9.4 Le chemin fait avec Françoise
De septembre 1984 à octobre 1986, tout en étant interne à Ivry, j’habite avec l’équipe des prêtres de la paroisse de Villejuif. Leur soutien m’a d’ailleurs été précieux à ce moment où j’écrivais ma thèse. Pendant toute la fin de ma formation de prêtre à Lyon, de 1986 à 1990, c’est cette équipe de prêtres qui m’accueille à la fin de chaque trimestre. Chaque été, je participe à l’équipe d’aumônerie de l’Institut Gustave Roussy de Villejuif, le centre anti-cancéreux.
9.4.1 Appel à l’aide au moment du diagnostic
A la paroisse de Villejuif, je fais connaissance avec Françoise. 65 ans environ, religieuse, elle habite en communauté avec des sœurs originaires de plusieurs pays dans un appartement à proximité de l’hôpital Paul Brousse.
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Après toute une carrière d’infirmière, elle est membre de l’aumônerie catholique de l’hôpital psychiatrique Paul Guiraud, le plus gros des trois hôpitaux de Villejuif même si ce n’est pas le plus connu.
Françoise tombe malade, au moment où j’étais séminariste à Lyon. Elle commence par avoir du mal à marcher. Pendant un temps, elle ne nomme pas sa maladie et en parle peu.
Dans le cas de Françoise, tant à cause de sa personnalité – une femme qui parle facilement et simplement de tout ce qui la concerne et tient à faire face -, tant par la qualité de sa neurologue, elle a rapidement pu parler en toute clarté de sa maladie et de toutes ses conséquences. Cela lui a évité bien des angoisses inutiles.
En avril 1989, Françoise me demande de passer la voir pour parler de sa maladie et demander de l’aide car elle connaissait notre travail à Charles Foix et avait été présente à la soutenance de ma thèse.
C’est à ce moment que Françoise m’a annoncé le diagnostic précis. Elle m’a partagé les sentiments qui l’avaient habitée : le choc au moment où elle a appris le diagnostic, la révolte, l’abattement, mais aussi une certaine paix, avec une alternance dans le temps de tous ces sentiments.
Elle a aussi évoqué le texte de la résurrection de Lazare :
– « Il y a une phrase de l’Evangile qui m’a toujours révoltée et qui maintenant me parle, à condition de bien la comprendre : c’est quand des gens vont appeler Jésus pour qu’il vienne guérir son ami Lazare qui est malade. Il répond : « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle servira à la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié. »[1] Maintenant, cette phrase prend tout son sens pour moi. »
Pour expliciter sa réflexion, elle a d’abord dit combien elle ne voyait pas la maladie comme un évènement provoqué par Dieu. Elle a été très claire sur ce point rappelant que nous ne voyons jamais Jésus se réjouir de voir quelqu’un souffrir ou théoriser sur la souffrance ; nous le voyons se faire proche de toute personne qui souffre et nous rejoindre sur la croix jusque dans cette souffrance.
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Ensuite, elle a expliqué qu’elle voulait s’ouvrir à la vie au cœur même de la maladie. Dans sa foi, elle avait confiance que la force lui serait donnée jour après jour, pas sans médiation humaine, en se recevant jour après jour des autres. Elle souhaitait, au cœur même de sa maladie qui la révoltait aussi, laisser transparaître quelque chose de l’amour du Dieu auquel elle croyait pour tout homme.
Dans le même temps, elle a dit sa fragilité, sa peur, sa difficulté à accepter d’être dépendante. Elle a exprimé sa souffrance, même si elle les comprenait bien, devant des réactions maladroites de son entourage.
Nous nous sommes retrouvés régulièrement mais rarement dans la mesure où je ne passais à Villejuif que tous les 3 mois. Elle était soutenue par les sœurs de sa communauté, par des gens de la paroisse et elle avait fait appel à Geneviève, une de ses amies médecin pour la soutenir au jour le jour. Elle était aussi soutenue par sa neurologue.
9.4.2 Appel à l’aide au moment où les complications sérieuses apparaissent
Son état a évolué rapidement. En avril 1990, elle est en fauteuil roulant électrique. Ses jambes sont inertes, elle a du mal à se servir de ses mains, elle a déjà du mal à faire entendre sa voix. Surtout, elle vient de faire plusieurs fausses routes[2] sans conséquences, sauf qu’elle en est angoissée et que ses sœurs sont très inquiètes.
Françoise demande à ce que je passe. Elle dit sa difficulté à se situer par rapport à ses sœurs qui parlent d’elle en dehors, ont du mal à savoir quand l’aider ou non et sont tentées de décider pour elle et sans elle, sont angoissées par le risque d’étouffement, ont du mal à parler avec elle de ce qui la concerne. Ce sont là des réactions naturelles qu’ont les proches de personnes atteintes par une maladie grave mais qui font problème pour la personne malade. Françoise demande à être aidée et à ce que sa communauté le soit.
- Pourquoi une rencontre à trois et une rencontre enregistrée ?
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Nous convenons d’une rencontre à trois : elle, Geneviève son amie médecin et moi-même en enregistrant notre partage. Le choix d’enregistrer notre rencontre et de faire appel à Geneviève répondait à plusieurs objectifs :
– Je n’avais qu’un temps bref pour passer, et donc pas la possibilité d’écouter beaucoup et d’arriver progressivement à aborder divers points, d’y arriver sur plusieurs jours et non pas d’un coup.
Il faut bien noter qu’il ne s’agissait pas de l’annonce initiale du diagnostic, mais d’une réflexion sur la suite de la maladie à un moment où Françoise avait déjà fait tout un chemin. Ce dont il était question entre nous était déjà largement présent dans sa chair et elle avait eu du temps pour commencer à réfléchir de son côté par rapport à la paralysie, à l’étouffement. Un tel dialogue d’emblée aurait été inhumain.
