Pentecôte à Madagascar et première mission en brousse (23 mai 2017)

Chers amis,

Ces derniers jours, outre les journées habituelles avec l’apprentissage de la langue, il y a eu plusieurs rencontres marquantes, sans parler de la situation politique actuelle. Vivant beaucoup de choses nouvelles, cherchant à m’y repérer, à voir comment trouver une place juste tant au niveau du diocèse que du Prado de Madagascar, j’ai éprouvé le besoin de mettre par écrit le vécu des derniers jours.

Les évènements politiques actuels dont les journaux se font l’écho en France amènent aussi quelques-uns d’entre vous à m’écrire un peu inquiets.

J’ai écrit de manière à être compréhensible et à pouvoir partager avec ceux qui le souhaitent. A l’avance, j’avais prévu d’écrire beaucoup moins qu’au Brésil… plusieurs avaient souri en disant qu’ils me connaissaient… J’ai hésité à envoyer ce texte parce que certains, et je le comprends, trouvent que j’écris trop long, trop souvent, et m’ont donné d’autres conseils fraternels dont je les remercie et que j’espère toujours recevoir même si je n’en tiens que partiellement compte. D’autres, au contraire, réclamaient plus d’envois.

J’envisage, à plus long terme, d’ouvrir un « blog » qui permette à ceux qui le veulent d’aller quand ils le souhaitent consulter ou non ce que j’aurais pu y déposer.

Pour ceux qui veulent être plus informés sur la situation politique actuelle, je mets en pièce jointe un fichier où je recueille des dépêches pour essayer de suivre ce qui se passe, et de comprendre, si c’est possible, car les malgaches eux-mêmes disent ne plus rien comprendre et il y a plein d’éléments qui restent mystérieux : combien de morts réellement à Antananarivo jeudi ? Où est le général qui est à la source de ce moment de tension ? etc. Et, question plus difficile encore : quelle issue possible ?

Soyez sûrs en tous cas de ma prière. Bonne fête de la Pentecôte !

Bruno

Du mercredi 28 avril au dimanche 16 mai 2010

Mercredi 28 et jeudi 29 avril :

Un étudiant a été tué par la police et quelques étudiants ont été blessés dans une manifestation hier à Antsiranana (Diego Soares, au nord de l’île). Le 29 avril, il y a 6 nouveaux blessés dont deux seraient dans un état critique lors de la marche funèbre qui a suivi la mort de cet étudiant hier.

La tension s’apaisera ensuite, mais resurgira d’un autre côté : pour calmer la révolte des étudiants, le gouvernement « débloque » le paiement des pensions des étudiants, ce qui provoque la colère des agents du Trésor qui ne savent pas comment payer : il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’Etat et il faut donc prendre l’argent prévu pour d’autres dépenses.

Le contenu de ce dernier paragraphe est à vérifier. C’est ce que j’ai compris à partir de discussions à table et de lectures des infos sur internet. Les autres informations sont basées sur la lecture de 3 sites d’info internet et du journal « La Croix » (Paris).

Samedi 1er mai : Echec des négociations à Prétoria

Echec des négociations à Prétoria entre les responsables des 4 « tendances » qui se disputent le pouvoir. Tous, y compris l’actuel président Andry Rajoelina, s’engagent à se retrouver dans 15 jours. A peine de retour à Antananarivo, Andry Rajoelina annonce qu’il ne se rendra pas à Prétoria et qu’il nommera un gouvernement « neutre » avec des non politiques et des militaires dans les 48h. L’un des points d’achoppement à Pretoria a été la demande d’amnistie du prédécesseur accusé de violences et d’enrichissement personnel, mais aussi d’acheter des gens pour qu’ils le soutiennent. La tension est forte.

La France, les U.S.A., l’Afrique du Sud, d’autres peut-être, s’activent autour pour essayer d’ouvrir une voie à la crise actuelle. Très régulièrement, les remarques de mes interlocuteurs malgaches ici à Fianarantsoa, ou ce que je peux lire sur internet, montrent combien les interventions extérieures sont difficiles et combien elles sont mal perçues et reçues comme humiliantes. Ce, d’autant plus, que l’on reçoit des informations complètement contradictoires. Par exemple, pendant des semaines il a été question d’un « plan proposé par la France », ce que la France dément ensuite. Les sanctions, d’abord pour 109 personnalités, puis quand l’UE annonce qu’elle va supprimer toutes les aides (cela a-t-il été confirmé ?), sont durement ressenties. En écrivant cela, je ne donne pas de position personnelle sur ce qu’il faut faire ou non, j’essaye d’en redire la complexité.

Mercredi 12 mai 2010 : Discours à la nation dans lequel Andry Rajoelina a annoncé qu’il ne se représenterait pas

Ci après, reproduction d’une dépêche sur internet :

Dans un discours à la Nation diffusé sur les ondes publiques dans la soirée de ce 12 mai 2010, Andry Rajoelina a annoncé que, pour débloquer le climat d’« hypocrite hostilité » qui selon lui domine la crise actuelle et même les 50 ans de vie politique depuis l’indépendance de Madagascar, il ne serait pas candidat aux futures élections présidentielles.

