno

–     « Même là, tu ne te laisseras pas seulement guider. »

Françoise

–     « Oui… enfin… je ne sais pas comment je serai. Je ne l’imagine pas pour l’instant. »

Bruno

–     « Si le traitement de la douleur est mal fait, c’est aussi parce qu’il faut se laisser guider par le malade, et les médecins n’y sont pas toujours prêts. C’est le malade qui peut dire s’il a mal.[31] Jusqu’au bout, il te sera demandé de guider les choses, autrement bien sûr que maintenant. Nous on t’apporte une certaine aide technique, mais tu gardes une certaine maîtrise jusqu’au terme. »

Françoise

–     « Oui, d’accord. En tous cas, je le souhaite. Je le souhaite, franchement, je le souhaite. »

Bruno

–     « D’un autre côté, l’aspect de démaîtrise, tu es invitée à le vivre dès aujourd’hui, pas seulement demain. »

Françoise

–     « Je sais bien. Et c’est même plus difficile. »

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Bruno

–     « Ce n’est pas ‘maintenant je tiens par moi-même et demain je me laisse prendre en charge’. C’est vivre en même temps les deux mouvements maintenant et jusqu’au terme. C’est vrai des « bien-portants », sauf que des situations limites nous le rappellent. »

Françoise

–     « Je suis tout à fait d’accord. Mais, c’est un chemin. »

Bruno

–     « On a parlé de l’insuffisance respiratoire chronique, il faut parler de l’insuffisance respiratoire aiguë. Tu as vu le film : tu as vu qu’il y a des poussées, que par moment, la personne malade est dans des crises aiguës d’étouffement. Ces poussées posent un problème très particulier. Il faut pouvoir avoir la certitude qu’à aucun moment on ne se retrouvera durablement[32] dans cette situation. Tu as évoqué l’angoisse de l’hypoxie par insuffisance respiratoire chronique, mais il y a une autre angoisse, celle de la survenue d’une crise d’étouffement, d’une fausse route. Quand tu fais une petite fausse route, comme tu viens de faire ces jours-ci, il y a la peur plus ou moins claire : et si ça va plus loin ? Tant qu’on n’arrive pas à balayer cette part d’angoisse, on augmente l’angoisse au jour le jour, la difficulté à respirer donc, et cela augmente encore l’angoisse totale et la douleur. C’est un cercle vicieux. C’est pour cela déjà qu’il faut en parler. Cette angoisse relève d’abord de la certitude qu’on sera très rapidement pris en charge si l’évènement se produit.

      Si cela ne tenait qu’à moi, je ferais une explication technique sans attendre à la communauté sur quoi faire en cas d’urgence. Cela leur permettrait de parler de ce qui les angoisse, sachant que leur angoisse t’angoisse en retour et réciproquement. En faisant ça, tu rassurerais tout le monde. Tu permettrais à la communauté de ne plus être impuissante devant quelqu’un qui souffre mais de pouvoir prendre une certaine distance par une connaissance biologique, médicale, le fait de savoir quoi faire au cas où.

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      Il faudrait aussi mettre à domicile du matériel pour qu’elles puissent immédiatement intervenir en cas d’étouffement sans que tu aies à attendre l’arrivée du médecin. (…)[33] Il faut bien sûr appeler un médecin qui prendra le relais.

      Michèle Salamagne ne peut pas intervenir à l’extérieur et on n’entre pas en urgence dans un service de soins palliatifs. C’est donc important de laisser ici un mot très précis, connu par tes sœurs, par ton médecin traitant, élaboré avec lui, qui prévoit tout ce qu’il faut faire en cas d’urgence, qui redise très clairement ton histoire, la maladie que tu as, où tu en es, tes souhaits sur la conduite à tenir. C’est important de prévoir dans quel service de médecine aiguë être envoyée en attendant un transfert possible en soins palliatifs et en lien avec ce service pour que, dès l’arrivée en médecine, un traitement adapté soit lancé.

      En effet, si tu ne dis rien, l’attitude classique devant un étouffement, c’est d’appeler un SAMU, de faire une trachéotomie, de mettre sous machine. Après, tu peux vivre des années. Pendant ce temps, la maladie continue à progresser, tu ne peux plus bouger un doigt, plus écrire donc. Tu ne peux plus parler, à cause de la trachéotomie, mais tu as vu que des malades trachéotomisés arrivaient à apprendre à parler avec trachéotomie. Dans le cas de la S.L.A., comme tu n’as plus de muscle, tu n’as plus de souffle, plus de possibilité de parler. Tu ne peux donc plus communiquer et te retrouves totalement dépendante et pleinement lucide. Les seuls muscles qui fonctionnent encore sont ceux qui permettent aux yeux de bouger. Il est très difficile d’arrêter une machine vitale en sachant que l’arrêt de la machine va provoquer la mort.

      Il est plus facile d’avoir réfléchi à l’avance, refusé de mettre en œuvre tous les moyens qui auraient pu empêcher la mort biologique, mais qui n’auraient pas permis de retrouver une vie en relation, qui enferment dans une situation de souffrance extrême. Ce n’est pas de l’euthanasie.

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      Personne ne peut te faire de soins sans ton consentement. Encore faut-il que ce soit prévu, car ce n’est pas en urgence que peut se mener une telle réflexion et un médecin réanimateur n’aura pas d’autre attitude possible que de mettre sous machine, puis de réfléchir… mais trop tard. Si tu laisses un mot clair, avec un peu de chance, tu peux tomber sur un médecin du SAMU qui prenne en compte ton avis. Le mieux, c’est quand même quand le risque d’étouffement paraît important d’entrer dans un service de soins palliatifs, pour être sûre de ne pas être mise sous machine, pour ne pas connaître l’étouffement à domicile. C’est à toi de réfléchir, avec Geneviève, avec ta neurologue, avec ton médecin traitant, d’élaborer ta décision.»

Françoise

–     « La neurologue est prête à m’accueillir à tout moment. »

Bruno

–     « C’est important. Je pense cependant que l’on gagne dans des situations complexes comme la S.L.A. à être pris en charge dans un service qui s’est formé spécifiquement à toutes ces questions. L’important c’est d’avoir un dialogue dès aujourd’hui et sans attendre qu’une urgence ne se produise. C’est important que tu puisses reparler avec Geneviève et la neurologue de tout ça. Là, on aborde tout d’un coup. Il faut que tu aies le temps du recul, de pouvoir remettre en question les éléments que j’ai pu te donner avec d’autres. »

Françoise

–     « Ce que tu dis là m’aide bien. Je n’ai pas la technique précise, mais j’ai déjà réfléchi à la question pour d’autres. Quand j’ai pensé pour moi, ce qui me vient en tête aussi, c’est la même chose. J’ai accompagné des sœurs, dans d’autres types de maladies, et je connais déjà un peu les soins palliatifs. A la clinique où je travaillais comme infirmière, j’ai essayé de faire prescrire la morphine. Seulement comme les médecins ne la maniaient pas bien, ça n’était pas efficace. Je leur ai dit d’ailleurs. Ils n’entendaient pas. »

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Bruno

–     « Ça veut dire qu’on a des repères clairs, qu’il est possible de ne pas souffrir de douleur ou de l’angoisse lors d’un étouffement. En même temps, il y a tout un chemin que tu as à chercher, à inventer, avec Geneviève, avec la neurologue, éventuellement si tu le souhaites avec Michèle Salamagne. »

Françoise

–     « Avec mes sœurs d’abord ! Enfin, au niveau médical, d’accord. »

Bruno

–     « C’est dans cette assurance que la douleur, l’angoisse, peuvent être traitées, qu’il te faut réfléchir à la trachéotomie. Tu peux aussi faire le choix de l’accepter. »

Françoise

–     « Ça m’intéresse justement de savoir l’alternative.

Bruno

–     « S’il n’y avait pas ces possibilités de traitement de l’angoisse, de discernement pour mettre des soins adaptés en acceptant de ne pas tout mettre en œuvre pour empêcher la mort de survenir naturellement, l’alternative serait celle que présente l’A.D.M.D. :

  • soit la trachéotomie et des mois à être totalement dépendant et dans l’impossibilité de communiquer
  • soit la mort par euthanasie,
  • soit la mort sans trachéotomie, sans euthanasie et dans des souffrances d’étouffement insupportables. »

Françoise

–     « Ou cocktail lytique[34]… C’est ça que tu appelles l’euthanasie ? Je vais demander à la neurologue si elle connaît cette perspective des soins palliatifs. Ce n’est pas évident qu’elle connaisse. »

Françoise se tourne vers Geneviève dont le rôle jusqu’ici était un rôle de témoin passif pour pouvoir reprendre avec Françoise ensuite. Quelques instants, nous parlons à trois.

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Françoise

–     « C’est connu maintenant l’élixir de Brompton toutes les 4 heures ? Les médecins le pratiquent ? »

Geneviève

–     « C’est très peu utilisé encore. En ville, c’est encore pire. J’ai vu des malades revenir chez moi parce que le pharmacien refusait de leur délivrer l’ordonnance de morphine que j’avais faite.[35] »

Bruno

–     « Même des gens très connus comme le Professeur Schwartzenberg ne connaissent pas, ou n’utilisent pas correctement ces traitements. Par exemple, pour tel diplomate, il dit qu’il a été obligé de l’euthanasier parce qu’il souffrait trop alors qu’il avait 300 mg de morphine par jour. Mais il ne fallait pas l’euthanasier ! Il fallait faire un traitement correct de la douleur : augmenter prudemment la dose jusqu’à atteindre le seuil efficace pour calmer la douleur. En voulant être au service du malade, en fait, il tue par incompétence dans le domaine des soins palliatifs, alors même qu’il est très compétent dans d’autres domaines.[36] Aucun médecin n’est compétent dans tous les domaines. Je n’y connais pas grand-chose en cancérologie.

      Aujourd’hui, on voit des médecins qui n’utilisaient pas ou ne connaissaient pas le traitement avec la morphine être tout à fait prêts à se faire conseiller. C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques mois à Limonest. Dans ce cas, comme pour toi, il m’avait fallu attendre que le Père Joseph[37] me fasse signe qu’il était prêt à en parler. Ce n’est pas parce qu’on habitait ensemble que ça m’autorisait à intervenir. Pour moi, c’est très important de tendre des perches, mais d’attendre que l’autre m’autorise à parler.

      Voilà, je pense que j’ai été clair. Je n’en dis pas plus pour la trachéotomie. Pour moi, c’est clair que la piste pour la réfléchir se situe dans ce cadre là :

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  • Choisir de vivre en acceptant la trachéotomie et aussi les conséquences qui y sont liées ;
  • Choisir de ne pas tout tenter au niveau biologique et, quelle que soit la durée qu’il reste à vivre, sans chercher à la maîtriser, chercher le chemin pour vivre au mieux avec les autres les jours qui vont rester, y vivre des moments de joie et de plénitude, et aussi des arrachements.