– C’est Geneviève qui assurait la présence au jour le jour et qui a été un grand soutien pour Françoise. Il était important qu’il y ait une même parole entre elle, Françoise et moi, qu’elle ne se trouve pas devant des paroles discordantes. Une « même parole », ne signifie pas une parole identique entre Geneviève et moi, mais une parole qui s’élabore ensemble et de manière pluriel dans la manière de se situer.
– Nous devions aborder des choses difficiles et il me semblait important que Geneviève puisse corriger ou reprendre des choses que j’aurais mal exprimées, qui auraient été difficiles à entendre, ou mal comprises.
C’est cette cassette enregistrée le 13 avril 1990 que je retranscris sans l’enjoliver.[3] Le texte de cette retranscription donne à voir les repères qui nous guident dans la pratique ainsi que nos limites.
Il pourra aussi être relu, analysé et critiqué par des soignants qui voudraient se former. Je sais que l’histoire de Mr Bonnet dans le premier chapitre a été travaillée et critiquée dans des groupes de formation à l’accompagnement ou en éthique.
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Bien que cette retranscription soit longue, qu’il y ait des répétitions, au sein même de la retranscription et par rapport à ce qui se trouve ailleurs dans ce livre, je l’ai maintenue comme telle. Cela donne à voir la manière dont une personne malade entre petit à petit dans la compréhension des choses.
9.4.3. Le dialogue enregistré avec Françoise
- La question de la parole avec les autres
Bruno
– « D’abord, comme premier repère avant d’aborder des problèmes plus techniques, je tiens à te dire que je ne parlerai jamais en dehors de toi, je ne contacterai pas ton médecin ou tes responsables sans ton accord. »
Françoise
– « J’espère bien. Je n’ai pas été ravie de savoir que d’autres étaient venus te questionner. Je ne souhaite pas qu’on parle de moi avec mes sœurs.[4] C’est moi qui parlerai. »
Bruno
– « Il n’y a rien de pire, dans ce type de situation que d’avoir une parole séparée avec le malade et avec son entourage. Par exemple, ne rien dire au malade et parler avec sa famille en annonçant que leur parent a un cancer, c’est couper toute relation. Tous ne savent pas la même chose, du moins ne l’ont pas su ensemble et toute communication devient très compliquée. Il vaut mieux parler au malade et à son entourage proche, l’entourage que le malade a accepté comme interlocuteur avec lui. »[5]
Françoise
– « Je suis bien d’accord. »
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Bruno
– « Par contre, tu ne peux pas empêcher tes sœurs, ta responsable d’avoir des inquiétudes et d’avoir besoin de questionner, d’avoir besoin d’être aidées. C’est dans ce cadre, sans jamais parler pour toi, en les renvoyant toujours à toi, que j’ai accepté de répondre. Je les ai invitées à ne pas cheminer sans toi, à ne pas réfléchir seulement à « un problème », mais à regarder comment vivre avec ce nouvel évènement qui fait partie de la vie, qui n’est pas hors d’elle, votre vie religieuse. »
Françoise
– « Je te remercie. C’est très important pour moi. »
Bruno
– « J’ai moi-même été parler de toi sans toi. Mais j’avais besoin d’être aidé et de voir quelles perspectives pouvaient ou non s’ouvrir. J’ai été voir le Docteur Michèle Salamagne, responsable du service de soins palliatifs qui est au bout de votre rue. Si elle avait été ton médecin traitant, je ne l’aurais pas rencontrée sans ton accord. »
Françoise
– « Ce qui me semble important aussi pour moi, c’est que ce soit l’ensemble de la fraternité qui puisse parler ensemble. J’accepte que mes sœurs puissent un jour parler sans que j’y sois, pour réfléchir pour elles-mêmes, mais je souhaite que la parole ne circule pas dans tous les sens mais ensemble. Surtout quand il s’agit de trouver des solutions, de prendre des décisions. Ça n’empêche pas que mes sœurs aient besoin de trouver quelqu’un pour parler personnellement et être aidées pour elle-même à vivre ce moment. »
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Bruno
– « Tu as dit en nous accueillant avec Geneviève que tu étais contente de pouvoir parler avec des « gens compétents »…
Françoise
– « J’ai parlé de gens compétents ?… Ah oui ! Je voulais dire de gens compétents dans le domaine médical. »
Bruno
– « C’est vrai que nous avons une compétence, que j’ai une formation sur le traitement de la douleur, mais le chemin, nous ne le savons pas. Il est à chercher avec toi, avec ton entourage. Nous sommes là pour donner des repères en faisant toujours attention de ne pas présenter un seul chemin possible, en sachant que ce n’est pas nous qui pouvons faire le chemin. Dans l’accompagnement, j’ai toujours dit qu’il n’y avait pas « la » solution, que c’était toujours un chemin à inventer avec chacun en lien avec les autres. Tu ne peux pas le faire seule. En même temps, il y a des points de repère très clairs. Par exemple sur la douleur : on sait comment la traiter, on sait ce qui est solide. On a des « poignées » auxquelles tu peux t’accrocher, mais nous n’avons pas le chemin tout fait. »
Françoise
– « D’accord. J’entends ça. »
Bruno
– « N’hésite pas à demander à qui tu veux pour t’aider à avancer. Je m’excuse d’ajouter encore un point et de t’alerter sur un piège. Le piège, c’est de vouloir tout maîtriser seule. Une fois affirmé que le chemin est celui de la personne malade, le risque pour la personne malade, justement pour se méfier de ceux qui décident pour elle, sans elle, et parce que c’est très important de tenir les choses, de mener sa vie, c’est d’être enfermée sur elle-même. Il faut aussi savoir qu’on a besoin d’accepter une certaine démaîtrise, une certaine aide. Si je sais des choses en matière de soins palliatifs, je dis souvent que le jour où ce sera moi qui serai malade, ou le jour où ce seront mes parents qui le seront, j’aurai tout intérêt à me laisser guider. On a besoin de cette aide pour être pleinement responsable de soi-même. Cette aide n’est pas de l’ordre de l’assistance (au sens péjoratif du mot), encore moins de la substitution, elle est d’un autre ordre. »
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Françoise
– « Ce qui suppose qu’on a créé des liens avant, qu’on a confiance dans la personne, qu’on est libre de la choisir, que c’est éclairci avant. Je suis tout à fait d’accord qu’il y a à se dessaisir, à tous les niveaux d’ailleurs. Le chemin que j’ai fait au niveau spirituel aussi. On ne peut se baser que sur la confiance. »
Bruno
– « Cette aide n’est pas unilatérale. Toi tu as besoin d’être aidée, c’est clair. Mais nous aussi, nous avons besoin d’être aidés. La communauté a besoin d’être aidée et tu es une aide pour tes soeurs, pour nous. Ce n’est pas un échange que dans un sens. Nous recevons de toi. »
Françoise
– « Tout à fait d’accord »
Bruno
– « Dernier point de repère. Il faudra toujours penser aux deux niveaux :
- Il y a un traitement médical technique, par exemple le traitement de la douleur.
