Histoire de Mr Fort qui ne voulait plus s’alimenter et refusait tous soins

2. « Je me demande qui accompagne l’autre »

2.1 Histoire de Monsieur Fort :

Admis à Ivry le 19 Novembre 1982, Monsieur Fort a 62 ans et est délirant à ce moment là. Au moment où j’écris son histoire dans le service, je ne sais rien de ce qu’a été sa vie, de ce qu’il est. Souvent, lorsqu’une personne arrive en long séjour, elle a déjà perdu toute identité, l’hôpital étant un peu comme le dernier lieu où l’on peut se perdre, le point d’aboutissement de nombreux itinéraires d’errance. L’externe ou l’interne qui doit s’occuper d’elle, surtout s’il n’était pas là à son arrivée, ne connaît rien de son histoire, rien de ce qui a motivé son entrée dans le service, et si la personne ne peut s’exprimer et n’a pas de famille, il se trouve devant un visage sans histoire, sans passé et aussi sans autre avenir que d’attendre la mort.

Dans le cas de Monsieur Fort on constate que son délire régresse au moment où la salle, dans laquelle il est hospitalisé, est plus particulièrement reprise en charge par l’équipe soignante avec la création d’un espace de détente pour les soignants au bout de la salle. Mais les relations avec l’équipe soignante restent très difficiles. Il est souvent ivre et très agressif avec les soignants qu’il insulte et menace avec sa canne. Le problème est tel que l’équipe réfléchit lors des réunions mensuelles à l’éventualité d’un transfert en psychiatrie.

En Juillet 1985, l’état de Monsieur Fort s’altère et rapidement il arrête de manger. Une bénévole lui apporte de la nourriture de l’extérieur qu’il refuse. Bientôt, il ne peut plus se lever seul. Malgré les propositions répétées des soignants, il refuse tout examen et tout traitement.

Le 5 Octobre, il est très faible et paraît mourant. Il est hydraté par des perfusions sous cutanées et refuse toute boisson ou alimentation par la bouche. En arrivant le matin, le médecin lui demande de quoi il a besoin, ce qu’il souhaite. Il demande du vin de Malaga et du Porto qui lui sont fournis.

Dans la matinée, un aide soignant demande à la surveillante ce qui est fait pour Monsieur Fort. Elle lui explique l’attitude adoptée et lui suggère de demander à Monsieur Fort s’il a un besoin particulier. Monsieur Fort demande alors de revoir son quartier, le 5ème arrondissement de Paris. La surveillante appelle un taxi et demande à l’aide soignant d’accompagner Monsieur Fort.

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L’aide soignant lui demande alors ce qu’il doit faire si Monsieur Fort meurt pendant le trajet. De fait, Monsieur Fort est très fatigué et l’équipe s’attend à ce qu’il meurt dans les toutes prochaines heures. La surveillante lui répond qu’il n’aura qu’à ramener le corps. Elle a pris cette décision seule (les médecins étant occupés au même moment) ou, plus exactement, en s’appuyant sur la réflexion générale menée dans le service et sur celle faite sur l’attitude à avoir pour Monsieur Fort

A son retour, l’aide soignant antillais est très marqué par ce qu’il vient de vivre et je lui suggère d’écrire le récit de cette visite du 5ème. A la réunion d’équipe suivante, il lira ce texte rédigé le soir même.

Si j’ai précisé l’origine antillaise de l’aide soignant, c’est parce que cela m’a particulièrement marqué qu’une telle prise de parole soit d’abord le fait d’une personne appartenant à un groupe qui, me semble-t-il, est encore largement ressenti comme étranger, constituant d’une certaine manière une sous-classe à l’intérieur d’une structure hiérarchique déjà très complexe et très pesante, un groupe qui a moins le droit à la parole et aux responsabilités dans les faits. Et pourtant, les antillais représentent environ 40 % du personnel soignant à Ivry.

