9.5 Le chemin fait avec Jean
En 1990, je suis ordonné prêtre et envoyé à Champigny où j’habite avec François. Je suis nommé vicaire sur deux paroisses : sur le quartier de Coeuilly et des Mordacs ou je collabore avec François ; je suis aussi nommé sur la cité du Bois l’Abbé, un quartier de grands immeubles, le seul classé en « Zone Franche[1] » pour le Val de Marne de part la pauvreté des gens qui y sont et j’y collabore avec Jean, curé de la paroisse. Jean habite seul au centre paroissial du Bois l’Abbé. L’équipe comprend aussi Jean-Pierre qui a la responsabilité de la mission ouvrière et m’aide à découvrir la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et l’Action Catholique Ouvrière (pour les adultes) ; il habite en H.L.M. sur le Bois l’Abbé.
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Il y a aussi Michel, prêtre ouvrier, chauffeur de bus, également en H.L.M. sur le Bois l’Abbé.
2 ans après notre arrivée, Jean, 66 ans, se met à lâcher des objets de manière inexpliquée. Un jour, il laisse tomber le calice. Commence alors une série de consultations et d’examens complémentaires. Là encore, l’atteinte musculaire sans signe sensitif et progressive est caractéristique. Les médecins ont certainement fait le diagnostic d’emblée, uniquement avec l’examen clinique. Comme pour Françoise, ils temporisent pour parler vrai. Mais là, ils ne vont jamais arriver à une parole comme celle entre Françoise et sa neurologue.
6 mois après, ce qui était adapté au début[2] va devenir source d’angoisse pour Jean et pour l’entourage non averti qui multiplie les avis et ne comprend pas ce qui se passe. Quant à moi, je suis tenu au silence pour ne pas mettre Jean dans une situation insupportable : ne pas savoir et être avec d’autres qui savent, ne plus pouvoir avoir de communication vraie avec ses proches.
Comme la situation s’aggrave nettement et qu’aucune parole vraie n’a été ébauchée par les soignants, je propose à Jean d’aller consulter mon oncle, le Professeur Laplane. J’avais téléphoné auparavant pour vérifier mon diagnostic à partir des éléments que j’avais rien qu’en faisant parler Jean et que je lui transmettais. Il était d’accord pour aider Jean à comprendre et nommer ce qui lui arrivait.
Quelques jours après Noël, nous dînons en tête à tête, à son retour de consultation. Il a le visage sombre de celui qui vient d’apprendre une catastrophe. Il pose une question ; je réponds comme je peux. Il reste en silence un long temps, jusqu’à 10 minutes. Je reste aussi silencieux. Puis il questionne de nouveau. Le contenu de l’échange sur plusieurs jours a été du même ordre que celui avec Françoise, avec une différence : sans nier le chemin difficile qui l’attendait, j’ai pu évoquer toutes les joies profondes partagées avec Françoise et témoigner qu’il y avait de la vie à recevoir et pas seulement une situation d’horreur à vivre.
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A chaque fois qu’il va devoir passer un nouveau stade de la maladie, avec de nouvelles conséquences fortes pour sa vie de chaque jour, nous le verrons passer par un temps où il semble lutter, serrer les dents, puis nous le verrons se laisser gagner par la paix de celui qui avait pu consentir et rechoisir la vie.
Lors des réunions d’équipe pastorale, lui qui, par discrétion et timidité, ne disait pas grand-chose de lui-même avant sa maladie, partage de plus en plus, aussi bien ce qui était difficile que les joies vécues. Il laisse de plus en plus rayonner de lui une grande tendresse et bonté pour ceux qui viennent le voir, un sourire de plus en plus lumineux.
Quelques moments m’ont plus marqué, et, avant de dire toute la vie reçue, je ne voudrais pas passer sous silence tout ce qui a été douloureux.
Un jour où nous marchions dans la rue, où ses bras étaient totalement inertes, ballants, ou ses jambes le portaient de plus en plus mal, où la fonte des muscles dorsaux lui donnaient une attitude caractéristique avec le ventre proéminent, un creux lombaire très exagéré, il a heurté le bord du trottoir sans que je puisse empêcher sa chute, face contre terre. Il n’a pas pu esquisser le moindre geste de protection avec ses mains. Le repas qui a suivi immédiatement et de nouveau en tête-à-tête, a été particulièrement douloureux, d’autant qu’il avait été très choqué et a mis du temps à reprendre vraiment ses esprits : ainsi, à la fin du repas, tout d’un coup, il demande où il est, quelle heure il est. Quelques jours après, il avait consenti à ce nouveau stade franchi et retrouvé sa paix.