      Ce serait moi, mais je suis en bonne santé, et je ne sais pas ce que je dirais dans ta situation, et il n’y a pas une seule réponse, je ne ferais pas le choix de la trachéotomie. »

Françoise

–     « C’est ce que je pense aussi. J’en suis à peu près là, mais il faut du temps quoi. »

Bruno

–     « Je connais aussi des gens tétraplégiques depuis des années et heureux de vivre. Mais là, il faut bien mesurer qu’il n’y a plus de communication possible, ou du moins une communication très limitée. Tu ne peux même pas serrer la main de quelqu’un pour manifester quelque chose. »

Françoise

–     « Telle que je me connais c’est aussi mon choix. Mais je vais laisser du temps, en reparler avec Geneviève, avec la neurologue. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a aussi une paralysie de la parole. Moi, je bafouille. Assez souvent, je m’en aperçois déjà. Ça m’inquiète. »

Bruno

–     « Oui. Il ne faut pas oublier que les autres paralysies évoluent en même temps. Si l’on n’empêche pas la mort de survenir naturellement, tu peux espérer arriver à communiquer jusqu’à ta mort, que la paralysie qui t’empêche petit à petit de parler aura aussi touché la possibilité de respirer et qu’il n’y aura pas un temps long à vivre sans pouvoir communiquer. Mais on ne peut savoir complètement. Chaque malade évolue différemment, pas à la même vitesse. Les atteintes musculaires ne se font pas dans le même ordre. L’un sera d’abord paralysé des jambes, un autre des bras, un troisième de la langue. »

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Françoise

–     « Pour le moment, c’est surtout au problème de la parole que je pense. Le problème de la fausse route… d’accord, j’étais impressionnée moi-même il y a quelques jours quand j’en ai fait une ; ça m’a choquée. M’enfin ce n’est pas ça qui est le plus présent dans ma tête pour l’instant. C’est l’insuffisance respiratoire chronique. Je m’essouffle vite. C’est la question de la communication. »

Bruno

–     « Dans le film, tu as vu des gens à qui on a mis la trachéotomie. On a empêché la mort ; la paralysie a continué à évoluer et elles se retrouvent incapables de communiquer.

      Si on fait le choix de ne pas mettre de trachéotomie, on n’a pas à craindre de se retrouver des années sans pouvoir communiquer ni bouger. On peut même espérer communiquer jusqu’au bout ou presque. On est étonné, même avec des moyens très réduits de la richesse de communication qui peut se vivre avec un regard, un petit mouvement. C’est insupportable si ça dure des mois, surtout si on avait pu éviter de se retrouver dans cette situation par un discernement fait avant, mais je suis témoin de relations riches avec des gens très diminués. J’ai beaucoup reçu dans la communication avec des malades qui ne parlaient plus, qui vivaient d’authentiques moments de joie, avec qui il y avait une communication étonnante. »

Françoise

–     « Je l’ai aussi vécu avec des malades. »

Bruno

–     « Je ne peux pas t’en dire beaucoup plus. J’insiste sur le fait que tu as raison de prendre du temps pour réfléchir et décider, de penser que la question de l’étouffement ne se pose pas tout de suite. Mais on ne peut pas prévoir le moment où va survenir une fausse route et c’est avant qu’il faut avoir réfléchi, c’est avant qu’il faut avoir prévu l’attitude à avoir. Michèle Salamagne serait prête à te recevoir pour réfléchir avec toi et envisager un soutien par l’Unité de Soins Palliatifs si tu le lui demandes.

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      Il est bon de ne pas attendre plus pour prendre contact pour que les choses puissent se présenter sereinement quand cela sera nécessaire, que tu sois connue et attendue, que tu saches où tu vas, comment tu seras entourée le moment venu. Elle est prête à te prendre en consultation externe dès maintenant en dialogue avec ta neurologue pour conseiller au niveau des soins palliatifs à mettre en œuvre dès maintenant. Ils peuvent aussi aider ta communauté. »

Françoise

–     « C’est bien. »

Bruno

–     « Je t’alerte encore par rapport au film : il n’a montré qu’une chose, l’horreur, sans présenter de repères permettant de sortir de la seule perspective de l’euthanasie. A aucun moment il n’a montré que, même de manière difficile, un chemin est possible, y compris avec ses joies et quelque chose de l’ordre d’une croissance humaine. »

Françoise

–     « En fin de compte, le film ne m’a pas tellement… »

Bruno

–     « C’est dur à regarder… »

Françoise

–     « Oui, justement ! C’est trop ! C’est du cinéma ! D’une certaine manière. Je veux dire que ça rendait bien compte de la réalité vécue par les malades, mais à travers le prisme de la caméra et en nous rendant spectateur. C’est le débat après qui m’intéressait. Mais il n’était pas très clair. On ne savait pas toujours de quoi ils parlaient. Je ne peux pas dire que je sois choquée par le film parce que je pense qu’on peut se servir de cette maladie autrement, on peut y vivre autre chose. »

Bruno

–     « Sur le plateau, il y avait des gens de l’A.D.M.D. et leur discours enferme les gens dans un vécu exclusif de la maladie sous le mode de l’horreur. Ça rend le débat difficile. On était dans la non communication. »

Page 293

Françoise

–     « Oui, justement. Pour moi, c’est trop, c’est caricatural. On peut vivre autre chose autrement. Le film, pour moi, c’est une parenthèse. Je suis contente de l’avoir vu, entendu, mais je ne peux pas dire que ça m’ait bousculée dans un sens ou dans l’autre. »

Bruno

–     « Le service de soins palliatifs, et plus largement tous ceux qui seront amenés à t’aider, ce ne sont pas seulement des gens qui peuvent t’aider, c’est aussi des gens qui peuvent recevoir beaucoup de toi. Je reçois beaucoup dans l’échange que nous avons là. Ta manière d’aborder ta maladie me marque déjà. Elle marque les gens autour de toi, et, s’ils parlent, ce n’est pas seulement pour dire « Oh, la pauvre… », ou « c’est atroce… ». Tu ne seras pas seulement en situation d’être aidée. Il est reçu quelque chose. Je le dis peut-être trop facilement, et je n’oublie pas que je suis sur mes deux pieds. Mais j’ose quand même, si ça peut t’aider à ouvrir un chemin : ta vocation de religieuse, tu risques de la vivre au-delà de ce que tu peux attendre. »

Françoise

–     « Oui. Je pense que c’est donné. Ma vocation, elle se réalise en plein. Justement, ce n’est pas un « faire », c’est un « être ». Il y a tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je crois. Il y a aussi tout le poids que ça ne se passe pas aussi facilement au quotidien que ça se passe dans ma tête et mon cœur aujourd’hui. Mais c’est tout. C’est toute une démarche. C’est pour ça qu’il me semble important de mettre la fraternité dans le coup et que ça ne soit pas trop lourd pour elle à porter.

      Ce dont je n’ai pas bien conscience… je ne voudrais pas dramatiser les choses… je me dis qu’il y a du temps, toujours du temps. Je suis comme ça. Mais je vois bien que depuis six semaines, ça diminue pas mal. Je m’essouffle dès que je parle comme tu le vois. Mais je ne voudrais pas mobiliser, dramatiser maintenant. C’est là que je ne sais pas bien mesurer les temps… »

Bruno

–     « C’est pour cela que je me suis permis d’intervenir et de t’inviter à ne pas tarder pour prévoir la question de l’étouffement.

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      Ce serait dommage, sous prétexte de ne pas dramatiser, d’attendre alors que les choses se dramatisent d’elles-mêmes, et ce d’autant plus que les urgences n’ont pas été prévues à l’avance. De parler d’emblée de tout clairement, d’avoir tout prévu pourra t’aider et aider ton entourage et t’éviter de te retrouver dans une impasse. Ça permet de vivre bien le temps, car, au niveau du temps, je n’en sais rien. Il n’y a rien de pire que de donner à quelqu’un un temps : tu en as pour tant de temps… C’est un abus de pouvoir et ça coince la personne.

      La question n’est pas

  • pour combien de temps j’en ai ?
  • mais comment je vais vivre ce temps en faire quelque chose en relation avec les autres, et pour cela être rassuré sur le terme parce qu’il a été prévu ?

      Par contre je sais que c’est absolument urgent d’en parler et absolument urgent de prévoir l’urgence. (…)[38] Je n’insiste pas plus. »

Françoise

–     « Oui, d’avoir pu parler avant, d’avoir prévu ce qui se passerait et quoi faire, c’est une libération, c’est sûr. »

Bruno

–     « Il y a un quatrième problème, c’est celui de la dépendance physique. Quand elle sera plus complète, où la vivre ? Ici avec tes sœurs, dans une maison médicalisée ? La réponse dépend de toi, mais pas sans tes sœurs. Comment l’aborder ensemble ? Comment comprendre qu’elles ont besoin aujourd’hui d’être rassurées pour la suite ? »

Françoise

–     « J’ai déjà ma petite idée sur la question. Ça, j’en parlerai avec elles. Mais pas pour l’instant. »

Bruno

–     « Voilà. Je m’excuse. J’ai beaucoup parlé. Je t’ai donné des éléments. Je n’ai pas pris assez le temps d’écouter où tu en étais. Je t’ai donné des cartes et je sais que tu pourras les reprendre avec Geneviève qui est là et t’accompagne. »

Page 295

Françoise

–     « Ne te tracasses pas. »

9.4.4 La suite du chemin

Cette rencontre, et celle qui a suivi avec sa communauté, a été source de paix pour elle, pour ses sœurs. La prise en charge par l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse à Villejuif, d’abord sous forme de consultations, puis quand elle a été beaucoup plus faible et a fait une fausse route plus importante, en étant hospitalisée quelques semaines avant de décéder en paix sans que sa mort n’ait été provoquée.

Dans le souvenir spontané que j’ai de ce chemin, il y a bien sûr les moments de combat, de révolte, il y a surtout tous les partages avec Françoise, y compris quand on n’entendait presque plus sa voix, un commentaire extraordinaire qu’elle m’a fait du Notre Père et d’autres textes. Si elle a fait le chemin en s’appuyant sur sa force à elle, il est clair qu’elle a reçu ce chemin de tous ceux qui l’ont accompagnée. Dans la foi, comme d’autres évoqués ici, elle dit aussi : « Ça m’a été donné. C’est un Autre qui vit en moi. »

9.5 Le chemin fait avec Jean

En 1990, je suis ordonné prêtre et envoyé à Champigny où j’habite avec François. Je suis nommé vicaire sur deux paroisses : sur le quartier de Coeuilly et des Mordacs ou je collabore avec François ; je suis aussi nommé sur la cité du Bois l’Abbé, un quartier de grands immeubles, le seul classé en « Zone Franche[39] » pour le Val de Marne de part la pauvreté des gens qui y sont et j’y collabore avec Jean, curé de la paroisse. Jean habite seul au centre paroissial du Bois l’Abbé. L’équipe comprend aussi Jean-Pierre qui a la responsabilité de la mission ouvrière et m’aide à découvrir la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et l’Action Catholique Ouvrière (pour les adultes) ; il habite en H.L.M. sur le Bois l’Abbé.

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Il y a aussi Michel, prêtre ouvrier, chauffeur de bus, également en H.L.M. sur le Bois l’Abbé.