Il a mis en avant la feuille de route de sortie de crise suivante :

  • du 27 au 29 mai, un dialogue national pour élaborer un projet de constitution, dialogue où seront conviés les 22 régions, 119 districts, partis politiques, églises, organisation de la société civile ainsi que l’armée ;
  • le 12 août, un référendum constitutionnel ;
  • le 30 septembre, les élections législatives ;
  • le 26 novembre, les élections présidentielles.

Il a également appelé les anciens chefs d’État à cesser de « bloquer la situation » et exprimé le souhait que la communauté internationale apporte son soutien à cette démarche de sortie de crise.

Organiser un dialogue national pour élaborer un projet de constitution en associant tout le monde en 3 jours et dans 15 jours, cela paraît assez extraordinaire… certains autour de moi disent que la constitution est prête, qu’ils ont déjà largement dialogué… d’autres sont ahuris. En tous cas, le gouvernement annoncé et dont des communiqués officiels ont plusieurs fois annoncé la présentation pour le jour-même, n’est toujours pas sorti du chapeau. Une dépêche de presse explique que c’est parce que le président et le premier ministre consultent chacun de leur côté sans se consulter… Quand le président publie un communiqué annonçant un accord avec les responsables des forces armées, dans l’instant qui suit, l’armée publie un communiqué qui dément.

Ultérieurement, les autres tendances rejetteront ce plan et ridiculiseront Andry en disant qu’il a peur des urnes et de se rendre compte qu’il ne représente pas grand-chose.

Vendredi 14 mai 2010 : célébration et dîner avec les coopérants fidesco

Les coopérants laïcs « FIDESCO » (organisme lié à la Communauté de l’Emmanuel) m’invitent à célébrer leur messe mensuelle. Eparpillés dans Fianarantsoa et ses environs, ils se retrouvent tous les vendredi soir pour prier ensemble puis aller manger au restaurant. Une fois par mois, ils demandent à un prêtre de venir célébrer la messe et l’invitent à dîner. Je les connaissais déjà un peu pour les croiser chaque jeudi à la « Table Ouverte » (repas du jeudi à l’évêché auquel sont invités tous les prêtres et coopérants laïcs de Fianarantsoa). Très bon moment avec des personnes « qui sentent bon l’Evangile ». En tous cas, je ne suis pas isolé comme « étranger ».

Samedi 15 et dimanche 16 mai : Visite et confirmation avec Gervais à Ambohinaorina chez les Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie

J’y ai retrouvé Valérie Gauthier, originaire de Selles sur Cher et que j’ai connu à Champigny. Elle était passée quelques jours avant pour m’accueillir et me signaler qu’il y allait avoir des confirmations et me demander d’accompagner celui qui viendrait confirmer pour venir la rencontrer elle et ses sœurs. Sa tante et marraine était membre de l’E.A.P. et catéchiste. Son oncle est un des piliers de la paroisse, et sa cousine faisait partie de l’aumônerie de jeunes avec moi. Nous nous étions connus au moment de la mort de sa tante. Valérie est Franciscaine Missionnaire de Marie, médecin, et vit en communauté dans un coin accessible en 4×4 seulement, après 30 km de pistes défoncées, un pont coupé. Le propriétaire du terrain voisin du pont a installé une passerelle de secours et profite de la misère de ses frères et de l’obligation pour eux de traverser le pont en demandant un droit de péage : 30 000 Ariary pour les camions qui vont construire l’école (salaire minimum = 60 000 Ariary). Les sœurs animent la communauté et tiennent une école qu’elles sont en train d’agrandir. J’y ai retrouvé le même rayonnement évangélique que les communautés F.M.M. rencontrées dans l’Atlas Marocain (et à Villejuif !). 300 jeunes ayant fait jusqu’à 4h à pied avec leur famille vont être confirmés. La célébration a duré plus de 4h, dont 1h d’homélie… et, ici, le président de célébration ne délègue pas aux autres prêtres présents la possibilité de confirmer comme cela se fait à Cachoeiro de Itapemirim ce qui ne raccourcit pas la célébration. Mais les jeunes, les enfants, les familles, participent, écoutent, prient. J’ai été très heureux de retrouver Valérie ici et admiratif pour son travail, celui de ses sœurs, et les conditions dans lesquelles elle vit. Vendredi 14 mai : déjeuner chez les jésuites et partage avec François Noiret,

François a 62 ans (sauf erreur), et une partie de sa famille est en Dordogne. Ils sont amis d’Hervé et Anne (mon frère et ma belle-sœur). François a fait tout son ministère ou presque à Madagascar après y avoir été coopérant. Il est anthropologue, un des meilleurs spécialistes de Madagascar, et auteur de divers livres, dont des livres sur des catéchistes laïcs ayant fait partie des premiers apôtres de Madagascar et pour lesquels il prépare un dossier de demande de béatification. Là aussi, j’ai été très heureux de trouver un frère pour partager. Il fait l’admiration des prêtres et séminaristes de Fianarantsoa en particulier parce qu’il parle parfaitement malgache et le betsileo (dialecte de la région de Fianarantsoa) et pour sa connaissance exceptionnelle de la culture malgache. Il me confirme dans mon souhait d’être nommé en rural pour arriver à connaître le pays, à parler en plongeant dans un lieu où je ne pourrai pas parler français et pouvoir me situer ensuite éventuellement dans d’autres ministères. Il dit combien ce même chemin l’a aidé. Entre autres charges, il est actuellement professeur au grand séminaire de Fianarantsoa.