- Il y a aussi le chemin humain, spirituel. Ce qui se joue, ce n’est pas seulement ton chemin personnel, c’est celui de ta communauté de sœurs, de tous ceux qui te connaissent et vont cheminer avec toi.
C’est important, sinon le problème technique occupe tout le champ. Je ne le dis pas pour toi. J’ai été très marqué par ce qu’on a partagé sur ce que tu disais à la fois de la panique mais aussi de ce que tu avais reçu dans ta maladie. C’était clair qu’on parlait à ce niveau, mais il te faudra aider les gens autour de toi : du fait qu’ils ont peur, ils voient d’abord la paralysie, les fausses routes, la dimension biologique. Ce qui devient premier pour eux, c’est l’inquiétude pour après : qu’est-ce qui va arriver, qu’est-ce qu’on va faire ? Il y a toute une angoisse.
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C’est important, mais ils oublient d’écouter ce que tu deviens, ce qu’ils peuvent devenir en cheminant avec toi. Il faut répondre à l’aspect technique, expliquer, donner des repères, mais aider à regarder autre chose que la température, le poids, la tension. De là où tu es, tu peux les aider. J’ai fini sur ces remarques préliminaires. »
Françoise
– « Ça va. »
- Les questions de l’étouffement, de la douleur, de la dépendance physique à prévoir
Bruno
– « Ce qui va être difficile, c’est qu’il va falloir aborder avec toi des questions que tu ne te poses peut-être pas encore, ou que tu n’es pas encore prête à entendre.
Pourtant, c’est maintenant qu’il faut en parler. C’est aussi pour ça que la présence de Geneviève[6] est importante pour reprendre avec toi ce qui aurait été mal dit. Si une de tes sœurs est venue parler, c’est que tu viens de faire deux fausses routes légères à quelques jours d’intervalle ; ça les inquiète et ça se comprend. Je n’ai jamais accompagné de personnes ayant la S.L.A.. Aussi, j’ai été voir Michèle Salamagne qui vient d’arriver à l’Unité de Soins Palliatifs au bout de ta rue, pour avoir des repères. J’avais besoin de savoir ce qui pourrait être mis en place pour toi, et si tu le souhaitais, s’ils pourraient te prendre en charge en externe, puis éventuellement en hospitalisation. As-tu vu le film « Choisir sa mort, choisir sa vie » qui présente une personne atteinte de S.L.A. ? »[7]
Françoise
– « Oui »
Bruno
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– « C’est une raison de plus pour parler avec toi en clair. J’ai des points importants et sur lesquels tu peux t’appuyer : on peut aujourd’hui traiter la douleur de manière efficace sans être conduit à abréger la vie ou à plonger dans l’inconscience. De même pour l’étouffement. Le problème, c’est qu’actuellement, très peu de soignants le font, d’où toutes ces personnes qui meurent dans des conditions très difficiles. Si tu appelles un médecin non formé… »
Françoise
– « Ce que tu appelles étouffement, c’est la fausse route ? Mais ce n’est pas forcément ça. Moi, ce qui me gêne davantage aujourd’hui, c’est l’insuffisance respiratoire, le fait que mes muscles ne me permettent déjà plus de respirer comme avant. Ça me tracasse plus que la fausse route en elle-même, sur l’instant, sur la durée, je ne sais pas comment dire. »
Bruno
– « L’insuffisance respiratoire chronique, on ne peut pas l’empêcher. On peut améliorer un peu, pour un temps, mais on ne peut pas empêcher qu’elle s’installe. Par contre, cette insuffisance respiratoire chronique, elle entraîne une angoisse. »
Françoise
– « Là, je suis d’accord. »
Bruno
– « On peut et il faut traiter la part d’angoisse. Ta capacité d’effort se limite de plus en plus parce que les poumons ne respirent pas, parce que les muscles qui écartent la cage thoracique et permettent d’inspirer et d’expirer se détruisent peu à peu. On n’a pas de remède contre ça, mais on peut traiter l’angoisse qui en résulte. En même temps, tu n’es pas laissée seule. Il y a tout un travail d’accompagnement pour t’aider à arriver à consentir à cette limitation par la maladie, pas sans toi, pas à ta place. Il y a toute une part d’angoisse « biologique », liée à l’hypoxie, qui n’est pas maîtrisable par la seule relation et qui relève des anxiolytiques. Je ne te dis pas qu’il n’y a pas de problème d’insuffisance respiratoire chronique. Je te dis qu’on n’est pas sans éléments pour t’aider. C’est vrai que c’est un problème difficile. Tu peux avoir la « certitude » que tu ne seras pas submergée par l’angoisse.