2 ans après notre arrivée, Jean, 66 ans, se met à lâcher des objets de manière inexpliquée. Un jour, il laisse tomber le calice. Commence alors une série de consultations et d’examens complémentaires. Là encore, l’atteinte musculaire sans signe sensitif et progressive est caractéristique. Les médecins ont certainement fait le diagnostic d’emblée, uniquement avec l’examen clinique. Comme pour Françoise, ils temporisent pour parler vrai. Mais là, ils ne vont jamais arriver à une parole comme celle entre Françoise et sa neurologue.

6 mois après, ce qui était adapté au début[40] va devenir source d’angoisse pour Jean et pour l’entourage non averti qui multiplie les avis et ne comprend pas ce qui se passe. Quant à moi, je suis tenu au silence pour ne pas mettre Jean dans une situation insupportable : ne pas savoir et être avec d’autres qui savent, ne plus pouvoir avoir de communication vraie avec ses proches.

Comme la situation s’aggrave nettement et qu’aucune parole vraie n’a été ébauchée par les soignants, je propose à Jean d’aller consulter mon oncle, le Professeur Laplane. J’avais téléphoné auparavant pour vérifier mon diagnostic à partir des éléments que j’avais rien qu’en faisant parler Jean et que je lui transmettais. Il était d’accord pour aider Jean à comprendre et nommer ce qui lui arrivait.

Quelques jours après Noël, nous dînons en tête à tête, à son retour de consultation. Il a le visage sombre de celui qui vient d’apprendre une catastrophe. Il pose une question ; je réponds comme je peux. Il reste en silence un long temps, jusqu’à 10 minutes. Je reste aussi silencieux. Puis il questionne de nouveau. Le contenu de l’échange sur plusieurs jours a été du même ordre que celui avec Françoise, avec une différence : sans nier le chemin difficile qui l’attendait, j’ai pu évoquer toutes les joies profondes partagées avec Françoise et témoigner qu’il y avait de la vie à recevoir et pas seulement une situation d’horreur à vivre.

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A chaque fois qu’il va devoir passer un nouveau stade de la maladie, avec de nouvelles conséquences fortes pour sa vie de chaque jour, nous le verrons passer par un temps où il semble lutter, serrer les dents, puis nous le verrons se laisser gagner par la paix de celui qui avait pu consentir et rechoisir la vie.

Lors des réunions d’équipe pastorale, lui qui, par discrétion et timidité, ne disait pas grand-chose de lui-même avant sa maladie, partage de plus en plus, aussi bien ce qui était difficile que les joies vécues. Il laisse de plus en plus rayonner de lui une grande tendresse et bonté pour ceux qui viennent le voir, un sourire de plus en plus lumineux.

Quelques moments m’ont plus marqué, et, avant de dire toute la vie reçue, je ne voudrais pas passer sous silence tout ce qui a été douloureux.

Un jour où nous marchions dans la rue, où ses bras étaient totalement inertes, ballants, ou ses jambes le portaient de plus en plus mal, où la fonte des muscles dorsaux lui donnaient une attitude caractéristique avec le ventre proéminent, un creux lombaire très exagéré, il a heurté le bord du trottoir sans que je puisse empêcher sa chute, face contre terre. Il n’a pas pu esquisser le moindre geste de protection avec ses mains. Le repas qui a suivi immédiatement et de nouveau en tête-à-tête, a été particulièrement douloureux, d’autant qu’il avait été très choqué et a mis du temps à reprendre vraiment ses esprits : ainsi, à la fin du repas, tout d’un coup, il demande où il est, quelle heure il est. Quelques jours après, il avait consenti à ce nouveau stade franchi et retrouvé sa paix.

Il y a eu la difficulté à décider d’arrêter de conduire : c’était accepter une plus forte dépendance. Nous essayons de l’alerter, mais il pense pouvoir encore conduire dans Champigny. Un soir, il n’a pas la force d’actionner la poignée de la porte de sa voiture, ni de tourner la clef de contact. Il vient me rechercher au presbytère pour que je l’aide à tourner la clef de contact et à pouvoir monter dans sa voiture. J’ouvre la porte, je mets le contact, je referme la porte. Je ne redis rien de toutes les mises en garde répétées que je lui adressais depuis quelque temps. Chacun de nous deux a vécu douloureusement cette nouvelle étape. Je l’ai regardé repartir au volant avec de grosses difficultés pour prendre le virage au coin de la place. Quelques jours après, il donne sa voiture à un neveu et nous l’avons trouvé de nouveau très serein d’avoir pu consentir.

Quand il n’a plus pu habiter seul au centre paroissial de la cité du Bois l’Abbé, il a été partager le logement H.L.M. de Jean-Pierre.

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Auparavant, au cours d’une rencontre d’équipe consacrée à parler de sa maladie, de ce que ça lui faisait vivre, de ce qu’il attendait de nous, de ce qu’il souhaitait pour la suite, il avait passé un contrat :

–     « Quand je ne pourrai plus m’assumer, m’habiller, faire ma toilette, j’entrerai en maison de retraite publique à la ville voisine. »

Il était aussi convenu que nous irions le chercher régulièrement pour qu’il mange avec nous, ce qui s’est fait effectivement jusqu’à la fin.

Si nous habitions en divers lieux, nous nous retrouvions tous les jours, midi et soir, pour manger ensemble. Il y avait là François, Jean, Jean-Pierre, Michel, moi-même, et aussi Joaquim.

Joaquim, prêtre portugais, vient consulter à Paris en octobre 1992. Il vient de faire une grave hémorragie digestive par rupture des varices oesophagiennes provoquées par une cirrhose du foie[41]. Dans son cas, il ne s’agissait pas d’une complication de la maladie alcoolique mais d’une complication d’une hépatite virale chronique toujours active. Il était au stade terminal de la maladie et venait envisager la possibilité greffe. Il a demandé à être accueilli pour une semaine et il restera 3 ans à habiter avec nous. En avril 2003, Il vient de fêter les dix ans de sa greffe. Depuis septembre 2004, il a repris un ministère actif dans le diocèse de Créteil. Je le mentionne, car, dans un livre qui plaide pour les soins palliatifs, des soins qui se caractérisent souvent par une abstention de traitements à visée curative, je ne voudrais pas laisser croire que la prise en compte de l’ensemble des besoins de la personne passe par un refus de soins éventuellement très techniques et performants.

Jean donc, a de plus en plus de mal à manger. Il était convenu que nous ne l’aidions que si il nous faisait signe de le faire, pour ne pas l’énerver par une prévenance inappropriée. Nous avons dû manger de plus en plus lentement pour que Jean n’ait pas trop l’impression d’être un poids pour nous. Nous sommes souvent sortis de table après 14h.

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Comment dire le bénéfice pour nous, en devant faire attention à notre frère, que d’être obligés d’arrêter de courir et d’être provoqués à vivre des temps de partage fraternel dans un monde où l’on ne sait trop souvent que courir ?

Lors d’un de ces repas, Jean arrive rayonnant disant sous forme de boutade, utilisant l’humour qui le caractérisait pour évoquer et ce qui était dur, et le seuil franchi dans un nouveau renoncement consenti :

–     « J’ai fait gagner son ciel à quelqu’un »,

–     « Ah bon ! Et comment ? »

–     « J’étais dans le bus, je ne pouvais pas lever les bras pour appuyer sur le bouton et demander l’arrêt et quelqu’un a sonné pour moi. Et puis, auparavant, il s’était levé pour me laisser sa place. Quand il arrivera au ciel, on lui dira : entrez donc, je ne pouvais pas sonner et vous avez sonné pour moi… »

Jean faisait allusion à un passage de l’Evangile de Matthieu[42] sur lequel il est souvent revenu tout au long de sa maladie :

« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire (…) Quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, soif et que vous m’avez donné à manger, à boire (…) Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »

Il a commenté ce passage en disant :

–     « J’apprends à vivre cet Evangile dans les deux sens. Jusque-là, j’essayais de donner aux plus pauvres. C’est encore assez facile. Maintenant, j’apprends à recevoir et à permettre à l’autre de donner. »

Je ne peux oublier les messes du dimanche concélébrées avec Jean et Joaquim. Jean ne peut plus du tout lever les bras mais il lui arrive de présider quand même. Il dit les paroles, nous faisons les gestes de bénédiction qu’il ne peut plus faire. Nous lui tenons les mains pour la consécration.

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Devant toute l’assemblée réunie, comme pour un enfant, nous mettons l’hostie dans sa bouche, nous portons le calice à ses lèvres pour qu’il puisse boire. De son côté, tant que la greffe n’a pas été faite, Joaquim reste assis tout le long de la célébration. Le teint jaune cireux du malade en insuffisance hépatique très avancée, il ne se lève que le temps de la consécration. Comment rendre compte de la communion que nous avons vécue là, du message d’Evangile, tout simplement du message humain qui s’est dit là, presque malgré nous ? Comment dire tout ce que nous avons reçu jour après jour ?

La veille de Noël, pour la première fois, Jean demande à Jean-Pierre de l’aider à prendre son bain. Je ne sais pas ce que Jean a pu dire, mais je me souviens que, en arrivant à table, Jean n’étant pas encore là, Jean-Pierre nous a dit que la fête de Noël prenait un sens très particulier pour lui à travers le fait d’avoir eu à donner ce bain à Jean.

Quand il a été plus dépendant, Jean est entré à la maison de retraite de la ville de Villiers sur Marne. Il a eu un grand impact par la qualité de son attention à chacun : aux malades, aux familles, au personnel, à tous ceux qui viennent le visiter. Régulièrement, il vient manger avec nous et continue à célébrer avec nous. Ces bras étaient inertes, mais ses jambes le portent encore.

Quelque temps après, alors qu’il arrive encore à se lever, de manière inattendue, il meurt dans son lit, d’un accident cardiaque. Avec Michel, Jean-Pierre et François, nous avons porté son cercueil à l’entrée de la célébration et à la sortie comme cela se fait dans certaines familles. C’est une des occasions où j’ai senti combien nous pouvions être unis entre prêtres par des liens fraternels très forts.

A la veillée qui a précédé et dans les jours qui ont suivi, beaucoup ont pris la parole pour dire ce que Jean avait été pour eux. Il y avait parmi eux beaucoup de personnes très pauvres du Bois l’Abbé, l’un des quartiers les plus pauvres du Val de Marne. Il y avait des personnes originaires de tous pays, y compris des musulmans qui avaient tenu à être présents parce qu’ils croisaient Jean dans la rue, qu’il les avait écoutés, accueillis. Des pensionnaires et des membres du personnel de la maison de retraite de Villiers étaient là. Tous ont dit combien ils avaient été marqués par Jean, avant sa maladie déjà, mais aussi dans tout le temps de la maladie. Tous ont souligné combien il était devenu chaque jour plus rayonnant, communiquant une joie profonde. Beaucoup disaient combien il n’avait jamais tant communiqué que pendant tout ce temps de maladie. Certains, ont utilisé le mot de « transfiguration » pour dire ce qu’ils percevaient chez Jean.

S’il y a eu toutes les pertes difficiles, ce que l’on peut aussi nommer « dégradation », il est incontestable qu’il s’est aussi vécu quelque chose de l’ordre d’une croissance, que Jean a grandi en humanité et nous avec lui.