Il y a eu la difficulté à décider d’arrêter de conduire : c’était accepter une plus forte dépendance. Nous essayons de l’alerter, mais il pense pouvoir encore conduire dans Champigny. Un soir, il n’a pas la force d’actionner la poignée de la porte de sa voiture, ni de tourner la clef de contact. Il vient me rechercher au presbytère pour que je l’aide à tourner la clef de contact et à pouvoir monter dans sa voiture. J’ouvre la porte, je mets le contact, je referme la porte. Je ne redis rien de toutes les mises en garde répétées que je lui adressais depuis quelque temps. Chacun de nous deux a vécu douloureusement cette nouvelle étape. Je l’ai regardé repartir au volant avec de grosses difficultés pour prendre le virage au coin de la place. Quelques jours après, il donne sa voiture à un neveu et nous l’avons trouvé de nouveau très serein d’avoir pu consentir.
Quand il n’a plus pu habiter seul au centre paroissial de la cité du Bois l’Abbé, il a été partager le logement H.L.M. de Jean-Pierre.
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Auparavant, au cours d’une rencontre d’équipe consacrée à parler de sa maladie, de ce que ça lui faisait vivre, de ce qu’il attendait de nous, de ce qu’il souhaitait pour la suite, il avait passé un contrat :
– « Quand je ne pourrai plus m’assumer, m’habiller, faire ma toilette, j’entrerai en maison de retraite publique à la ville voisine. »
Il était aussi convenu que nous irions le chercher régulièrement pour qu’il mange avec nous, ce qui s’est fait effectivement jusqu’à la fin.
Si nous habitions en divers lieux, nous nous retrouvions tous les jours, midi et soir, pour manger ensemble. Il y avait là François, Jean, Jean-Pierre, Michel, moi-même, et aussi Joaquim.
Joaquim, prêtre portugais, vient consulter à Paris en octobre 1992. Il vient de faire une grave hémorragie digestive par rupture des varices oesophagiennes provoquées par une cirrhose du foie[3]. Dans son cas, il ne s’agissait pas d’une complication de la maladie alcoolique mais d’une complication d’une hépatite virale chronique toujours active. Il était au stade terminal de la maladie et venait envisager la possibilité greffe. Il a demandé à être accueilli pour une semaine et il restera 3 ans à habiter avec nous. En avril 2003, Il vient de fêter les dix ans de sa greffe. Depuis septembre 2004, il a repris un ministère actif dans le diocèse de Créteil. Je le mentionne, car, dans un livre qui plaide pour les soins palliatifs, des soins qui se caractérisent souvent par une abstention de traitements à visée curative, je ne voudrais pas laisser croire que la prise en compte de l’ensemble des besoins de la personne passe par un refus de soins éventuellement très techniques et performants.
Jean donc, a de plus en plus de mal à manger. Il était convenu que nous ne l’aidions que si il nous faisait signe de le faire, pour ne pas l’énerver par une prévenance inappropriée. Nous avons dû manger de plus en plus lentement pour que Jean n’ait pas trop l’impression d’être un poids pour nous. Nous sommes souvent sortis de table après 14h.
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Comment dire le bénéfice pour nous, en devant faire attention à notre frère, que d’être obligés d’arrêter de courir et d’être provoqués à vivre des temps de partage fraternel dans un monde où l’on ne sait trop souvent que courir ?
Lors d’un de ces repas, Jean arrive rayonnant disant sous forme de boutade, utilisant l’humour qui le caractérisait pour évoquer et ce qui était dur, et le seuil franchi dans un nouveau renoncement consenti :
– « J’ai fait gagner son ciel à quelqu’un »,
– « Ah bon ! Et comment ? »
– « J’étais dans le bus, je ne pouvais pas lever les bras pour appuyer sur le bouton et demander l’arrêt et quelqu’un a sonné pour moi. Et puis, auparavant, il s’était levé pour me laisser sa place. Quand il arrivera au ciel, on lui dira : entrez donc, je ne pouvais pas sonner et vous avez sonné pour moi… »
Jean faisait allusion à un passage de l’Evangile de Matthieu[4] sur lequel il est souvent revenu tout au long de sa maladie :
« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire (…) Quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, soif et que vous m’avez donné à manger, à boire (…) Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
Il a commenté ce passage en disant :
– « J’apprends à vivre cet Evangile dans les deux sens. Jusque-là, j’essayais de donner aux plus pauvres. C’est encore assez facile. Maintenant, j’apprends à recevoir et à permettre à l’autre de donner. »
Je ne peux oublier les messes du dimanche concélébrées avec Jean et Joaquim. Jean ne peut plus du tout lever les bras mais il lui arrive de présider quand même. Il dit les paroles, nous faisons les gestes de bénédiction qu’il ne peut plus faire. Nous lui tenons les mains pour la consécration.