Samedi 15 mai : messe à la cathédrale sans avoir pu préparer

Je me suis trompé en montant mon réveil. Je voulais qu’il sonne à 4h45 pour avoir le temps de me préparer à célébrer seul à la cathédrale à 6h00. Comme je suis plus à l’aise, je n’ai pas fait d’entraînement de lecture de l’Evangile du jour avant de me coucher. En fait, je l’ai monté sur 5h45 et ai été réveillé à 5h40 par des passages dans le couloir… Dur, dur, de célébrer sans préparation et sans être réveillé… les séminaristes disent ne s’être aperçus de rien. Pour moi, j’ai été heureux de voir que j’arrivais à chasser la peur de parler même si j’ai eu bien du mal à célébrer ce jour.

Dimanche 16 mai : rencontre du Père Daniel Ferrero à l’école des catéchistes ruraux

J’ai été en vélo à l’école des catéchistes ruraux à 14 km de Fianarantsoa sur la route qui part vers l’Est. J’allais y retrouver le Père Daniel Ferrero, jésuite italien, qui a accepté d’être mon accompagnateur spirituel. Lui aussi me confirme dans le souhait de plonger d’abord en rural, chemin qu’il a demandé pour lui-même en arrivant en demandant à ses responsables de ne pas le nommer tout de suite à la tête de la catéchèse sans commencer par cette insertion. Il fait un travail exceptionnel depuis des années et accueille des familles d’agriculteurs qui viennent habiter 18 mois dans le « village des catéchistes », laissant leur exploitation personnelle (prise en charge par la famille élargie) pour se former comme catéchistes et pouvoir ensuite animer les communautés rurales dont ils viennent. Régulièrement, ils viennent faire des recyclages. J’ai demandé à Daniel d’être mon accompagnateur, car je souhaitais un « vazaha » (étranger) auprès duquel je puisse exprimer mes éventuelles incompréhensions ou questions sur ce que je découvre à Madagascar sans peur de blesser et parce qu’il avait manifesté une qualité d’accueil et d’attention lorsque nous nous croisions à la « Table ouverte ». Il dit n’avoir jamais vu Madagascar dans une telle pauvreté et un tel chaos.

Lundi 17 au vendredi 21 mai : mission en paroisse rurale

Lundi 17

6h : comme tous les lundis maintenant, j’assure la messe à la cathédrale et fais une homélie corrigée par la professeur de malgache qui est de l’Eglise Réformée. Là, pas d’erreur pour le réveil, et je suis heureux d’arriver à célébrer sans difficultés et en sachant à peu-près ce que je suis en train de dire en même temps que je lis le missel et le texte de l’homélie.

7h : départ pour deux jours à la paroisse d’Isorana, 35 km de Fianarantsoa. Gervais avait accepté de célébrer 6 messes dans cette paroisse rurale de montagne pour manifester l’importance du denier de l’Eglise. A cette messe, chacun apporte les « prémices » (dons en riz ou en argent. Gervais avait accepté cette demande alors qu’il avait aussi le conseil épiscopal à partir de mercredi. Quand la date a approché, il m’a demandé si je n’accepterais pas de venir le dépanner et il a cherché à trouver un troisième prêtre en vain. Ainsi, en deux jours, à 3, nous aurions pu célébrer les six messes promises.

Comme il n’a pas plus expliqué où nous allions et ce que nous allions faire, que je n’ai pas plus questionné non plus, me basant sur les autres sorties en rural, j’emporte l’ordinateur car il y avait toujours eu une possibilité de branchement temporaire avec un groupe électrogène. Je pourrai ainsi « m’entraîner » pour la diction de la messe de mardi. La semaine dernière, j’ai « pris de l’avance » et déjà fait le travail de copie et traduction de l’Evangile des messes de lundi et mardi ainsi que d’une homélie pour chacune des deux messes. Je ne prends pas d’habit de rechange, mais juste de quoi passer deux jours et faire ma toilette.

Nous prenons la même route que celle qui va vers l’école de catéchistes ruraux. A la sortie de Fianarantsoa, elle est bordée à droite et à gauche par une succession de grandes maisons religieuses dans des parcs. De mémoire, je me souviens de : Centre Spirituel des Jésuites et maison des jésuites, Frères des écoles chrétiennes, assomptionnistes, Trappe (monastère) de Morombe, lazaristes, Grand Séminaire, Sœurs Thérésiennes. J’oublie une ou deux Eglises, une ou plusieurs écoles catholiques, d’autres communautés religieuses. Cette accumulation de grands édifices religieux m’a surpris.