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9.6 Le chemin fait avec Marcelle[43]

Marcelle est religieuse. Elle a eu une vie très active, très engagée auprès des plus pauvres dans des cités. Fin 1999, sa voix se modifie rapidement ; sa langue commence à se paralyser. Elle a de plus en plus de difficultés à manger. Ses mains commencent rapidement à être atteintes. Une fois de plus, ce tableau de paralysie motrice pure inexorable et rapidement progressive dans son cas, sans atteinte sensitive, empêche tout doute. Là, il s’agit d’une forme « bulbaire » de la maladie, forme qui atteint d’emblée les nerfs crâniens, parmi eux, ceux qui commandent la déglutition, une forme qui évolue très rapidement.

Comme pour les personnes évoquées ci-dessus, les soignants n’osent pas une parole vraie. Cela provoque une vive inquiétude chez Marcelle et dans sa congrégation. Certains se demandent même si la transformation de sa voix dont « on ne trouve pas la cause » malgré de multiples examens pendant 6 mois ne serait pas d’origine psychologique. Marcelle a souffert d’être prise pour une « malade psy ». Elle n’ose plus parler, se montrer. Chacun autour d’elle y va de son avis. Elle finit par changer d’équipe soignante de référence, mais toujours le même silence des soignants, les paroles en contradiction avec ce qu’elle vit effectivement. Et, bien sûr, aucune parole sur l’éventualité de fausses routes, d’étouffement, et donc la nécessité de prévoir l’urgence et refuser toute trachéotomie parce que d’autres perspectives lui auraient été proposées.

Une de ses amies qui me connaît et sait que mon ministère me fait voyager et m’amène à passer régulièrement dans cette ville de l’Ouest de la France où Marcelle habite la met en contact avec moi. Nous nous sommes rencontrés régulièrement au moins une fois par mois d’avril à novembre 2000, date de son décès. Nous nous sommes aussi écrit et téléphoné y compris deux fois en pleine nuit dans des moments d’angoisse.

Lors du premier partage, elle raconte sa vie, redit comment elle a entendu l’appel de Dieu :

–     « Quand j’avais dix ans, j’avais été visiter une camarade de classe vivant dans des baraques, dans une extrême pauvreté.

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      Je lui avais apporté des fruits, mais, en revenant, je me suis dit que ce n’était pas ça que je devais faire : il me fallait donner ma vie. Ça m’a toujours parlé de donner ma vie pour les pauvres à la suite de Jésus. Mais je n’avais pas prévu devoir la donner comme aujourd’hui, je n’avais pas prévu que c’était moi qui aurais à devenir pauvre. »

Puis Marcelle parle de cette maladie qui évolue vite et a débuté immédiatement sur des muscles vitaux (déglutition, respiration).

–     « Je ne comprends pas ce que font les soignants, pourquoi ils me font tant traîner, pourquoi la prochaine consultation n’est que dans un mois. Ils ne me disent rien. Ça m’angoisse. Je rêve que je n’ai pas de maladie grave, mais je sais bien que c’est grave. Je n’arrive pas à l’accepter. Ne me dis pas que c’est la maladie de Charcot (ou Sclérose Latérale Amyotrophique) ! »

Je n’avais rien évoqué jusque là. Je reste silencieux. C’est elle qui parle et qui enchaîne dans la foulée :

–     « Ce week-end, j’ai participé à une récollection (journée de prière). Nous avons médité le texte de la pêche miraculeuse après la résurrection dans St Jean où Jésus dit à Pierre pour évoquer la mort comme martyre qui l’attendait :

« Quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller… »[44]

      « Cette phrase m’a beaucoup parlé et donné la paix. C’est bizarre : je pleure et je ris, et je suis en paix. La nuit, je rêve beaucoup en ce moment : je revois toute ma vie qui défile. J’ai dit aux sœurs que je pensais à me jeter par la fenêtre si j’apprenais que j’avais quelque chose de grave. J’ai préparé mon sac pour le faire. J’ai été voir un film avec les sœurs de ma communauté. Il s’agissait de quelqu’un qui voulait se jeter par la fenêtre. Un autre lui demande de ne pas le faire parce que sa voiture est en dessous. On a ri. J’ai peur de la mort. »

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–     « De quoi as-tu peur, dans la mort ? »[45]

–     « De souffrir, de la déchéance. »

–     « Tu as connu des gens qui ont souffert, connu la déchéance ? »

–     « Oui »

–     « Des proches ? »

–     « Une belle-sœur qui avait un cancer et qui a souffert horriblement. Un cousin qui est mort de la maladie de Charcot. Au moment d’en arriver à lui faire la trachéotomie, ils lui ont fait une piqûre pour le tuer. Ils sont morts dans de grandes souffrances. »

J’évoque les progrès des soins palliatifs, la nécessité de prévoir l’urgence. J’évoque le chemin avec le Père Joseph et tout ce qui s’était vécu positivement, dans la paix. Elle enchaîne :

–     « Les médecins ne me disent rien. Ils me font attendre. L’hôpital public, ça ne marche pas. Quelqu’un de ma famille m’a trouvé un rendez-vous dans une clinique huppée et réputée… S’ils ne se dépêchent pas, c’est peut-être qu’il n’y a pas d’urgence, qu’il n’y a rien à faire. Mais moi, je sens que ma langue se paralyse, que mes bras, mes doigts surtout, se paralysent vite. »

–     « En fait, même si tu n’as pas le nom de la maladie, tu sais ce que tu as. Comment le dirais-tu ? »

–     « J’ai une paralysie progressive des muscles de la langue, des bras. J’ai la même chose que mon cousin. »

–     « Tes jambes ne sont pas atteintes ? »

–     « Pas pour le moment. L’autre jour[46], j’ai trouvé que le chemin de l’église à la communauté était beaucoup plus long. J’ai mis deux fois plus de temps qu’avant pour rentrer.

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      J’ai du m’allonger en arrivant. Je voudrais que les médecins me disent la vérité. »

–     « Tu sais, il faudra les y aider. Des fois, ils n’osent pas parler clairement parce que c’est dur pour eux d’annoncer quelque chose de grave et ils ont peur que le malade ne soit pas prêt à entendre. Si le malade leur tend la perche, ça les aide, et ça permet au malade de comprendre ce qui lui arrive et d’être mieux aidé. Si tu veux, mais seulement si tu le demandes, je suis prêt à prendre contact avec ton médecin, ou même à t’accompagner à la consultation pour t’aider à parler avec lui, à poser les questions que tu voudrais lui poser. »

–     « D’accord, je te ferai signe. Mais ce n’est pas la peine tout de suite. On a le temps de voir. Ce n’est pas urgent. J’attends que tous les examens soient faits. »

Marcelle ne saisira pas cette perche et comme j’étais basé loin de la ville où elle vivait, ça ne s’est jamais réalisé. Elle est devant la même difficulté que Françoise : comment apprécier le temps où l’on est ?

–     « J’ai peur que ça soit la maladie de Charcot. »

–     « Je ne sais pas. Il faudrait parler avec ton médecin. En tous cas, quel que soit le nom que l’on donne à la maladie, tu l’as dit toi-même tout à l’heure, ce que tu peux constater, c’est que tu as une paralysie progressive qui touche ta langue, tes mains. Même si c’était la maladie de Charcot, on ne connaît pas la durée d’évolution. Tu as peut-être beaucoup de bon temps à vivre devant toi, peut-être un temps plus court. Je voudrais te dire le chemin fait avec deux autres personnes atteintes de paralysie progressive et que j’ai accompagnées. C’est vrai qu’il y a eu des moments difficiles, des moments de combat. Mais il y a eu plein de moments de joie, même soufferte, de vie accueillie. »

Et j’évoque plus ce chemin fait avec Jean et Françoise.

–     « Tu as vu mes mains ? Je ne peux plus coudre. Et même à l’ordinateur, je clique sur le bouton droit sans le vouloir. J’ai de la chance dans ma communauté : on parle beaucoup, je suis soutenue. »

  • Quelques jours après : Appel au téléphone de l’hôpital, en larmes.
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–     « Ça ne va pas. Je n’ai pas le moral. Je pense que je vais être paralysée. Je me suis étendue dans mon lit, j’ai écarté les bras, ça m’a aidé. Je pense à Jésus sur la croix. Des phrases qui m’ont fait vivre comme : « donner sa vie, sa santé », c’est beau quand on est actif, Mais quand on ne peut plus rien ? Une infirmière est venue m’écouter, cela m’a permis de pleurer. »

J’invite Marcelle à ne pas hésiter à appeler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Je l’invite à parler avec son médecin, à lui demander un traitement antidépresseur et anxiolytique.

  • Quelques jours après, nouvel appel :

–     « J’ai compris que j’ai une maladie qu’on ne peut pas guérir. »

Deux jours plus tard, une petite lettre :

–     « « Le Seigneur fit pour moi des merveilles ». Merci, pour ta qualité d’écoute, ta confiance envers moi. Tu m’a permis de prendre conscience de l’action de l’Esprit alors que pendant ces 6 mois mon horizon était « bouché »!!! Aujourd »hui, j’ai confiance que la main que me tendent mes sœurs, que tu me tends, me permettra de franchir les passages et ou « le passage » dans la paix. Aujourd’hui, je suis très fatiguée, j’ai mal dormi. Bonsoir, je prie pour toi et avec toi. »

  • Quelques jours après, elle écrit un petit mot à ses sœurs pour annoncer la paralysie progressive qui l’atteint. Elle évoque la paix ressentie en lisant la rencontre entre Pierre et Jésus dans l’Evangile de Jean. Elle dit sa disponibilité pour se laisser conduire par le Christ au milieu de l’épreuve.
  • Lors de la rencontre suivante, elle dit :

–     « Le médecin me dit qu’il ne sait pas ce que j’ai. Il m’envoie faire une scintigraphie en me disant que c’est un scanner. Peux-tu m’expliquer ma maladie, ce que je vais devenir ? »

On constate que cette absence de parole vraie, loin de diminuer l’angoisse, la génère. Ceci dit, Marcelle ne saisit pas la nouvelle perche tendue pour aller ensemble voir son médecin, elle a bien du mal à nommer ce qu’elle a pourtant déjà bien compris.

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Nous reprenons des bouts de dialogue des rencontres précédentes sur les paralysies progressives, les morts paisibles de Françoise et Jean, surtout, tout ce qui a été reçu humainement au cours de ce chemin néanmoins douloureux, mais dans lequel ils n’étaient pas seuls, dans lequel elle sait ne pas être seule.