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C’est la même chose pour les douleurs dans le cas d’un cancer. La certitude c’est que la douleur sera traitée, la maladie, elle, évoluera. Il faut absolument combattre tous les raisonnements de ceux qui disent qu’il faut souffrir. La douleur détruit, détruit la personne, détruit la relation. Il faut dire et redire qu’il est possible de soulager la douleur et les autres symptômes, non seulement que c’est possible, mais que c’est une faute professionnelle de ne pas le proposer. Sur ce point là, on peut dire que la morphine notamment permet de traiter la douleur. »
Françoise
– « Oui, l’élixir de Brompton. »
Bruno
– « La morphine et les anxiolytiques, avec d’autres médicaments, maniés par des gens qui se sont formés résolvent le problème de la douleur, de l’étouffement. »
Françoise
– « Là où je ne fais pas le lien, c’est que tu parles d’anxiolytiques, mais l’étouffement ? L’angoisse, c’est par rapport à l’étouffement. La difficulté à respirer, c’est quelque chose de différent, non ? »
Bruno
– « Tu commences à manquer d’oxygène. Notre corps est fait de telle manière que l’hypoxie entraîne une certaine angoisse, une certaine douleur, qui fait qu’on s’en rend compte. Elle accélère le rythme respiratoire. Quand on se laisse gagner par la panique, on respire très vite, mais l’air ne va plus jusqu’aux alvéoles pulmonaires, on respire superficiellement et le manque d’oxygène s’aggrave. Mettre des anxiolytiques va déjà supprimer le caractère pénible de l’angoisse. Cela va aussi réduire la fréquence respiratoire, permettre de retrouver une respiration plus efficace car plus profonde. Mais ça ne comble pas la paralysie des muscles et le fait que les poumons n’arrivent plus à remplir correctement leur rôle. On ne joue pas sur le manque d’oxygène, on éteint le signal d’alarme. C’est pareil avec la douleur dans le cancer. (…)[8].
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Je ne peux pas te garantir qu’il n’y aura pas de moments d’angoisse, mais qu’on aura les moyens, si elle survient, de la traiter. Par contre, ce qui est difficile, c’est la limitation progressive de tous les mouvements. Là-dessus, on ne peut pas grand-chose (même s’il y a des moyens techniques qui permettent de « tricher » pour un temps, comme ton fauteuil). Ce que l’on peut, c’est être à côté de toi sur ce chemin. Je te garantis que l’angoisse, l’étouffement, ne te détruiront pas. Mais il y a un moment où, à force d’anoxie, si on ne fait pas de trachéotomie, où le corps n’est plus oxygéné, où la mort s’ensuit. »
Françoise
– « C’est clair. J’’entends ça. »
Bruno
– « A aucun moment, on ne se met dans la perspective de provoquer la mort avec des médicaments. Par contre, l’angoisse, la douleur seront traitées. Si tu demandes à un médecin non formé, il refusera de mettre des anxiolytiques parce qu’il a appris qu’ils sont dépresseurs respiratoires et qu’il ne faut pas les mettre chez des insuffisants respiratoires. En fait, encore une fois, mis à doses progressives, les anxiolytiques ont bien un effet dépresseur respiratoire mais, en ralentissant la fréquence respiratoire qui était exagérée, ils améliorent la respiration, sans faire de miracle pour autant.[9]
Il m’est arrivé d’accompagner une malade ayant un cancer du poumon[10]. Nous avons traité l’angoisse. Elle a été plusieurs jours avec de très fortes doses d’anxiolytiques, lucide, calme. Et puis elle s’est éteinte devant nous parfaitement calme. Le fait de connaître et utiliser cette possibilité a permis aussi à l’entourage, aux soignants, de ne pas s’angoisser eux-mêmes et de ne pas l’angoisser en retour. Tu comprends ? »
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Françoise
– « Je comprends très bien. J’avais suivi un week-end sur les soins palliatifs pour l’aumônerie avec le Docteur Salamagne, au centre Sèvre[11]. Ça m’intéressait, mais sans être concernée en direct. Ça m’a toujours intéressée ce genre de choses. J’y ai pensé à tout ça. Mais, je n’en suis pas encore arrivé à ça, je suis entre deux, si tu veux. Je suis entièrement d’accord avec ce qu’on disait tout à l’heure : arrive un moment où il faut laisser les autres guider, ça ne me pose pas de question. Mais c’est tout « l’entre deux », tout « l’avant ça », si tu veux. »
Bruno
– « Même là, tu ne te laisseras pas seulement guider. »
Françoise
– « Oui… enfin… je ne sais pas comment je serai. Je ne l’imagine pas pour l’instant. »
Bruno
– « Si le traitement de la douleur est mal fait, c’est aussi parce qu’il faut se laisser guider par le malade, et les médecins n’y sont pas toujours prêts. C’est le malade qui peut dire s’il a mal.[12] Jusqu’au bout, il te sera demandé de guider les choses, autrement bien sûr que maintenant. Nous on t’apporte une certaine aide technique, mais tu gardes une certaine maîtrise jusqu’au terme. »
Françoise
– « Oui, d’accord. En tous cas, je le souhaite. Je le souhaite, franchement, je le souhaite. »
Bruno
– « D’un autre côté, l’aspect de démaîtrise, tu es invitée à le vivre dès aujourd’hui, pas seulement demain. »
Françoise
– « Je sais bien. Et c’est même plus difficile. »
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Bruno
– « Ce n’est pas ‘maintenant je tiens par moi-même et demain je me laisse prendre en charge’. C’est vivre en même temps les deux mouvements maintenant et jusqu’au terme. C’est vrai des « bien-portants », sauf que des situations limites nous le rappellent. »
Françoise
– « Je suis tout à fait d’accord. Mais, c’est un chemin. »
Bruno
– « On a parlé de l’insuffisance respiratoire chronique, il faut parler de l’insuffisance respiratoire aiguë. Tu as vu le film : tu as vu qu’il y a des poussées, que par moment, la personne malade est dans des crises aiguës d’étouffement. Ces poussées posent un problème très particulier. Il faut pouvoir avoir la certitude qu’à aucun moment on ne se retrouvera durablement[13] dans cette situation. Tu as évoqué l’angoisse de l’hypoxie par insuffisance respiratoire chronique, mais il y a une autre angoisse, celle de la survenue d’une crise d’étouffement, d’une fausse route. Quand tu fais une petite fausse route, comme tu viens de faire ces jours-ci, il y a la peur plus ou moins claire : et si ça va plus loin ? Tant qu’on n’arrive pas à balayer cette part d’angoisse, on augmente l’angoisse au jour le jour, la difficulté à respirer donc, et cela augmente encore l’angoisse totale et la douleur. C’est un cercle vicieux. C’est pour cela déjà qu’il faut en parler. Cette angoisse relève d’abord de la certitude qu’on sera très rapidement pris en charge si l’évènement se produit.