La route commence avec du goudron et une multitude de trous. Alors que l’on sort de la ville, ce sont des dépôts d’ordure « sauvages » (mais faits par la mairie) à droite et à gauche de la route dans les sous-bois. Par endroit, les employés communaux ne se sont même pas donné la peine de verser en dehors de la route et un quart de la chaussée est envahie. La route est envahie par des bouts de verres brisés. Hier, j’ai réussi à slalomer en vélo sans crever malgré les pneus totalement usés. Cela est ainsi jusqu’à l’arrivée à l’école des catéchistes ruraux, à 8 km environs du centre de Fianarantsoa. Je ne parle pas de l’odeur. Juste en contrebas, il y a une rivière importante, et l’on peut s’inquiéter pour la qualité de l’eau… Hier, quand je l’ai visité, le Père Daniel, commentant la situation, prédisait des épidémies de peste.

Nous laissons sur notre droite la piste qui va à l’école des catéchistes et continuons la « route nationale n° 42 ». Très vite la situation s’inverse : ce n’est plus du goudron et une multitude de trous, mais de la piste défoncée et quelques vestiges de plaques de goudrons qui rendent la circulation plus difficiles. A propos d’une autre route, la professeur de malgache a expliqué qu’elle avait été goudronnée dans les années 1960 et n’avait jamais été refaite depuis. Dans les meilleurs passages, nous faisons des pointes à 15 et même 30 km à l’heure. Cela secoue dur. Il y a quelques passages où le goudron est « bon » pendant presque un kilomètre. La route en de nombreux endroits n’a la largeur que d’une voiture et il faut s’arrêter pour croiser. Gervais entre dans les virages avec une confiance merveilleuse, comme s’il ne devait pas risquer de se trouver nez à nez avec une autre voiture… Les ceintures de sécurité ne fonctionnent pas, mais c’est vrai que la vitesse est réduite. C’est plus rassurant que quand on est sur des routes meilleures et que l’on atteint les 60 Km/h : là, la voiture entre en vibration et il faut s’accrocher pour maintenir le volant jusqu’à ce qu’on atteigne les 70 km/h, vitesse à laquelle les vibrations s’arrêtent. Les vibrations et les conséquences sur la tenue de route sont pires quand on doit freiner et repasser de 80 km/h à 50 ou moins. Il y a du jeu dans le volant. Le trafic est très faible, mais pas nul. On rencontre plusieurs camions et taxis brousse totalement délabrés et surchargés. Plusieurs sont en panne. L’un d’entre eux est en réparation et le moteur est totalement démonté et posé sur la piste ; les passagers patientent pendant que des hommes s’affairent.

Après plus d’une heure de route, nous arrivons à Isorana. Après un bonjour aux Sœurs Carmélitaines Apostoliques, nous prenons une piste jusqu’à un premier village. Là, Gervais s’entretient avec un catéchiste qui lui transmet les consignes du curé et m’annonce que j’aurai 4 mariages et 7 baptêmes à célébrer le soir. J’ai le temps de parcourir le rituel à vitesse accélérée, de lui demander à quoi correspondent chaque paragraphe. On prend du matériel et on embarque un catéchiste, sa femme et leurs deux enfants. Ils sont vraiment serrés sur la banquette arrière de notre Suzuki 4×4 avec tous leurs bagages. La piste s’élève dans la montagne. Elle est plus défoncée que toutes celles faites avant, dans des paysages splendides. Régulièrement, Gervais arrête le véhicule, regarde la piste, hésite, puis choisit une trajectoire pour franchir ce qui paraissait infranchissable.

On arrive à un endroit boisé et Gervais commente : « Il y a 25 ans, l’Eglise a fait un travail de reforestation ici mais les gens ont mis le feu. » « Qui ? » « Des gens des sectes qui détruisent ce que l’Eglise catholique fait. » Plus loin, ce ne sont pas seulement des arbres calcinés que nous voyons, mais des flammes. Nous sommes maintenant sur le plateau. A notre gauche, le bord du plateau limité par une falaise. Il n’y a plus d’arbres, mais de grandes herbes. Gervais commente encore : « Les gens ont peur, ici. Il y a des vols, des violences. La semaine dernière, 7 personnes ont été tuées ».

Nous arrivons à un carrefour où un catéchiste nous attend. Gervais m’invite à descendre de la voiture et à suivre le catéchiste pour rejoindre le village où je dois célébrer. Il me donne rendez-vous le soir dans le gros village du coin : Mahazoarivo, autrefois capitale du Roi Betsileo. Il promet que les gens sont au courant et me raccompagneront. Pendant ce temps-là, lui part célébrer dans un autre village. A partir de là, je ne suis accompagné que de personnes qui ne parlent pas un mot de français. Au bout de 500 mètres, je comprends pourquoi il m’a laissé là : le pont est totalement en ruine, et, même à pied, on n’est pas très rassuré pour le franchir.