  • 6 août 2000, fête de la transfiguration ; voici le texte d’une carte postale que Marcelle m’a envoyée d’une maison de repos où elle séjourne :

« Celui-ci est mon Fils Bien aimé, écoutez-le » (Evangile de la fête de la Transfiguration). 40 ans, aujourd’hui que je me suis engagée à « suivre Jésus-Christ », à « l’écouter ». Je ne savais pas où ça me conduirait. Mais je ne regrette rien. Je suis dans la paix. Ici, avec l’Eucharistie tous les jours et la beauté de la nature, j’ai eu la chance de « goûter » la présence du Seigneur. Je pars en famille demain. Ma prière t’accompagne. Bien fraternellement. »

  • Septembre 2000, un email au retour d’une retraite qu’elle a faite et à laquelle elle a dû se présenter devant les autres. Elle m’envoie le texte de sa présentation :

–     « Bruno, je te joins ma présentation faite à la retraite. Je t’en reparlerai mercredi :

« Je m’appelle Marcelle et suis religieuse, je vis en communauté dans une cité. J’ai vécu la mission dans plusieurs banlieues en collaboration avec les différents partenaires (Mouvements d’Action Catholique, catéchuménat, catéchèse), j’ai été « une » parmi tant d’autres au travail salarié et dans la vie de quartier, participante à la vie associative dès ma retraite et ce fut mon bonheur. Mais, au cours de ces derniers mois, j’ai contracté une maladie neurologique invalidante pour laquelle il n’existe pas de traitement.

De ce fait mes activités sont réduites. Ma première réaction fut comme pour Job[47] « un cri de révolte » : « Seigneur, pourquoi moi, pourquoi cette maladie ? » Puis le doute s’empara de moi !…

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Cependant l’Esprit Saint me redit : « ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse !… »[48] « Aussi, au soir d’une récollection, j’ai pu lui répondre : »Oui, Seigneur, où veux-tu me conduire ? » Depuis, la souffrance morale est la même, mais elle a pris un tout autre sens. Je dois dire aussi que la prière est devenue ma nouvelle mission et ma compagne de jour et nuit. Vos intentions vont la nourrir. Je sais ce qui m’attend, j’ai un cousin qui est mort de ça. »

Nous nous sommes ainsi rencontrés régulièrement. Le partage tourne toujours sur les mêmes thèmes, passant du rire, à la paix, aux pleurs, à la révolte, du « je ne sais pas ce que j’ai », à la maladie clairement décrite, ou même nommée : « j’ai un cousin qui est mort de ça, de la maladie de Charcot. »

Une fois où elle était particulièrement en détresse et pleurait, je l’avais écoutée silencieusement en lui prenant les mains. En retour, j’avais reçu par email :

–     « Quand tu m’as donné la main, c’était pour t’engager jusqu’au bout ? »

Il n’y a pas eu une seule rencontre sans qu’elle évoque des moments de panique, de pulsion suicidaire, mais aussi des joies, des moments de plénitude. Tout en disant son envie de vivre, son désir de se laisser rejoindre là, elle a exprimé de manière répétée les paniques qui la prenaient par moment, la peur de se tuer dans un tel moment. Nous en avons parlé. Elle savait pouvoir appeler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et elle l’a fait. J’ai laissé mon téléphone beaucoup plus ouvert et je m’étais engagé à écouter très fréquemment ma boîte vocale.

  • Quelques jours avant sa mort, suite à une nouvelle récollection, elle commente cette phrase de Jésus à ses disciples désarçonnés alors que sa mort sur la croix approche :

–     « Que votre cœur cesse de se troubler. »[49] « C’est pour aujourd’hui Jésus-Christ est avec nous, il est tous les jours avec moi. Ce que vous faites au plus petit des miens, c’est à moi que vous le faites. Je passe mon temps à le questionner.

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      Tous les jours, la vie me déshabille un peu plus. C’est dur de ne pas savoir ce que j’ai d’une manière précise, de ne pas savoir où cela va me mener. Tous les jours, on m’enlève un peu de ma peau. On ne peut jamais comprendre tout à fait le Christ. Je ne le connaîtrai vraiment qu’à la résurrection. »

Quelques jours après, elle meurt brutalement, écrasée par un train. Des témoins présents à ce moment parlent d’accident. Mon intime conviction est qu’il s’agit d’un suicide dans une crise d’angoisse.

L’expérience que je partage avec d’autres, est que les soins palliatifs permettent de ne plus vivre l’approche de la mort dans la crainte de souffrances insupportables, que la maladie ne se réduit pas à des pertes et à la déchéance, même en situation dramatique comme dans la maladie de Charcot ou celle d’Alzheimer, qu’il peut là aussi se vivre une croissance, pour le malade et pour ceux qui l’accompagnent. Nous avons vécu quelque chose de cette croissance avec Marcelle.

Mais cela ne me fait pas oublier qu’il y a des situations auxquelles nous n’avons pas réussi à faire face. Il est probable que Marcelle a été emportée par une crise d’angoisse qui n’a pu être évitée, prévenue. Il faut d’ailleurs préciser que cet « accident » a eu lieu sur le chemin de chez elle au club d’informatique auquel elle s’était inscrite, alors même qu’elle s’y rendait pour prévenir qu’elle ne pourrait plus y venir parce qu’elle n’arrivait plus à bouger ses doigts pour actionner les touches du clavier.

Dans le chemin avec Marcelle, et c’est vrai du chemin de tout croyant, on note aussi que la foi ne protège pas de l’expérience de la nuit, de l’angoisse, de l’épreuve, de la nécessité de faire un chemin humain en y étant aidé. La foi ne nous met pas sur une autre planète que ceux qui ne sont pas croyants.

J’ai appris depuis longtemps à ne pas me sentir responsable de toutes les morts autour de moi, même brutales, même quand elles touchent des personnes que j’avais la charge de soigner ou d’accompagner. Mais je garde douloureusement le souvenir de la fin de Marcelle, ou du moins, je le garde comme un appel à inventer encore pour rejoindre celui que la maladie ou d’autres situations mettent dans une telle détresse.

Comme appel pour mieux faire face une autre fois, je garde cette question :

–     Comment aurions-nous pu éviter cette fin tragique ? Qu’en aurait-il été si une parole vraie avait été possible avec les neurologues qui la suivaient, si une aide avait été possible avec un service de soins palliatifs ?

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Bien sûr, il n’est pas certain qu’elle était prête à entendre cette parole en vérité et nous sommes aussi amenés en accompagnant à accepter les mécanismes de défense des malades, tout en faisant tout pour favoriser un chemin autre. Sur cette question, on se reportera avec intérêt au travail de Martine Ruznievski.[50] Mais la prise en charge par les soignants en enfermant dans une longue recherche diagnostique fictive et en restant dans la seule perspective de la recherche d’un traitement curatif, sachant qu’il n’y en avait pas, sans parole vraie, sans traitement anxiolytique et antidépresseur adapté et associé à une prise en charge psychologique, explique sans doute pour une part l’issue de cette histoire.

Une telle fin n’est pas pour moi un argument en faveur de l’euthanasie, cette mort « prétendue douce ». C’est plutôt un appel à chercher toujours et encore comment aider le malade et ceux de son entourage à ne pas être submergé par la souffrance qui les atteint et à pouvoir y vivre quelque chose d’une réalisation, d’une humanisation.

9.7 Le chemin avec Claude Dubuc[51]

Septembre 1997 : je suis nommé prêtre en paroisse et au service des jeunes à Vitry-sur-Seine avec René comme responsable. Nous succédions à Claude et son équipe. En arrivant j’avais demandé un service à Claude :

–     « Tu as été 9 ans ici. Tu vas forcément avoir des échos par les gens que tu as connu à Vitry de notre manière de nous situer en arrivant. Je te demande un service : ne pas hésiter à m’appeler et m’alerter sur ce qui aurait été maladroit, non ajusté de ma part. Je te le demande comme frère. »

Il a accepté ce service très simplement et est intervenu plusieurs fois pour m’aider et m’alerter.

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Au moment où Claude quitte Vitry, depuis quelques temps déjà, il est atteint d’une diminution progressive de la force musculaire de ses deux jambes. Il marche encore mais est de plus en plus gêné. Quelques temps après, alors que la paralysie évolue, beaucoup plus lentement dans son cas à lui que pour Françoise, Jean ou Marcelle, il annonce qu’il a une paralysie progressive, mais que son neurologue lui a certifié que ce n’était pas la maladie de Charcot ou Sclérose Latérale Amyotrophique, et que ça ne toucherait que les jambes.

Quant à moi, je savais à quoi m’en tenir. Je me suis absolument tu tant qu’il ne faisait pas signe qu’il souhaitait parler, tant qu’il n’y avait pas d’urgence à prévoir les problèmes de déglutition et de respiration.

Dans le cas précis de Claude où la paralysie a évolué « lentement », de 1996 à 2003[52], cette parole « mensongère » l’a aidé à ne pas se trouver d’emblée devant une réalité trop dure à assumer. On note que le « mensonge » était partiel. Le neurologue avait clairement parlé d’une paralysie progressive des membres pour laquelle il n’y avait pas de traitement. Il avait en même temps dit que ça pouvait évoluer lentement. Il n’avait pas laissé Claude errer avec l’impression que les médecins ne trouvaient pas, ne savaient pas, en multipliant des examens complémentaires inutiles. Il ne lui avait pas fait miroiter des traitements illusoires.

La paralysie va progresser. Claude va s’adapter, équiper sa voiture pour pouvoir la conduire tout en étant handicapé. Comme Jean, il aura du mal à se résoudre à arrêter de conduire et il faudra attendre plusieurs accrochages et même qu’il renverse un jeune en vélo, heureusement sans le blesser, avant qu’il ne renonce.

L’évêque lui a confié un ministère adapté à sa situation : il lui demande de mettre sur pied une formation pour des laïcs à l’accompagnement spirituel. Claude accompagne de nombreuses équipes et personnes. Sa vie donnée aux autres depuis longtemps fait qu’il est très entouré, que des amis sont ingénieux pour l’emmener avec eux en vacances à l’étranger ou chez lui en Bretagne. Claude va parfois au-delà de ses possibilités et ceux et celles qui l’entourent se retrouvent en situation difficile, presque cocasse, s’il n’y avait pas la souffrance que cela représente.

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Ainsi, une fois, il a eu bien du mal à sortir d’un bain à la mer. Une autre fois, avant que sa voiture ne soit équipée pour être conduite par un handicapé, sur l’autoroute, son pied tombe à côté de la pédale. Il lâche le volant pour attraper sa jambe et la remettre sur la pédale. Pas besoin de dire l’angoisse de son passager.

Il vit, comme Françoise ou Jean, et, dans une moindre mesure, comme Marcelle, des alternances de combats quand un palier se franchit, de colères, quand ceux qui l’aident ne réagissent pas comme il l’attendait,[53] de joies aussi profondes mais souffertes, de paix. Ces moments là correspondaient à des consentements donnés à des paliers franchis.

François (avec qui nous avions vécu tout le chemin avec Jean marqué par la S.L.A.[54]) avait été nommé dans une des paroisses de St Maur. Là il rejoignait Pierre, curé de cette paroisse. Après en avoir parlé avec Claude, François et Pierre ont proposé à l’évêque que Claude soit nommé à St Maur et vienne habiter avec eux. Le presbytère était grand, il avait déjà été un peu adapté à la présence d’un prêtre malade : un monte fauteuil avait été installé dans l’escalier. Le diocèse a continué à assurer les équipements pour que Claude puisse y avoir la vie la plus autonome possible.