Si cela ne tenait qu’à moi, je ferais une explication technique sans attendre à la communauté sur quoi faire en cas d’urgence. Cela leur permettrait de parler de ce qui les angoisse, sachant que leur angoisse t’angoisse en retour et réciproquement. En faisant ça, tu rassurerais tout le monde. Tu permettrais à la communauté de ne plus être impuissante devant quelqu’un qui souffre mais de pouvoir prendre une certaine distance par une connaissance biologique, médicale, le fait de savoir quoi faire au cas où.
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Il faudrait aussi mettre à domicile du matériel pour qu’elles puissent immédiatement intervenir en cas d’étouffement sans que tu aies à attendre l’arrivée du médecin. (…)[14] Il faut bien sûr appeler un médecin qui prendra le relais.
Michèle Salamagne ne peut pas intervenir à l’extérieur et on n’entre pas en urgence dans un service de soins palliatifs. C’est donc important de laisser ici un mot très précis, connu par tes sœurs, par ton médecin traitant, élaboré avec lui, qui prévoit tout ce qu’il faut faire en cas d’urgence, qui redise très clairement ton histoire, la maladie que tu as, où tu en es, tes souhaits sur la conduite à tenir. C’est important de prévoir dans quel service de médecine aiguë être envoyée en attendant un transfert possible en soins palliatifs et en lien avec ce service pour que, dès l’arrivée en médecine, un traitement adapté soit lancé.
En effet, si tu ne dis rien, l’attitude classique devant un étouffement, c’est d’appeler un SAMU, de faire une trachéotomie, de mettre sous machine. Après, tu peux vivre des années. Pendant ce temps, la maladie continue à progresser, tu ne peux plus bouger un doigt, plus écrire donc. Tu ne peux plus parler, à cause de la trachéotomie, mais tu as vu que des malades trachéotomisés arrivaient à apprendre à parler avec trachéotomie. Dans le cas de la S.L.A., comme tu n’as plus de muscle, tu n’as plus de souffle, plus de possibilité de parler. Tu ne peux donc plus communiquer et te retrouves totalement dépendante et pleinement lucide. Les seuls muscles qui fonctionnent encore sont ceux qui permettent aux yeux de bouger. Il est très difficile d’arrêter une machine vitale en sachant que l’arrêt de la machine va provoquer la mort.
Il est plus facile d’avoir réfléchi à l’avance, refusé de mettre en œuvre tous les moyens qui auraient pu empêcher la mort biologique, mais qui n’auraient pas permis de retrouver une vie en relation, qui enferment dans une situation de souffrance extrême. Ce n’est pas de l’euthanasie.
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Personne ne peut te faire de soins sans ton consentement. Encore faut-il que ce soit prévu, car ce n’est pas en urgence que peut se mener une telle réflexion et un médecin réanimateur n’aura pas d’autre attitude possible que de mettre sous machine, puis de réfléchir… mais trop tard. Si tu laisses un mot clair, avec un peu de chance, tu peux tomber sur un médecin du SAMU qui prenne en compte ton avis. Le mieux, c’est quand même quand le risque d’étouffement paraît important d’entrer dans un service de soins palliatifs, pour être sûre de ne pas être mise sous machine, pour ne pas connaître l’étouffement à domicile. C’est à toi de réfléchir, avec Geneviève, avec ta neurologue, avec ton médecin traitant, d’élaborer ta décision.»
Françoise
– « La neurologue est prête à m’accueillir à tout moment. »
Bruno
– « C’est important. Je pense cependant que l’on gagne dans des situations complexes comme la S.L.A. à être pris en charge dans un service qui s’est formé spécifiquement à toutes ces questions. L’important c’est d’avoir un dialogue dès aujourd’hui et sans attendre qu’une urgence ne se produise. C’est important que tu puisses reparler avec Geneviève et la neurologue de tout ça. Là, on aborde tout d’un coup. Il faut que tu aies le temps du recul, de pouvoir remettre en question les éléments que j’ai pu te donner avec d’autres. »
Françoise
– « Ce que tu dis là m’aide bien. Je n’ai pas la technique précise, mais j’ai déjà réfléchi à la question pour d’autres. Quand j’ai pensé pour moi, ce qui me vient en tête aussi, c’est la même chose. J’ai accompagné des sœurs, dans d’autres types de maladies, et je connais déjà un peu les soins palliatifs. A la clinique où je travaillais comme infirmière, j’ai essayé de faire prescrire la morphine. Seulement comme les médecins ne la maniaient pas bien, ça n’était pas efficace. Je leur ai dit d’ailleurs. Ils n’entendaient pas. »
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Bruno
– « Ça veut dire qu’on a des repères clairs, qu’il est possible de ne pas souffrir de douleur ou de l’angoisse lors d’un étouffement. En même temps, il y a tout un chemin que tu as à chercher, à inventer, avec Geneviève, avec la neurologue, éventuellement si tu le souhaites avec Michèle Salamagne. »
Françoise
– « Avec mes sœurs d’abord ! Enfin, au niveau médical, d’accord. »
Bruno
– « C’est dans cette assurance que la douleur, l’angoisse, peuvent être traitées, qu’il te faut réfléchir à la trachéotomie. Tu peux aussi faire le choix de l’accepter. »
Françoise
– « Ça m’intéresse justement de savoir l’alternative.