Après une heure de marche, nous arrivons dans un village. Il est 11h. Après un café, c’est la célébration de la messe, des 4 mariages et des 7 baptêmes, ainsi que la collecte des offrandes. Avant la messe, les mariés demandent à se confesser. J’explique que je ne peux pas mais qu’ils peuvent communier. Au début de la messe, le catéchiste me présente. Je dis ces mots qui feront rire à chaque début de célébration : « mon cœur est déjà malgache, mes pieds sont déjà malgaches, mon estomac aussi, mais mes oreilles et ma langue ne le sont pas encore ; je ne sais pas encore bien parler, mais je sais lire, et je suis très heureux d’être là pour prier avec vous ; excusez-moi de mal parler, mais j’apprends et travaille dur ; je suis arrivé il y a 2 mois. » L’église est comble. Comme à chaque fois, elle est pleine d’enfants très respectueux et participants. Les gens sont très souriants et accueillants, très dignes dans leurs habits aux couleurs vives. Les chants polyphoniques sont très beaux. Il doit y avoir 400 personnes. Certains ont marché 3h pour venir, portant les plus petits enfants ou le riz qu’ils vont offrir pour le denier de l’Eglise. Au passage du dernier ruisseau avant l’église, ils se sont arrêtés, on fait une « toilette de chat », se sont ceints du plus beau tissu et ont franchi les derniers mètres jusqu’à l’église.

Alors que la messe est déjà commencée, le catéchiste qui m’accompagne me prévient que l’on ne prendra pas l’Evangile du jour mais que l’on prendra un Evangile en rapport avec la fête du denier de l’Eglise, des prémices. Toute la préparation faite pour lire le texte et faire l’homélie ne sert plus à rien, ce qui n’est pas grave, mais je me retrouve à devoir lire un Evangile que je n’ai pas pu préparer avant et sans savoir de quoi il parle. Le fait d’avoir déjà dû célébrer sans préparation à la cathédrale me donne plus de confiance. Je demande au catéchiste de faire l’homélie. Evidemment, il n’y a pas d’électricité et la seule lumière que j’ai est celle qui parvient par une lucarne. Ça ne facilite pas la lecture.

Ensuite, ce sont les 4 mariages, les 7 baptêmes. Pendant l’homélie du catéchiste j’ai copié dans le creux de ma main les phrases du rituel : « Je te baptise… » et pu travailler le rituel du mariage. Cela se passe mieux que je ne craignais. Les prénoms de baptême des gens sont des prénoms français et je ne me retrouve pas dans la même situation que lors de mon du premier mariage célébré à Dores : je n’avais jamais réussi à prononcer le prénom de la mariée pendant toute la célébration… C’est ensuite la procession des offrandes et la remise des dons en riz et en argent. Il est 14h quand la messe s’arrête.

Le « Comité » (équivalent sans doute de nos Equipes d’Animation Paroissiale et Conseils Economiques) se réunit dans l’Eglise et compte la quête, remplit les cartes de denier de l’Eglise que chacun a déposées, note ce qu’il a donné en riz et en argent. Il n’est pas question de « don dans le secret ». Je dois recompter le tout et signer le livre des comptes. Ensuite, nous déjeunons. Je m’inquiète car le catéchiste n’a pas l’air pressé et que j’ai compris qu’il y avait plus de 2 heures de marche pour aller à Mahazoarivo où Gervais m’attend.

A 16h30, nous finissons par repartir en reprenant en sens inverse le chemin du matin. A 17h30, nous arrivons au village du catéchiste qui s’arrête et comprend alors que je dois encore faire 7km. Il suffit de suivre la piste qui est large et sans croisement. Je m’apprête à le faire. Le catéchiste refuse mais refuse aussi de m’accompagner : il y a eu un mort la semaine dernière. Là il n’est plus question de 7 morts. Peut-être avais-je mal compris. Je retrouve cette peur omniprésente que j’avais connue à Dores, qui s’appuie sur des faits réels, mais qui amène à se méfier de tout, de tous. A Dores, dans une communauté, les gens n’osaient plus sortir le soir, certains prêtres ne prenaient personne en stop. Je n’ai jamais eu ce sentiment de peur et me suis beaucoup déplacé ainsi la nuit. Je retrouve le même phénomène qui touche nos banlieues : il y a bien des faits objectifs, mais se greffe ensuite quelque chose aussi irrationnel. Pourquoi des gens regardent les cités comme des lieux d’enfer et d’autres, sans en nier les difficultés, y vivent sans peur ? Je ne sais pas non plus pourquoi il y a des lieux où je vais ressentir une peur sourde, dans une cité que je ne connais pas par exemple, et un autre lieu, un autre moment, où je serai en parfaite confiance. Je n’ai jamais eu peur dans les cités où j’ai été séminariste ou prêtre, pourtant, la réalité était la même et je n’étais pas plus connu.