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Devant toute l’assemblée réunie, comme pour un enfant, nous mettons l’hostie dans sa bouche, nous portons le calice à ses lèvres pour qu’il puisse boire. De son côté, tant que la greffe n’a pas été faite, Joaquim reste assis tout le long de la célébration. Le teint jaune cireux du malade en insuffisance hépatique très avancée, il ne se lève que le temps de la consécration. Comment rendre compte de la communion que nous avons vécue là, du message d’Evangile, tout simplement du message humain qui s’est dit là, presque malgré nous ? Comment dire tout ce que nous avons reçu jour après jour ?
La veille de Noël, pour la première fois, Jean demande à Jean-Pierre de l’aider à prendre son bain. Je ne sais pas ce que Jean a pu dire, mais je me souviens que, en arrivant à table, Jean n’étant pas encore là, Jean-Pierre nous a dit que la fête de Noël prenait un sens très particulier pour lui à travers le fait d’avoir eu à donner ce bain à Jean.
Quand il a été plus dépendant, Jean est entré à la maison de retraite de la ville de Villiers sur Marne. Il a eu un grand impact par la qualité de son attention à chacun : aux malades, aux familles, au personnel, à tous ceux qui viennent le visiter. Régulièrement, il vient manger avec nous et continue à célébrer avec nous. Ces bras étaient inertes, mais ses jambes le portent encore.
Quelque temps après, alors qu’il arrive encore à se lever, de manière inattendue, il meurt dans son lit, d’un accident cardiaque. Avec Michel, Jean-Pierre et François, nous avons porté son cercueil à l’entrée de la célébration et à la sortie comme cela se fait dans certaines familles. C’est une des occasions où j’ai senti combien nous pouvions être unis entre prêtres par des liens fraternels très forts.
A la veillée qui a précédé et dans les jours qui ont suivi, beaucoup ont pris la parole pour dire ce que Jean avait été pour eux. Il y avait parmi eux beaucoup de personnes très pauvres du Bois l’Abbé, l’un des quartiers les plus pauvres du Val de Marne. Il y avait des personnes originaires de tous pays, y compris des musulmans qui avaient tenu à être présents parce qu’ils croisaient Jean dans la rue, qu’il les avait écoutés, accueillis. Des pensionnaires et des membres du personnel de la maison de retraite de Villiers étaient là. Tous ont dit combien ils avaient été marqués par Jean, avant sa maladie déjà, mais aussi dans tout le temps de la maladie. Tous ont souligné combien il était devenu chaque jour plus rayonnant, communiquant une joie profonde. Beaucoup disaient combien il n’avait jamais tant communiqué que pendant tout ce temps de maladie. Certains, ont utilisé le mot de « transfiguration » pour dire ce qu’ils percevaient chez Jean.
S’il y a eu toutes les pertes difficiles, ce que l’on peut aussi nommer « dégradation », il est incontestable qu’il s’est aussi vécu quelque chose de l’ordre d’une croissance, que Jean a grandi en humanité et nous avec lui.
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[1] Un plan gouvernemental avait accordé des droits fiscaux particuliers à quelques quartiers de France très défavorisés pour essayer de casser leur situation de ghetto. L’ensemble constitué par la cité du Bois l’Abbé, celle des Mordacs et celle du Docteur Bring, était l’une des 30 zones franches en France
[2] Pour laisser à Jean le temps d’accéder progressivement au diagnostic si difficile à assumer d’un coup alors que les signes qu’il ressent sont encore discrets par rapport à ce qui l’attend.
[3] Reconstruction anarchique du foie secondaire à une destruction des cellules hépatiques. C’est une complication de la maladie alcoolique mais aussi des hépatites (virales, médicamenteuses, autres). Le sang a alors bien du mal à circuler dans le filtre qu’est le foie. La pression monte en amont. Les veines oesophagiennes se dilatent jusqu’à éclater et entraîner des hémorragies massives pouvant entraîner la mort très rapidement.
[4] Matthieu 25,31-40