Plusieurs années après le début de sa maladie (je n’ai pas gardé trace des dates), Claude avait adressé une sorte de « faire-part » par email à ses amis pour annoncer que, désormais, il serait de manière permanente en fauteuil roulant. Une caricature accompagnait le texte d’annonce : on y voyait une belle jeune femme, les bras encombrés par une pile de livres, debout en attente devant une porte fermée ; à côté d’elle, un homme âgé en fauteuil roulant qui dit à la jeune femme en se proposant pour lui ouvrir la porte : « Vous voulez que je vous aide ? »

Quelque temps après, nouvel email collectif pour annoncer que ses bras commençaient à être atteints et qu’il s’agissait de la S.L.A.. Claude m’a envoyé le même jour, un message qui m’était personnellement destiné me demandant de mes nouvelles, me parlant de son ministère. Je l’ai pris comme un appel.

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J’ai répondu en disant que j’aimerais bien venir parler avec lui, en particulier de sa maladie, que j’avais des éléments qui pourraient l’aider, mais que c’était seulement s’il le souhaitait. Le jour même, il me répondait qu’il attendait justement de pouvoir me questionner au sujet de sa maladie.

Quand je l’ai rencontré, nous avons eu le même type de dialogue qu’avec Françoise, Jean ou Marcelle à une nuance près : dans les complications à prévoir, j’ai expliqué ce qu’était une crise d’angoisse, comment elle pouvait être prévenue et traitée si elle survenait. Je lui ai clairement dit la manière dont Marcelle était décédée.

Claude, visiblement soulagé que j’aborde la question, m’a remercié d’avoir eu le courage de l’évoquer. Il a aussitôt raconté comment son père était mort aussi d’une S.L.A., comment sa mère l’avait trouvé un jour la tête dans le four de la cuisine, tentant de mettre fin à ses jours. Elle lui avait fait promettre de ne pas recommencer. Il avait dépassé ce moment et avait eu une mort au bout d’un parcours très douloureux qui avait profondément impressionné Claude. A plusieurs reprises, Claude évoquera ce combat qu’il aura à mener contre cette « tentation » (le mot est de lui) d’en finir.

Je l’ai invité à prendre contact sans attendre que ce soit le moment d’y entrer avec le service de soins palliatifs du Docteur Salamagne, ce qu’il a effectivement fait.

Dans la suite de notre rencontre, honorant la demande que je lui avais faite, il m’a fait des remarques sur ma manière d’être prêtre, des suggestions pour avancer. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Nous avons souvent eu ce type de dialogue, dans lequel il acceptait aussi d’être questionné.

Claude a eu un génie extraordinaire, avec l’aide de l’Association des Paralysés de France, pour utiliser des moyens techniques et sociaux pour palier toutes les limitations qui touchaient chaque jour un peu plus sa vie.

Il y a eu diverses sortes de fauteuils, une pipette dans laquelle il soufflait pour déclencher le téléphone, un bouton qu’il pouvait actionner, qui faisait déplacer une aiguille devant diverses propositions : ouvrir la porte d’entrée, allumer la télévision, changer de chaîne, monter le son, etc. Quand l’aiguille parvenait devant l’opération attendue, il appuyait de nouveau sur le bouton et la porte s’ouvrait, la télévision se mettait en marche… Il y a eu la sono montée sur son fauteuil pour amplifier le son de sa voix quand elle devenait si faible.

Il y a eu des auxiliaires de vie qui ont commencé par passer s’occuper de lui avant qu’il ne bénéficie de cette présence en permanence.

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Ce furent des mois d’intense compagnonnage avec tous ceux qui l’entouraient et passaient le voir, qu’il rencontrait dans le cadre de son ministère qu’il a vécu jusqu’au bout. Ça a été un compagnonnage avec des personnes ne partageant pas sa foi, auquel il a tenu tout au long de sa vie. Là, il l’a vécu dans le cadre de ses activités militantes à l’A.P.F.[55] et dans une association pour une autre mondialisation où tout homme, tout peuple ait sa place.

Ce furent des mois d’intense fraternité avec les prêtres avec qui il vivait : Pierre, François et Aloïs, jeune prêtre roumain nommé sur cette même paroisse.

Il ne faut pas oublier tout le partage avec tous les soignants, avec ses auxiliaires de vie africaines.

A Noël 2001, alors qu’il arrivait encore à utiliser un ordinateur, il avait envoyé ce poème à tous ses amis dans lequel il dit son chemin dans la maladie, sa passion pour la vie. Nous l’avons intitulé : « Choisis la vie en abondance ».

« Choisis la vie en abondance »

Une fois de plus, la dernière sans doute,

Avant que sans force deviennent mes mains,

Je m’adresse à vous sans qu’il m’en coûte,

Bien simplement, sans chagrin.

Dans notre monde, tel qu’il est fait

Rempli de guerre et de violence,

Chacun de nous, sans être parfait,

Doit faire son choix, dire ce qu’il pense.

Certains de nous diront que ce monde va mal,

Que nous n’y pouvons rien et que c’est comme ça.

Mais d’autres chercheront à combattre le mal

A rebâtir la paix, ne baissant pas les bras.

La mort rôde partout, inévitable.

La tentation serait pour nous d’y consentir,

Et de nous replier, devenant incapables,

De ne faire autre chose que de tout subir.

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Pourquoi ne pas entendre cette voix intérieure

Qui nous dit d’espérer contre toute espérance

Et de choisir la vie même dans le malheur,

Cette vie si fragile et si belle quoi qu’on pense ?

Noël nous redit qu’au milieu des ténèbres

La lumière nous vient par les yeux d’un enfant.

Il nous dit que l’amour est plus fort que la mort

Et qu’il est avec nous jusqu’à la fin des temps.

Et j’en fais l’expérience, le premier étonné,

Plus la mort se rapproche, plus je choisis la vie.

Cette vie en abondance, cette vie qui m’est donnée.

Toi qui es mon ami, choisis la vie !

Claude Dubuc, Noël 2001

Le titre de ce poème n’est pas de Claude. Je l’ai donné à partir des dernières phrases du poème qui sont une reprise faite par Claude de deux phrases de la Bible.

C’est d’abord une reprise d’une phrase du Premier Testament de la Bible dans le livre du Deutéronome, où Dieu, par la voix de Moïse, dit aux hommes :

« Oui, je vous préviens aujourd’hui, en prenant le ciel et la terre comme témoins : je mets devant vous la vie et la bénédiction, la mort et la malédiction. Choisissez donc la vie pour que vous viviez, vous et vos enfants. » (Dt 30,19)

Avec l’expression « vie en abondance », c’est aussi une évocation d’une parole de Jésus particulièrement évocatrice pour moi, au moment de réfléchir sur les demandes d’euthanasie et aux réponses à y apporter :

« Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir. Le voleur ne se présente que pour voler, pour tuer et pour perdre ; moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance.[56] Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis. » (Jean 10,8-11)

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Quand je dis que cette parole est évocatrice, tout en invitant à ne pas prendre les paroles de Jésus au pied de la lettre, à ne pas oublier leur caractère polémique, c’est en pensant à ceux qui, parce que c’est leur conviction, proposent un « salut » à des personnes connaissant de grosses difficultés de santé, en les incitant à choisir de mourir sous couvert de « choisir la vie », en appelant « vie » ce qui est « mort », en ne provoquant pas l’entourage des malades à se « dessaisir » de leur vie, c’est-à-dire à donner d’eux-mêmes, pour que les plus fragiles puissent vivre et que la vie de tous en soit enrichie.

Quelques temps après, Claude a offert à tous ses amis un petit livret, dans lequel il relit toute sa vie, ce qui l’a animé. Sur la couverture, il a mis comme titre : « Si tu savais le don… ».

Il s’agit d’une référence à une autre phrase de Jésus dans l’Evangile à une femme de Samarie, une femme ne partageant pas la foi des Juifs. La phrase complète est :

–     « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : « Donne-moi à boire », c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive. »[57]

Je perçois ce choix d’abord comme une manière de témoigner de sa conviction d’avoir reçu cet appel à la vie, cette force de vivre jusque dans la tempête, d’au-delà de lui. J’y vois aussi le désir qui habitait Claude de partager sur le sens de la vie avec tous, y compris ceux qui ne partageaient pas sa foi dans le respect de leur propre chemin.

A la fin de l’année 2002, je m’invite à déjeuner à St Maur. Claude me fait prévenir à mon arrivée qu’il aura besoin de me rencontrer personnellement. Nous ne disposons que d’un créneau de dix minutes après le repas, bien trop court pour ce type de dialogue, mais nous n’avons pas le choix.

Claude redit la paix qui l’habite et en vient directement au « vif du sujet » :

–     « Le neurologue qui me suit insiste pour que j’accepte qu’on m’opère pour me placer une « gastrotomie »[58], qu’en penses-tu ? »

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–     « Je ne sais pas bien comment te répondre. Je ne sais pas ce que je dirais si j’étais malade. Ce que je sais, c’est que cette sonde va te permettre de continuer à manger, même quand ton corps n’en aura plus la force. Pendant ce temps, la maladie va continuer à évoluer. Tu ne peux déjà presque plus bouger les doigts, et donc plus écrire. Quand tu n’auras plus du tout de voix, comment pourras-tu communiquer ? Jusqu’où faut-il lutter pour empêcher la mort de faire son œuvre ? Je le dis, à partir de ma situation de bien portant, je ne sais pas ce que je dirais autrement, mais, pour moi, je refuserais un tel soin, comme je refuserais absolument toute trachéotomie, demandant par contre à ce qu’angoisse, douleur, sensation d’étouffement, soient bien pris en charge. »

C’est la décision qu’il a effectivement prise. A mes yeux, et en m’appuyant sur l’expérience de ceux qui s’inscrivent dans le courant des « soins palliatifs », cette proposition de gastrotomie était inadaptée et le mettait devant une décision angoissante. Il n’aurait pas dû être mis devant ce choix à faire encore moins se trouver devant un soignant qui insistait pour que Claude adopte cette solution. Le souhait de mettre une gastrotomie entrait dans le schéma d’une médecine qui vise trop exclusivement le seul besoin de survie biologique.

Je note que je n’ai jamais entendu Claude se plaindre d’avoir souffert de la sensation de faim. Il n’a pas eu d’escarres. Je le précise car une justification de la gastrotomie est d’empêcher une dénutrition et la survenue d’escarres.

Quelques semaines après, je repasse déjeuner à Saint Maur. J’arrive au moment où l’auxiliaire de vie, le met dans son fauteuil. Le corps de Claude est totalement inerte, ballotté comme une espèce de poupée de chiffons. Elle l’incline, le redresse, si elle lâchait, il tomberait sans retenue. Claude ne peut plus bouger par lui-même, il ne peut plus lever le doigt et appuyer sur le bouton qui lui permettait de commander la télévision, la porte, etc. Elle l’attache pour qu’il tienne assis.