Le catéchiste demande à la seule personne qui a une « voiture » de m’emmener à Mahazoarivo. Discrètement, je demande à quelqu’un d’autre quel est l’ordre de grandeur du prix du voyage, pour savoir comment répondre quand le chauffeur me demandera de payer. Il va demander au chauffeur qui annonce 17 000 Ariary (coût d’un plein 100 000 Ariary). Comme je m’apprête à monter dans la voiture, il me demande d’attendre « parce qu’il y a un petit problème… elle ne démarre pas ». 3 amis l’aident à pousser et sortent la 504 bâchée de son stationnement. Ils la lancent dans la pente, montent derrière, et nous voilà partis… pas pour longtemps : le moteur cale au bout de 200 mètres. On relance dans la pente, le moteur repart, s’arrête de nouveau. Cela recommence 3 fois et on arrive en bas de la pente. Le chauffeur s’excuse en disant de nouveau : « Il y a un petit problème ». En fait « d’un petit problème », la voiture est totalement hors course. Il n’y a plus aucune garniture de quoi que ce soit dans la cabine. Maintenant, il fait nuit noire. Il ne semble pas plus inquiet que ça et ouvre le capot, défait la durite, aspire, garde le gazole dans la bouche, le recrache dans ce qui paraît être l’injecteur ; je ne suis pas un champion de mécanique auto…. Il se remet au volant et la voiture repart. Nous roulons un petit moment. Il explique qu’il a fait des études et a une maîtrise de gestion d’entreprises, mais qu’il n’a pas trouvé d’emploi. Après un ou deux kilomètres, nous croisons Gervais venu à ma recherche. Comme je propose de payer le chauffeur pour le service, il refuse : « C’est ma participation à la vie de l’Eglise. »

Gervais est tout heureux de ma joie de la journée et de savoir que les mariages et baptêmes se sont bien passés, que je suis toujours si heureux au milieu de ces gens si accueillants et croyants, joyeux et généreux au milieu de la misère, mais il reste préoccupé et annonce qu’il a décidé qu’il n’irait pas au Conseil Episcopal, ne voyant pas comment ne pas assurer les 6 messes auxquelles il s’est engagé et pour lesquelles les gens vont faire de longs déplacements à pied dans la montagne. Il avait espéré jusqu’au dernier moment trouver un troisième prêtre et le conseil commence mercredi matin alors qu’il y a deux messes programmées pour mercredi soir. Je l’invite à aller au Conseil et à me laisser me débrouiller et célébrer une messe le mercredi soir et une le jeudi soir.

Nous arrivons dans la « maison de l’Eglise », un bâtiment du type des habitations familiales, mais un peu plus grand. Au rez-de-chaussée, en baissant la tête pour ne pas se cogner, on accède à une première salle avec une table et deux bancs faits avec une planche de 10 cm de large, ce qui n’est pas très confortable. Le couvert est mis. A côté, une salle sert pour des réunions. Un escalier donne accès à une petite pièce palier où Antoine le « visiteur » qui a accompagné Gervais dans un autre village dormira par terre. Je partagerai la chambre à deux « lits » avec Gervais.

La femme d’un catéchiste a préparé le dîner. La cuisine consiste en 3 pierres posées par terre dans un appentis sans conduit de cheminée, sans autre ouverture qu’une porte. Ailleurs, bien des maisons n’ont pas ce luxe. La cuisine se fait dans la cour, sans abris, toujours sur quelques pierres. Ici, il y a même un cabinet, ce que je ne retrouverai pas ailleurs. C’est une fosse profonde surmontée par un banc en bois percé et, contrairement à ce que j’avais trouvé dans d’autres paroisses, le banc est propre ce qui permet de s’asseoir… Sauf que les moustiques attaquent immédiatement, profitant de ce moment où l’on est vulnérable. Pas possible de rester assis et de demeurer là. Comme nous sommes dans un village plus important, l’ex capitale du Roi Betsileo, il faudrait marcher 500 mètres pour aller faire dans la nature. Je me couvre de produit anti-moustiques et resserre les élastiques qui ferment les manches du pantalon et de la chemise.

Le repas est un merveilleux moment de partage avec Gervais, le catéchiste dont j’ai oublié le prénom, et Antoine, le visiteur. Comme c’est le cas dès que l’on se met à table, même si ce n’est que pour un café, de même que quand on termine le repas, le visiteur lance la prière. Les femmes qui ont préparé le repas n’ont pas mangé avec nous. Nous partageons la joie des rencontres du jour. Nous abordons de nouveau la question du programme des jours suivants et, comme il y a un village qui capte la radio où une célébration est prévue pour le mercredi soir, il est convenu que Gervais rentrera à Fianarantsoa demain soir mardi pour participer au conseil épiscopal et qu’il fera annoncer par la radio diocésaine que la messe de mercredi a été reportée au jeudi.

Il me donne le programme des jours suivants et, comme je lui raconte le problème des confessions pour les mariages, il me demande de confesser et me fait un papier pour me guider. Il écrit les phrases à dire pour bénir la personne, l’inviter à dire ses péchés. Quand elle semblera avoir fini de parler, je devrai dire : « Heureux, Dieu, qui te voit confesser ton péché. Convertis-toi, relève-toi ! ». Puis j’inviterai la personne à dire l’acte de contrition et il me laisse les paroles du sacrement. Il dit que, pour les gens, c’est mieux ainsi et que la situation est exceptionnelle, qu’ils ne comprendront pas, sinon.