Bruno
– « S’il n’y avait pas ces possibilités de traitement de l’angoisse, de discernement pour mettre des soins adaptés en acceptant de ne pas tout mettre en œuvre pour empêcher la mort de survenir naturellement, l’alternative serait celle que présente l’A.D.M.D. :
- soit la trachéotomie et des mois à être totalement dépendant et dans l’impossibilité de communiquer
- soit la mort par euthanasie,
- soit la mort sans trachéotomie, sans euthanasie et dans des souffrances d’étouffement insupportables. »
Françoise
– « Ou cocktail lytique[15]… C’est ça que tu appelles l’euthanasie ? Je vais demander à la neurologue si elle connaît cette perspective des soins palliatifs. Ce n’est pas évident qu’elle connaisse. »
Françoise se tourne vers Geneviève dont le rôle jusqu’ici était un rôle de témoin passif pour pouvoir reprendre avec Françoise ensuite. Quelques instants, nous parlons à trois.
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Françoise
– « C’est connu maintenant l’élixir de Brompton toutes les 4 heures ? Les médecins le pratiquent ? »
Geneviève
– « C’est très peu utilisé encore. En ville, c’est encore pire. J’ai vu des malades revenir chez moi parce que le pharmacien refusait de leur délivrer l’ordonnance de morphine que j’avais faite.[16] »
Bruno
– « Même des gens très connus comme le Professeur Schwartzenberg ne connaissent pas, ou n’utilisent pas correctement ces traitements. Par exemple, pour tel diplomate, il dit qu’il a été obligé de l’euthanasier parce qu’il souffrait trop alors qu’il avait 300 mg de morphine par jour. Mais il ne fallait pas l’euthanasier ! Il fallait faire un traitement correct de la douleur : augmenter prudemment la dose jusqu’à atteindre le seuil efficace pour calmer la douleur. En voulant être au service du malade, en fait, il tue par incompétence dans le domaine des soins palliatifs, alors même qu’il est très compétent dans d’autres domaines.[17] Aucun médecin n’est compétent dans tous les domaines. Je n’y connais pas grand-chose en cancérologie.
Aujourd’hui, on voit des médecins qui n’utilisaient pas ou ne connaissaient pas le traitement avec la morphine être tout à fait prêts à se faire conseiller. C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques mois à Limonest. Dans ce cas, comme pour toi, il m’avait fallu attendre que le Père Joseph[18] me fasse signe qu’il était prêt à en parler. Ce n’est pas parce qu’on habitait ensemble que ça m’autorisait à intervenir. Pour moi, c’est très important de tendre des perches, mais d’attendre que l’autre m’autorise à parler.
Voilà, je pense que j’ai été clair. Je n’en dis pas plus pour la trachéotomie. Pour moi, c’est clair que la piste pour la réfléchir se situe dans ce cadre là :
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- Choisir de vivre en acceptant la trachéotomie et aussi les conséquences qui y sont liées ;
- Choisir de ne pas tout tenter au niveau biologique et, quelle que soit la durée qu’il reste à vivre, sans chercher à la maîtriser, chercher le chemin pour vivre au mieux avec les autres les jours qui vont rester, y vivre des moments de joie et de plénitude, et aussi des arrachements.
Ce serait moi, mais je suis en bonne santé, et je ne sais pas ce que je dirais dans ta situation, et il n’y a pas une seule réponse, je ne ferais pas le choix de la trachéotomie. »
Françoise
– « C’est ce que je pense aussi. J’en suis à peu près là, mais il faut du temps quoi. »
Bruno
– « Je connais aussi des gens tétraplégiques depuis des années et heureux de vivre. Mais là, il faut bien mesurer qu’il n’y a plus de communication possible, ou du moins une communication très limitée. Tu ne peux même pas serrer la main de quelqu’un pour manifester quelque chose. »
Françoise
– « Telle que je me connais c’est aussi mon choix. Mais je vais laisser du temps, en reparler avec Geneviève, avec la neurologue. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a aussi une paralysie de la parole. Moi, je bafouille. Assez souvent, je m’en aperçois déjà. Ça m’inquiète. »
Bruno
– « Oui. Il ne faut pas oublier que les autres paralysies évoluent en même temps. Si l’on n’empêche pas la mort de survenir naturellement, tu peux espérer arriver à communiquer jusqu’à ta mort, que la paralysie qui t’empêche petit à petit de parler aura aussi touché la possibilité de respirer et qu’il n’y aura pas un temps long à vivre sans pouvoir communiquer. Mais on ne peut savoir complètement. Chaque malade évolue différemment, pas à la même vitesse. Les atteintes musculaires ne se font pas dans le même ordre. L’un sera d’abord paralysé des jambes, un autre des bras, un troisième de la langue. »
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Françoise
– « Pour le moment, c’est surtout au problème de la parole que je pense. Le problème de la fausse route… d’accord, j’étais impressionnée moi-même il y a quelques jours quand j’en ai fait une ; ça m’a choquée. M’enfin ce n’est pas ça qui est le plus présent dans ma tête pour l’instant. C’est l’insuffisance respiratoire chronique. Je m’essouffle vite. C’est la question de la communication. »
Bruno
– « Dans le film, tu as vu des gens à qui on a mis la trachéotomie. On a empêché la mort ; la paralysie a continué à évoluer et elles se retrouvent incapables de communiquer.