2.2 « Une confession : le poids d’une solitude »
Recueilli par Monsieur Charles JEAN-LOUIS

A peine étions nous entrés dans le 5ème arrondissement,

Monsieur Fort :

–     « Oh oui, 50 ans… C’est ici que j’ai passé mon enfance, dans ce 5ème. Oui, après la guerre, tu vois, mes amis et moi nous étions les maîtres. Il fallait être dur pour survivre. C’était le temps, mon temps à moi. Vous ? Aujourd’hui les jeunes, vous ne savez rien. Tiens, ici, ce café, c’était à moi. Le patron du bar savait qui j’étais. Alors, il me servait ce que je voulais. Mais à ce jour tu sais, ça a beaucoup changé. Personne ne me dit bonjour. Eh oui, c’est comme cela. Et surtout, ne te fais pas d’illusion, un jour tu te poseras les mêmes questions : Pourquoi ces gens te tournent le dos ? »

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Pourtant, il avait raison, cet homme qui me parlait. J’étais en face d’une personne qui me demandait de comprendre ses derniers jours. J’étais aussi incapable de dissimuler une quelconque réponse. Il me fallait trouver un moyen de garder le dialogue. Car à mon silence…

Monsieur Fort :

–     Pourquoi ne parles-tu pas ? Cela t’ennuie ?

Moi :

–     Mais pas du tout.

Monsieur Fort :

–     Oh, le panthéon ! et plus loin, la place St Michel, et bien d’autres… Regarde, tout ceci, c’est mon enfance ici. Après le boulot, mes amis et moi nous nous donnions rendez-vous. Ici, rue Jeanne d’Arc, il y avait une charbonnière… et plus loin, ceci, cela…

Monsieur Fort pouvait m’apprendre bien des choses sur la vie de Paris. Je me demande qui accompagne l’autre ? C’est plutôt lui qui me faisait visiter la ville.

Monsieur Fort :

–     Tu voudrais faire autre chose ?

Moi :

–     Non.

Monsieur Fort :

–     Alors dis au taxi de nous laisser, nous irons boire un verre.

Chose faite dans l’immédiat ! (bien sûr). Nous voilà devant un « rouge », une bière et un café (bien le café, vous avez compris, c’est le chauffeur).

Monsieur Fort :

–     Tu sais, Jean-Louis, pourquoi tu fais tout cela ?

Moi :

–     Pourquoi quoi ?…

(Je ne savais plus quoi dire)

Monsieur Fort :

–     Pourquoi me faire ce grand plaisir ?

Moi :

–     Eh bien ce grand plaisir ? Il faudrait poser la question au médecin, à la surveillante Madame Bouache.

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Monsieur Fort :

–     C’est eux qui ont pensé à moi ?

Moi :

–     C’est toute l’équipe du service.

Monsieur Fort :

–     Ce vin, ce porto… ça alors ! Eh regarde, il est fou le taxi, il est sur le chemin du retour ! Taxi, encore un tour sur la place Maubert…

Bien sûr, c’est Monsieur Fort qui demande au taxi de faire un tour dans Paris. Alors, tout recommence à zéro…

Monsieur Fort :

–     C’est ici mon enfance, ma vie à moi. Je suis heureux de revoir tout cela. Dire que dans un instant il va falloir retourner dans cette saloperie de MAISON. C’est pas une vie pour nous. C’est une putain de prison. Enfin, je peux quitter ce monde dingue !!! Je suis content et merci à tous. Cela fait mal à une personne, à Moi Seul.

Et oui, on n’ose plus parler du troisième âge. On n’ose plus s’attendrir. Même pas un regard ou une attention à ceux qui ont connu le vieux Paris. Où est ce temps de nos grands parents ? Où est ce respect d’une génération qui se meurt sans un sourire ? Combien faut-il conter à nos enfants : « un riche laboureur, sentant sa mort prochaine… »

Une relation se rétablit avec Monsieur Fort qui se remet à manger, à se lever. Il accepte de parler longuement avec les soignants, demande à être entouré, alors que jusque là il chassait tout le monde. Son état s’améliore nettement jusqu’au 15 Octobre. Alors il faiblit de nouveau et mange moins. La relation se poursuit. Parfois, il se montre agressif et chasse les soignants quand ils viennent le voir. Une surveillante, qu’il insulte, lui demande si elle doit continuer à venir. Il répond que oui. Nous interprétons son agressivité comme une façon de rester ce qu’il a toujours voulu être: « un caïd ». A d’autres moments, quand l’interne s’assied à côté de lui, il se lève et fait de la gymnastique au pied du lit d’à côté, une façon de dire « je ne suis pas encore mort »… Finalement, il meurt presque brutalement (sa mort ne paraissait pas du tout imminente) le 31 Octobre 1985.

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