Gervais profite de ce moment pour partager avec le catéchiste, avec le visiteur et il leur demande leur avis sur un projet que le diocèse veut lancer par rapport à l’insécurité. Il prend aussi le temps d’expliquer ma présence et ce qu’est le Prado. Il donne les consignes pour les 3 jours. Je lui demande de traduire au visiteur qui m’accompagnera pendant les 3 jours quelques indications que je ne sais comment dire en malgache, en particulier : « Si nous n’arrivons pas à nous comprendre, c’est vous qui décidez, je vous obéirai. Si vous voyez que je fais quelque chose d’inadapté, vous m’arrêtez. Je compte sur vous pour me guider en tout. » Nous terminons par un bon temps de prière et nous allons nous coucher. Il est 20h30 et j’ai l’impression qu’il est très tard. Cela fait 2h30 que l’on est dans la nuit complète et sans autre lumière que celle d’une bougie, ou de la lampe de poche. Le lit n’est pas terrible, pas à ma taille et avec la paille qui pique un peu. Il n’y a pas de draps sinon ce qui enveloppe la paille, ni de couverture. Faute de pouvoir faire autrement, je suis resté tout habillé et ai bien serré les élastiques pour éviter les moustiques éventuels bien qu’il ne semble pas y en avoir. Je m’endors immédiatement jusqu’à 6h ce qui fait une bonne nuit.

Mardi 18

Au réveil, malgré toutes les précautions, je suis largement piqué à une cheville sans comprendre comment. Où faire ma toilette ? Pas de lieu pour cela, même en utilisant un seau d’eau. Ici, une entreprise française a sponsorisé l’installation d’un système d’eau courante publique. Un réservoir a été installé en haut du bourg et des robinets ont été mis à différents endroits du village. Celui à côté de la maison où nous sommes ne fonctionne déjà plus. Plus haut, les gens se succèdent pour remplir leurs seaux. Je me rase dans la rue, Gervais fait de même. D’autres personnes font aussi un brin de toilette.

A 9h, Gervais nous accompagne à la sortie du village. Deux enfants de 12 ans (?) nous accompagnent avec un banc de bois sur la tête (grand et lourd) qu’ils porteront à l’église où nous allons à une heure de là. Un camion passe tout juste entre des maisons puis prend une piste qui semblait pourtant totalement inadaptée. Très vite ce sont les sentiers très étroits passant au milieu d’herbes hautes et sèches appelées « danga ». Dans le dictionnaire, on peut lire : « Herbe dont la graine est en forme d’hameçon ». Au sommet des herbes, il y a des pelotes de graine constituées d’une épine très piquante (sans aucun danger) et qui n’a pas son pareil pour s’accrocher dans les chaussettes. Elle a une sorte de système « anti recul » qui fait qu’à chaque pas, elle pénètre un peu mieux. Quand vous finissez par vous arrêter parce que ça n’est pas très agréable, à défaut de blesser vraiment, il y en a un « fourmillon » (cf. Ana et Myster God). Vous tirez alors sur la longue queue très fine qui prolonge la graine et celle-ci vous reste entre les doigts sans que l’épine ne sorte. Plus vous essayez de l’enlever, plus elle pénètre. Il faut retourner la chaussette pour arriver à la retirer. Vous vous arrêtez une fois, deux fois, dix fois… Ceux qui m’accompagnent ne paraissent pas gênés et ne s’arrêtent pas. Ils sont pieds nus pour la plupart. Peut-être, la graine ne s’accroche-t-elle pas quand on est pied nu ? Peut-être n’arrive-t-elle pas à entrer dans leur peau ? Ou ils sont habitués ? Alors j’essaye de moins m’arrêter, de ne pas lever les pieds car les graines sont plutôt en hauteur. Souvent, le sentier est caché par les herbes et l’on ne voit pas les obstacles : les trous, les pierres, les passages glissants. Ailleurs, le sentier est très pentu, caillouteux, toujours très étroit, notamment quand on passe un col ou que l’on arrive au lit d’une rivière. Ce n’est pas de l’alpinisme, mais il faut mettre les mains à terre pour passer. Pas question de mettre deux pieds l’un à côté de l’autre et on s’arrête fréquemment pour laisser passer une caravane qui monte au village, échanger quelques paroles. Ailleurs encore, on passe en équilibre sur la crête du monticule de terre qui sépare deux rizières et suit les courbes de niveau. Là, le sentier ne fait même plus toujours la largeur du pied et cela devient un exercice de funambule avec d’un côté une rizière qui affleure le niveau du muret, de l’autre la rizière suivante, 1 à 3 mètres en dessous. A partir du mardi soir et jusqu’à jeudi soir, il y a eu de nombreuses averses, heureusement pas trop fortes car je n’avais que ma veste de survêtement pour me protéger. La bruine n’était pas forte mais elle était très efficaces pour rendre le sentier très glissant, et transformer la marche en « Jeu Interville », autant dans les passages entre les rizières que ceux plus pentus. A un endroit, Antoine a le souci de faire un détour et pour ne pas me faire mettre les pieds dans l’eau comme le font les gens. Tant mieux, cela évitera le risque de la bilharziose. Nous passons des ponts de fortune mis pour remplacer des ponts emportés par une crue. L’un d’entre eux, dans un lieu de passage très fréquenté à proximité d’une ville importante, se réduit à trois troncs à proximité les uns des autres, avec quelques planches par endroit plus ou moins bien fixées dans le sens longitudinal, ce qui est un peu surprenant. Il est long, branlant, ce qui fait que l’on passe un par un pour ne pas déséquilibrer les autres par les balancements que l’on provoque en le franchissant. Il est devenu glissant avec la bruine, à 8 mètres environs au-dessus du niveau de l’eau. Je n’ai pas eu de problème particulier pour le passer, mais comment ne pas penser aux femmes accompagnées d’enfants en bas-âge, aux personnes âgées (rares il est vrai car l’espérance de vie est à 50 ans) ? Pour situer un peu plus le décor, en m’aidant de Google Earth et d’une carte du diocèse, j’ai pu voir que nous étions dans des points situés entre 1 100 et 1 650 m d’altitude.