Si on fait le choix de ne pas mettre de trachéotomie, on n’a pas à craindre de se retrouver des années sans pouvoir communiquer ni bouger. On peut même espérer communiquer jusqu’au bout ou presque. On est étonné, même avec des moyens très réduits de la richesse de communication qui peut se vivre avec un regard, un petit mouvement. C’est insupportable si ça dure des mois, surtout si on avait pu éviter de se retrouver dans cette situation par un discernement fait avant, mais je suis témoin de relations riches avec des gens très diminués. J’ai beaucoup reçu dans la communication avec des malades qui ne parlaient plus, qui vivaient d’authentiques moments de joie, avec qui il y avait une communication étonnante. »
Françoise
– « Je l’ai aussi vécu avec des malades. »
Bruno
– « Je ne peux pas t’en dire beaucoup plus. J’insiste sur le fait que tu as raison de prendre du temps pour réfléchir et décider, de penser que la question de l’étouffement ne se pose pas tout de suite. Mais on ne peut pas prévoir le moment où va survenir une fausse route et c’est avant qu’il faut avoir réfléchi, c’est avant qu’il faut avoir prévu l’attitude à avoir. Michèle Salamagne serait prête à te recevoir pour réfléchir avec toi et envisager un soutien par l’Unité de Soins Palliatifs si tu le lui demandes.
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Il est bon de ne pas attendre plus pour prendre contact pour que les choses puissent se présenter sereinement quand cela sera nécessaire, que tu sois connue et attendue, que tu saches où tu vas, comment tu seras entourée le moment venu. Elle est prête à te prendre en consultation externe dès maintenant en dialogue avec ta neurologue pour conseiller au niveau des soins palliatifs à mettre en œuvre dès maintenant. Ils peuvent aussi aider ta communauté. »
Françoise
– « C’est bien. »
Bruno
– « Je t’alerte encore par rapport au film : il n’a montré qu’une chose, l’horreur, sans présenter de repères permettant de sortir de la seule perspective de l’euthanasie. A aucun moment il n’a montré que, même de manière difficile, un chemin est possible, y compris avec ses joies et quelque chose de l’ordre d’une croissance humaine. »
Françoise
– « En fin de compte, le film ne m’a pas tellement… »
Bruno
– « C’est dur à regarder… »
Françoise
– « Oui, justement ! C’est trop ! C’est du cinéma ! D’une certaine manière. Je veux dire que ça rendait bien compte de la réalité vécue par les malades, mais à travers le prisme de la caméra et en nous rendant spectateur. C’est le débat après qui m’intéressait. Mais il n’était pas très clair. On ne savait pas toujours de quoi ils parlaient. Je ne peux pas dire que je sois choquée par le film parce que je pense qu’on peut se servir de cette maladie autrement, on peut y vivre autre chose. »
Bruno
– « Sur le plateau, il y avait des gens de l’A.D.M.D. et leur discours enferme les gens dans un vécu exclusif de la maladie sous le mode de l’horreur. Ça rend le débat difficile. On était dans la non communication. »
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Françoise
– « Oui, justement. Pour moi, c’est trop, c’est caricatural. On peut vivre autre chose autrement. Le film, pour moi, c’est une parenthèse. Je suis contente de l’avoir vu, entendu, mais je ne peux pas dire que ça m’ait bousculée dans un sens ou dans l’autre. »
Bruno
– « Le service de soins palliatifs, et plus largement tous ceux qui seront amenés à t’aider, ce ne sont pas seulement des gens qui peuvent t’aider, c’est aussi des gens qui peuvent recevoir beaucoup de toi. Je reçois beaucoup dans l’échange que nous avons là. Ta manière d’aborder ta maladie me marque déjà. Elle marque les gens autour de toi, et, s’ils parlent, ce n’est pas seulement pour dire « Oh, la pauvre… », ou « c’est atroce… ». Tu ne seras pas seulement en situation d’être aidée. Il est reçu quelque chose. Je le dis peut-être trop facilement, et je n’oublie pas que je suis sur mes deux pieds. Mais j’ose quand même, si ça peut t’aider à ouvrir un chemin : ta vocation de religieuse, tu risques de la vivre au-delà de ce que tu peux attendre. »
Françoise
– « Oui. Je pense que c’est donné. Ma vocation, elle se réalise en plein. Justement, ce n’est pas un « faire », c’est un « être ». Il y a tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je crois. Il y a aussi tout le poids que ça ne se passe pas aussi facilement au quotidien que ça se passe dans ma tête et mon cœur aujourd’hui. Mais c’est tout. C’est toute une démarche. C’est pour ça qu’il me semble important de mettre la fraternité dans le coup et que ça ne soit pas trop lourd pour elle à porter.
Ce dont je n’ai pas bien conscience… je ne voudrais pas dramatiser les choses… je me dis qu’il y a du temps, toujours du temps. Je suis comme ça. Mais je vois bien que depuis six semaines, ça diminue pas mal. Je m’essouffle dès que je parle comme tu le vois. Mais je ne voudrais pas mobiliser, dramatiser maintenant. C’est là que je ne sais pas bien mesurer les temps… »
Bruno
– « C’est pour cela que je me suis permis d’intervenir et de t’inviter à ne pas tarder pour prévoir la question de l’étouffement.
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Ce serait dommage, sous prétexte de ne pas dramatiser, d’attendre alors que les choses se dramatisent d’elles-mêmes, et ce d’autant plus que les urgences n’ont pas été prévues à l’avance. De parler d’emblée de tout clairement, d’avoir tout prévu pourra t’aider et aider ton entourage et t’éviter de te retrouver dans une impasse. Ça permet de vivre bien le temps, car, au niveau du temps, je n’en sais rien. Il n’y a rien de pire que de donner à quelqu’un un temps : tu en as pour tant de temps… C’est un abus de pouvoir et ça coince la personne.
La question n’est pas
- pour combien de temps j’en ai ?