Là encore, nous n’avons que dix minutes pour nous voir à deux. Claude questionne tout de go :

–     « Comment savoir quand c’est le moment d’entrer en soins palliatifs ? Je ne me sens pas encore mourant. Comment savoir quand on devient mourant ? »

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–     « Dès maintenant, tu aurais ta place en soins palliatifs si tu n’étais pas entouré comme tu l’es.[59] Quand cela est nécessaire, il est possible de rester un long temps dans un service de soins palliatifs. Je ne peux pas te donner de critère absolu. Il me semble que le meilleur critère, c’est de demander à entrer en unité de soins palliatifs le jour où tu ne te sentiras plus en sécurité au presbytère de Saint Maur, où tu craindras d’étouffer. Tu pourrais y entrer dès maintenant. Ce serait même bien. C’est toi qui sais. En même temps, fais attention qu’on ne se rend pas toujours compte pour soi-même et de ne pas attendre trop pour ne pas risquer de te trouver en étouffement sans pouvoir être calmé rapidement. Comment vas-tu, sinon ? »

–     « Je suis en paix. Je suis très bien entouré. De savoir ce que tu viens de me dire me rassure par rapport à une inquiétude que j’avais. J’avais annoncé à Noël 2001 aux amis avec qui j’étais que c’était mon dernier Noël. Je vois que c’est un piège de se donner des délais. Je suis toujours là. On a fêté ça ensemble. Tu sais, je m’aperçois qu’il y a une tentation sournoise qui me guette : il me faut à la fois lutter pour consentir à des pertes, accepter que la maladie fasse en moi son chemin, me préparer à partir, il me faut accepter de ne pas tout tenter pour maintenir la vie biologique, et, tout en même temps, je dois me méfier de ne pas choisir la mort, renoncer à vivre.

      C’est une tentation que de vouloir que ça finisse et éventuellement favoriser les choses. Oui, il me faut à la fois lâcher prise, et tout en même temps choisir la vie. C’est vraiment la tentation de l’homme de choisir la mort plutôt que la vie. »[60]

Comme à chaque fois, même dans ces rencontres très brèves, il trouvait aussi le temps de me demander des nouvelles de mon ministère au service de mes frères prêtres, de me donner des conseils, de partager ses propres questions.

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Le 29 juin 2003, après avoir fêté les 60 ans de Michel à Bois l’Abbé, j’ai 15 minutes pour m’arrêter à Saint Maur. Exceptionnellement, j’ai pris un taxi pour pouvoir le rencontrer et être à l’heure au train pour Lyon où j’ai une session à animer.

Quand j’entre, Claude est attaché sur son fauteuil. L’auxiliaire de vie est auprès de lui et s’apprête à le coucher. J’entends vaguement dans un souffle Claude qui me dit, sans me dire bonjour :

–     « Je n’ai plus de voix. »

–     « C’est vrai, mais j’ai compris ce que tu viens de me dire. »

Dans ma manière de répondre, j’ai eu le souci de ne pas nier la réalité qu’il ressentait, sachant que les consolations par le déni de la réalité sont pires que tout et perçues comme une manière de l’entourage de refuser d’entendre la souffrance de l’autre, la réalité qui le touche. Dans le même temps, la répartie cherchait à aider Claude à regarder ce qui était encore donné.

Mais c’est vrai que, pour la suite de la rencontre, j’ai du placer mon oreille en face de sa bouche pour arriver à comprendre. Plusieurs fois, j’ai du le faire répéter.

–     « Je suis heureux d’être là. J’ai vraiment tout mon temps. Un taxi m’attend en bas et me prend dans un quart d’heure pour me mettre au train. Mais j’ai vraiment tout mon temps pour être avec toi. »

J’avais pris le soin de m’asseoir avant de prendre ainsi la parole. Cela transforme le ressenti qu’a le malade de la relation. Des psychologues ont fait des tests et constaté que si le visiteur s’assied, le malade a l’impression que le visiteur passe deux fois plus de temps que s’il était resté debout.

L’expression « j’ai tout mon temps », tout en disant la limite pour qu’il sache qu’une fois de plus il nous faudrait aller directement à l’essentiel, n’était pas un mensonge mais induisait une qualité de relation.

Avant d’entrer dans la pièce, j’avais branché l’alarme de ma montre pour ne plus avoir à me préoccuper du temps et être vraiment avec Claude sans m’inquiéter du train qu’il fallait absolument que je réussisse à avoir.

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Ce sont des petits trucs qui transformeraient beaucoup les relations entre humains si nous apprenions à être totalement présents au moment présent, à celui qui est là maintenant, sans porter le poids de ce qui nous a soucié avant, sans nous inquiéter de ce qui va suivre.

–     « J’entre demain en soins palliatifs. (A mon sens, Claude avait trop attendu).[61] Je suis content de te voir car il y a des choses qui m’inquiètent. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de savoir s’ils auront un chariot élévateur pour me soulever, une baignoire adaptée ? Tu sais, ce n’est pas facile de partir de chez soi. »

–     « Ils ont tout le matériel nécessaire, tu verras, tu seras très bien entouré. »

–     « Me voilà rassuré. »

Et de fait, son visage était très paisible. Ce qui devient une montagne pour celui qui est en fin de vie est parfois une préoccupation extrêmement simple, sur laquelle se focalise toute l’angoisse et que l’on peut aider à dépasser.

–     « Tu es toujours en paix ? »

–     « Tu ne peux pas savoir à quel point ! »

–     « D’où te vient cette paix ? »

–     « Si tu savais le don de Dieu… »

Nous n’avons rien ajouté au sujet de cette paix. Son visage était rayonnant. Nous nous sommes dit explicitement « à-dieu », merci. Je lui ai confié des demandes, des projets me concernant et concernant d’autres.

Ceux qui l’ont visité régulièrement à domicile à Saint Maur, puis à l’unité de soins palliatifs, disent que ce n’était pas le même homme en soins palliatifs. Selon eux, il était beaucoup plus détendu. Cela confirme mon impression qu’il avait trop attendu pour faire le passage et être sécurisé par une équipe médicalisée.

Il est décédé le samedi 19 juillet à l’Unité de Soins Palliatifs des Docteur Sebag Lanoé et Michèle Salamagne à Villejuif.

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Avec son accord, il avait été mis en sommeil léger les 48 dernières heures. En effet, sa respiration était très difficile et c’est le moyen qui a été choisi pour pallier cette situation très inconfortable sans que rien ne soit fait en vue de provoquer la mort.

Les obsèques ont été célébrées à Saint Maur. Des amis ont lu son message de Noël ainsi qu’un autre texte écrit par lui et qui exprimait sa recherche de sens. On le trouvera ci-après. Il y avait, dans cette célébration toute la souffrance de perdre un ami, toute la souffrance de ces multiples renoncements qu’il avait du vivre, mais toute la joie soufferte qui était née là, indicible, mais très réelle.

J’ai apprécié qu’on ne lise pas ce texte si souvent repris lors des obsèques : « La mort n’est rien » de Canon Henry Scott Holland[62] qui veut exprimer l’espérance que la vie continue, l’affection aussi, mais qui, à un niveau humain, est très court sur la réalité de séparation qui est vécue et n’aide pas au deuil. Il me semble aussi court pour dire la résurrection dont nous ne pouvons pas nous faire d’image. Ce n’est pas en niant la réalité de la mort et de la séparation que nous pourrons trouver la juste manière de vivre maintenant quand nous sommes en pleine santé, au moment de notre mort ou de celle de proche. Ça n’aide pas plus à ouvrir à la perspective de la résurrection pour les chrétiens.

Depuis les obsèques de Claude, les témoignages affluent à Saint Maur de tous ceux qui veulent dire combien il les a fait grandir en humanité, dans toute sa vie avant la maladie, mais aussi au cœur de cette maladie, tout ce qu’ils ont pu recevoir et donner en marchant avec lui.

Poème : Je t’ai cherché

Je t’ai cherché, Seigneur, au sommet des montagnes

Au creux des sources vives et des vallons fleuris.

Je t’ai encore cherché face à la mer immense.

J’ai deviné la trace d’un Amour créateur.

Je t’ai cherché, Seigneur, dans le cœur de mes frères

Qui peinaient et luttaient en chantant leur espoir,

Qui duraient dans l’action pour un monde meilleur.

J’ai deviné le souffle de l’Esprit dans leur cœur.

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Je t’ai cherché, Seigneur, tout au long des partages

Dans ces révisions de vie bien souvent balbutiante

Quand jaillissait parfois une parole forte,

J’ai deviné l’écho du Verbe, Jésus Christ.

Je t’ai cherché au cours de ma pauvre prière,

Encombrée de soucis et de distractions.

Je t’ai aussi cherché dans le pain et le vin partagés

Et dans tous ceux qui chantent leur espérance.

Je t’ai cherché partout sans vraiment te trouver,

Sans refermer les mains sur une présence sûre,

Affronté à mes doutes et à mes illusions.

Je te cherche toujours, mais Toi, tu m’as trouvé !

Claude Dubuc

10. Pour poursuivre la réflexion sur l’enjeu du respect de l’interdit d’euthanasie

Il était important, au-delà de toute la réflexion théorique, de partager un peu longuement ces quatre itinéraires de personnes affrontées à des situations paraissant sans issue, pour permettre à ceux qui se trouvent affrontés à des maladies comme la Sclérose Latérale Amyotrophique, que ce soit dans leur chair, dans l’accompagnement d’un proche, d’un patient, en se faisant aider par des équipes compétentes, de sortir de la seule perspective de l’horreur, de cette impression d’être devant un obstacle absolument insurmontable et susceptible de tout détruire, y compris l’humain en nous. Je souhaite qu’au-delà du choc, chacun puisse entendre qu’il n’y a pas que la souffrance, qu’il y a aussi de la vie en abondance à accueillir, vivre et donner.

J’espère que ces témoignages aideront les neurologues qui portent cette lourde responsabilité d’annoncer de tels diagnostics et d’aider ensuite les malades sur leur chemin.

Ces récits permettent de ne pas cacher toutes les pierres sur le chemin, mais de partager ce qui a permis d’avancer jour après jour.

Il se trouve que ceux que j’ai accompagnés étaient croyants, ce qui ne les a pas protégés de la rudesse du chemin, de l’expérience aussi du doute radical.

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D’autres, qui ne partagent pas notre foi, font de tels chemins de croissance en humanité dans l’ouverture à cette vie reçue dans la fragilité, dans le fait de se laisser toucher chacun par le visage de l’autre qui souffre, de ne pas fuir cette relation, de ne pas la résoudre en éliminant le mal par le choix de la mort, par l’élimination de la personne malade.

Ce qui m’a marqué en soins palliatifs, c’est la vérité à laquelle sont conduits ceux qui accompagnent, même entre eux, et la liberté qui nous habitait pour partager entre soignants de toute conviction sans sujet tabou, dans le respect du chemin de chacun, n’hésitant pas à aller jusqu’au partage de ce qui faisait sens pour chacun.

Je ne doute pas que ceux qui ne partagent pas la foi de Françoise, Jean, Marcelle ou Claude, à partir de leur propre conviction religieuse ou philosophique, sauront entendre dans les paroles de ces personnes même exprimées dans le langage des chrétiens, des paroles d’humains qui pourront les aider à élaborer leur propre réponse sur le sens de la vie, de la vie donnée et reçue, de la vie même menacée et fragilisée.

Je rêve d’une laïcité vécue, non dans la négation de la différence, dans le renvoi de la question du sens à la seule sphère de la vie privée, mais dans le dialogue respectueux et enrichissant de personnes qui s’accueillent avec toutes leurs richesses et différences.