- mais comment je vais vivre ce temps en faire quelque chose en relation avec les autres, et pour cela être rassuré sur le terme parce qu’il a été prévu ?
Par contre je sais que c’est absolument urgent d’en parler et absolument urgent de prévoir l’urgence. (…)[19] Je n’insiste pas plus. »
Françoise
– « Oui, d’avoir pu parler avant, d’avoir prévu ce qui se passerait et quoi faire, c’est une libération, c’est sûr. »
Bruno
– « Il y a un quatrième problème, c’est celui de la dépendance physique. Quand elle sera plus complète, où la vivre ? Ici avec tes sœurs, dans une maison médicalisée ? La réponse dépend de toi, mais pas sans tes sœurs. Comment l’aborder ensemble ? Comment comprendre qu’elles ont besoin aujourd’hui d’être rassurées pour la suite ? »
Françoise
– « J’ai déjà ma petite idée sur la question. Ça, j’en parlerai avec elles. Mais pas pour l’instant. »
Bruno
– « Voilà. Je m’excuse. J’ai beaucoup parlé. Je t’ai donné des éléments. Je n’ai pas pris assez le temps d’écouter où tu en étais. Je t’ai donné des cartes et je sais que tu pourras les reprendre avec Geneviève qui est là et t’accompagne. »
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Françoise
– « Ne te tracasses pas. »
9.4.4 La suite du chemin
Cette rencontre, et celle qui a suivi avec sa communauté, a été source de paix pour elle, pour ses sœurs. La prise en charge par l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse à Villejuif, d’abord sous forme de consultations, puis quand elle a été beaucoup plus faible et a fait une fausse route plus importante, en étant hospitalisée quelques semaines avant de décéder en paix sans que sa mort n’ait été provoquée.
Dans le souvenir spontané que j’ai de ce chemin, il y a bien sûr les moments de combat, de révolte, il y a surtout tous les partages avec Françoise, y compris quand on n’entendait presque plus sa voix, un commentaire extraordinaire qu’elle m’a fait du Notre Père et d’autres textes. Si elle a fait le chemin en s’appuyant sur sa force à elle, il est clair qu’elle a reçu ce chemin de tous ceux qui l’ont accompagnée. Dans la foi, comme d’autres évoqués ici, elle dit aussi : « Ça m’a été donné. C’est un Autre qui vit en moi. »
[1] Evangile de Jean 11,4
[2] Du fait de la paralysie progressive des muscles de la déglutition, les aliments sont inhalés dans les poumons au lieu d’être déglutis dans l’œsophage.
[3] Les expressions sont exactes et correspondent à la cassette, même si j’ai amélioré l’expression orale et supprimé des baffouillements. J’avais bien plus de mal à m’exprimer qu’elle. J’ai supprimé des éléments quand des personnes étaient nommées par respect pour elles.
[4] Chaque fois que Françoise parle de sa communauté, de ses sœurs, chacun pourra transposer par rapport à la famille des malades atteints d’une maladie importante.
[5] Il s’agit de la retranscription de notre dialogue. Il y aurait bien sûr des nuances à apporter. La personnalité de Françoise a permis ce dialogue sans détour. Un tel dialogue n’est pas toujours réalisable. Mais quelle que soit la personnalité du malade, il laisse transparaître les repères qui nous guident pour une parole avec les malades et il ne faut pas trop vite considérer une telle parole comme impossible. Ce qui est sûr, c’est que, chaque fois que c’est possible, il est mieux d’avoir plus de temps pour le faire. Dans tous les cas, c’est important de prévoir comment le malade pourra reparler ensuite, questionner. C’est toute la place ici de Geneviève, l’amie de Françoise. Il faut autant s’inquiéter d’informer que de permettre à la personne de reparler, de questionner, d’être aidée à élaborer du sens pour elle, à ouvrir des perspectives et à ne pas se trouver seulement devant un mur.
[6] Médecin, amie de Françoise qui l’accompagnera tout au long de sa maladie.
[7] Dans ce film, la maladie apparaît sous l’angle exclusif de la douleur, de la souffrance extrême dans laquelle aucun sens n’est possible et où le malade est réduit à un objet de torture.
[8] Là, je fais tout un développement avec le schéma donné dans le chapitre sur l’expérience des hospices pour Françoise expliquer les antalgiques, les anxiolytiques, leur effet dépresseur respiratoire et la manière de les utiliser correctement sans jamais viser la mort.
[9] On pourra revenir au paragraphe sur la sédation réversible que l’on utilise aujourd’hui dans des situations limites sans chercher à provoquer la mort : chapitre 3, § 10.2
[10] Mme Batéot, voir plus haut.
[11] Centre de formation animé par les jésuites à Paris. Patrick Verspieren y a aidé de nombreux soignants à découvrir les soins palliatifs et une réflexion de bioéthique. J’ai eu la chance de faire partie de ceux-là.
[12] Même s’il existe des moyens de détecter la douleur chez le malade qui ne s’exprime plus.
[13] Le temps de faire les manœuvres pour aider le malade à éliminer l’aliment inhalé dans les poumons et d’injecter un anxiolytique.
[14] Suit un exposé technique valable en 1990. Pour l’exposé technique, voir au chapitre sur l’expérience des hospices et se reporter aux livres et articles sortis sur la question de l’étouffement.
[15] Fait d’injecter un ensemble de médicaments, d’où le nom de coktail, dans le but de provoquer la mort. « Lytique » : la lyse d’une cellule, c’est la mort d’une cellule.
[16] En 2003, on peut espérer que ce type de situation ne se rencontre plus.
[17] Cf. Léon Schwartzenberg, Requiem pour la vie, Le pré aux clercs, p. 231 et notre analyse au début de ce chapitre sur l’euthanasie.
[18] Cf. Histoire du Père Joseph et de la collaboration avec son médecin traitant.
[19] Là je lui raconte l’histoire du Père Joseph telle qu’elle est plus haut.