Je ne peux qu’inviter ceux qui souhaiteraient poursuivre cette réflexion sur l’enjeu de « l’interdit d’euthanasie » à se reporter à mon autre livre, publication faite à partir de ma maîtrise de théologie, et dont le titre est : « Réflexion sur mourir dans la dignité »[63]

Si ce deuxième livre cherche quel dialogue est possible entre une association comme « l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité » et l’Eglise catholique sur le concept de dignité et sur la question de l’euthanasie, là encore, le lecteur qui ne partage pas la foi des chrétiens pourra trouver des éléments pour lui-même.

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[1]      Sonde qui permet le passage d’aliments directement vers l’estomac en traversant la paroi abdominale. On utilise aussi la sonde gastrique que l’on introduit par le nez.

[2]      Ce risque d’être pris dans une relation par trop fusionnelle appelait toute une aide à apporter à la mère de Vincent. Ce que retranscris Vincent des interventions des soignants pour aider sa mère à ne pas être enfermée dans ce risque laisse penser que cette aide à été bien pauvre et maladroite. Mais, une fois de plus, il ne faut pas oublier que nous n’avons que la version de Vincent, ce qu’il a perçu à travers sa mère.

[3]      Vincent Humbert, « Je vous demande le droit de mourir », Propos recueillis et texte élaboré par Frédéric Veille, Michel Lafon, Paris 2003

[4]      o.p. cit. p. 45

[5]      o.p. cit p. 43-44

[6]      Cf. tout le chapitre 4 de ce livre.

[7]      o.p. cit. p. 139-143

[8]      Cf. parmi de multiples autres références possibles p. 178 et suivantes

[9]      o.p. cit. p. 184

[10]    o.p. cit. p. 148

[11]    Le Monde, 26 septembre 2003, p. 16

[12]    Cf. Annexe 4

[13]    qui ont été écrits avant que je n’ai connaissance de l’histoire de Vincent.

[14]    Comme le cas de Vincent Humbert que j’ai ajouté ci-dessus au moment où je termine la relecture de ce livre

[15]    On pourra se reporter aussi à la description que je fais d’une émission de télévision sur l’euthanasie à laquelle le Père Verspieren avait été invité, tandis qu’une malade de Lyon, intervenait à l’écran. Voir Bruno Cadart, « Réflexions sur mourir dans la dignité », Editions Ressources, Laval, Québec, novembre 2003, p. 84

[16]    Voir § 9.6 de ce même chapitre 5.

[17]    François Mitterrand dans la préface du livre de Marie de Hennezel, La mort Intime, Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre, Pocket 10102, Robert Laffont, Paris 1995, p. 10

[18]    Jean-Dominique Bauly, « Le scaphandre et le papillon », Robert Laffont, 1977. Cf. Chapitre 7 de notre livre § 1.3.

[19]    Cf. Chapitre 1, § 3

[20]    Evangile de Jean 11,4

[21]    Du fait de la paralysie progressive des muscles de la déglutition, les aliments sont inhalés dans les poumons au lieu d’être déglutis dans l’œsophage.

[22]    Les expressions sont exactes et correspondent à la cassette, même si j’ai amélioré l’expression orale et supprimé des baffouillements. J’avais bien plus de mal à m’exprimer qu’elle. J’ai supprimé des éléments quand des personnes étaient nommées par respect pour elles.

[23]    Chaque fois que Françoise parle de sa communauté, de ses sœurs, chacun pourra transposer par rapport à la famille des malades atteints d’une maladie importante.

[24]    Il s’agit de la retranscription de notre dialogue. Il y aurait bien sûr des nuances à apporter. La personnalité de Françoise a permis ce dialogue sans détour. Un tel dialogue n’est pas toujours réalisable. Mais quelle que soit la personnalité du malade, il laisse transparaître les repères qui nous guident pour une parole avec les malades et il ne faut pas trop vite considérer une telle parole comme impossible. Ce qui est sûr, c’est que, chaque fois que c’est possible, il est mieux d’avoir plus de temps pour le faire. Dans tous les cas, c’est important de prévoir comment le malade pourra reparler ensuite, questionner. C’est toute la place ici de Geneviève, l’amie de Françoise. Il faut autant s’inquiéter d’informer que de permettre à la personne de reparler, de questionner, d’être aidée à élaborer du sens pour elle, à ouvrir des perspectives et à ne pas se trouver seulement devant un mur.

[25]    Médecin, amie de Françoise qui l’accompagnera tout au long de sa maladie.

[26]    Dans ce film, la maladie apparaît sous l’angle exclusif de la douleur, de la souffrance extrême dans laquelle aucun sens n’est possible et où le malade est réduit à un objet de torture.

[27]   Là, je fais tout un développement avec le schéma donné dans le chapitre sur l’expérience des hospices pour Françoise expliquer les antalgiques, les anxiolytiques, leur effet dépresseur respiratoire et la manière de les utiliser correctement sans jamais viser la mort.

[28]    On pourra revenir au paragraphe sur la sédation réversible que l’on utilise aujourd’hui dans des situations limites sans chercher à provoquer la mort : chapitre 3, § 10.2

[29]    Mme Batéot, voir plus haut.

[30]    Centre de formation animé par les jésuites à Paris. Patrick Verspieren y a aidé de nombreux soignants à découvrir les soins palliatifs et une réflexion de bioéthique. J’ai eu la chance de faire partie de ceux-là.

[31]    Même s’il existe des moyens de détecter la douleur chez le malade qui ne s’exprime plus.

[32]    Le temps de faire les manœuvres pour aider le malade à éliminer l’aliment inhalé dans les poumons et d’injecter un anxiolytique.

[33]    Suit un exposé technique valable en 1990. Pour l’exposé technique, voir au chapitre sur l’expérience des hospices et se reporter aux livres et articles sortis sur la question de l’étouffement.

[34]    Fait d’injecter un ensemble de médicaments, d’où le nom de coktail, dans le but de provoquer la mort. « Lytique » : la lyse d’une cellule, c’est la mort d’une cellule.

[35]    En 2003, on peut espérer que ce type de situation ne se rencontre plus.

[36]    Cf. Léon Schwartzenberg, Requiem pour la vie, Le pré aux clercs, p. 231 et notre analyse au début de ce chapitre sur l’euthanasie.

[37]    Cf. Histoire du Père Joseph et de la collaboration avec son médecin traitant.

[38]    Là je lui raconte l’histoire du Père Joseph telle qu’elle est plus haut.

[39]    Un plan gouvernemental avait accordé des droits fiscaux particuliers à quelques quartiers de France très défavorisés pour essayer de casser leur situation de ghetto. L’ensemble constitué par la cité du Bois l’Abbé, celle des Mordacs et celle du Docteur Bring, était l’une des 30 zones franches en France

[40]    Pour laisser à Jean le temps d’accéder progressivement au diagnostic si difficile à assumer d’un coup alors que les signes qu’il ressent sont encore discrets par rapport à ce qui l’attend.

[41]    Reconstruction anarchique du foie secondaire à une destruction des cellules hépatiques. C’est une complication de la maladie alcoolique mais aussi des hépatites (virales, médicamenteuses, autres). Le sang a alors bien du mal à circuler dans le filtre qu’est le foie. La pression monte en amont. Les veines oesophagiennes se dilatent jusqu’à éclater et entraîner des hémorragies massives pouvant entraîner la mort très rapidement.

[42]    Matthieu 25,31-40

[43]    Pour accompagner Marcelle au mieux, je prenais des notes précises de ce que nous nous étions partagé en veillant à être au plus près de ses expressions après chaque rencontre ou lettre ou téléphone.

[44]    Jean 21,18

[45]    On retrouve là la mise en œuvre des repères de Murray Parkes pour aider un malade à parler de ses peurs.

[46]    Sans transition, et sans sembler consciente qu’elle contredit la réponse qui précède immédiatement, elle donne à voir qu’en fait ses jambes sont déjà bien atteintes.

[47]    Voir le Livre de Job dans la Bible. Il s’agit d’un poème qui présente un homme assailli par les malheurs, d’abord matériels, puis touchant ses proches, puis sa propre vie. Le livre met en scène les paroles de ses proches qui discourent sur sa souffrance, lui font la morale ou qui disent que cette maladie est une punition de Dieu. L’auteur de ce compte met dans la bouche de Job, la figure du croyant modèle, des paroles de révolte très forte, jusqu’à maudire les genoux qui l’ont accueilli à sa naissance, jusqu’à crier contre Dieu avant de réfuter tous les discours expliquant sa détresse et de redire sa confiance en Dieu.

[48]    Citation d’une lettre de l’apôtre Paul aux habitants de Corinthe (2 Co 12,9)

[49]    Jean 14,1-14 :

[50]    Martine Ruznievski, Face à la maladie grave, Dunod.

[51]    Dans la mesure où j’intègre deux poèmes qu’il a écrits, je laisse apparaître son nom de famille. Sauf pour lui, pour Pascale Schipman et pour André Redouin, et avec l’accord de leurs familles, tous les autres noms de personnes malades qui apparaissent dans ce livre sont transformés pour respecter les personnes dont il s’agit.

[52]    Au lieu de la classique évolution en deux à cinq ans vers une paralysie totale. La moitié seulement des personnes atteintes de S.L.A. vivent plus de trois ans après les premiers signes cliniques. Des sites internet assurent informations et liens entre les malades.

[53]    Cela arrivait surtout dans les moments où un pallier se franchissait. Comme tout malade, il lui fallait des destinataires pour la colère générée par sa souffrance.

[54]    Sclérose Latérale Amyotrophique ou maladie de Charcot

[55]    A.P.F. : Association des Paralysés de France ; www.apf.asso.fr

[56]    C’est aussi la phrase que nous avions choisi de mettre sur l’image offerte le jour de notre ordination diaconale.

[57]    Jean 4,10

[58]    Sonde qui permet de nourrir en passant à travers la paroi abdominale et permet de nourrir même quand la déglutition n’est plus possible du fait de la paralysie des muscles de la cavité buccale.

[59]    Il a dépassé le « moment raisonnable » pour entrer en soins palliatifs. J’essaye de le lui faire entendre sans vouloir non plus dramatiser sa situation ou lui forcer la main.

[60]    Sur cette « tentation » de choisir la mort plutôt que la vie (il ne s’agit pas là de s’acharner dans une survie biologique), on lira avec intérêt la lettre de cette personne paralysée à Vincent Humbert dans son livre : « Je vous demande le droit de mourir », Michel Lafon, Paris 2003, p. 139-143.

[61]    Comme pour Françoise, pour Jean, ou pour Marcelle, il avait du mal à apprécier « où il en était dans le temps par rapport à sa maladie ». Le risque d’une détresse respiratoire était majeur dans l’état où il était ; heureusement, rien ne s’était produit.

[62]    Cf. La mort, Textes non bibliques pour les funérailles, Les éditions de l’Atelier, Paris 1994, p. 85.

[63]    Bruno Cadart, Réflexion sur mourir dans la dignité, Editions Ressources, Laval, Québec, novembre 2003.

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