Quant au paysage, je ne l’ai pas beaucoup vu… car pas question de quitter le sentier des yeux et Antoine, comme tous ceux que j’ai croisés, marche à une vitesse impressionnante. J’ai apprécié d’avoir une bonne forme physique ! Sauf pépin de santé, à ce régime là, ma forme va être olympique. Ça vaut tous les stages de l’équipe de France en altitude. Nous nous sommes quand même arrêtés quelques fois à ma demande pour regarder le paysage, prendre des photos, enlever encore quelques épines de danga… Ce n’était pas possible de ne pas être saisi par la beauté des lieux, que ce soit au fond des vallées, au sommet des montagnes avec la vue à 360° sur des kilomètres. J’ai admiré la diversité des couleurs vertes, les sommets dénudés, malheureusement sans arbre, mais restant très beaux, les verts des rizières, des bouts de bosquets, des bananiers. J’ai été impressionné par le savoir faire de ces hommes et par leur travail pour transformer complètement le paysage en aménageant cette culture en terrasse, sans autre outil que des bêches très étroites pour être plantées à la main, car ils ne peuvent appuyer sur leur bêche avec leurs pieds sans chaussures. J’ai été enchanté par la couleur ocre des maisons terre tirée des rizières et plus ou moins bien cuites, leur architecture à base étroite et élancée vers le ciel, les toits de chaume, le reflet du soleil dans l’eau des rizières, les cascades, les falaises, les passages de col où l’on ne voit plus âme qui vive, la surprise, pourtant, au sommet de découvrir un champ cultivé, les couleurs des habits des gens, leurs sourires, les échanges, les enfants tout petits agrippés sur le dos de leur grand frère ou grande sœur sans que celui ne les sécurise en rien (c’est le bébé qui s’agrippe avec ses mains et ses pieds), en ayant dans le cœur les célébrations et accueils déjà vécus, ceux à venir… J’ai souvent pensé à des paysages du Maroc, soit dans les gorges du Dadès, soit dans le Haut Atlas.

On croise nombre de monuments mortuaires à la fois ancestraux et actuels disséminés dans les champs. Il y a des tombeaux, sortes de grandes « maisons » en pierre sans fenêtre mais avec porte pour aller déterrer et retourner les morts quand « c’est le moment », souvent plus solides que les maisons des vivants et pouvant avoir 4 mètres de hauteur et 6 mètres sur 6 mètres. Il y a des stèles (vatolahy = pierre homme), sorte de « menhir » pouvant être hauts de 4 à 5 mètres ou plus (?), pouvant ressembler à des piquets de clôtures en béton, avec plus ou moins d’inscription ou dessins. Parfois, ils portent des noms de personnes et des dates récentes. Gervais m’a expliqué que c’est pour se souvenir de quelqu’un qui est mort au loin, un autre a contesté cette explication de mort au loin. Je n’ai pas encore eu le temps de chercher plus la signification. Tous ces monuments funéraires sont omni présents. Ces monuments qui viennent à la fois de la préhistoire et continuent à être érigés me parlent de quelque chose de ce pays que je sens comme vivant à la fois comme il y a des milliers d’année, et pourtant si ancré dans le monde actuel, si proches dans le contact humain. Même au milieu de ce paysage et de ce dénuement, je ne me sens pas hors de la civilisation moderne et la proximité avec Antoine et tous mes autres interlocuteurs, à part quelques enfants affolés devant un vazaha, m’étonne.

Difficile de ne pas laisser monter en soi ce si beau chant français que Gervais aime entonner à chacune de nos sorties en brousse : « Mon Dieu, tu es grand, tu es beau, Dieu vivant, Dieu Très-Haut, Dieu présent en toute création… » Chant qui résonne dans mon cœur avec d’autres, comme ce très beau chant de la Passion de Jean Akepsimas : « Les soldats ont enchaîné tes mains, qui de nous t’a défendu ? Sur la terre, coule encore ton sang, qui de nous te reconnaît ? Oh, Seigneur, pardonne à ton peuple, oh, Seigneur pardonne à ton peuple, oh, Seigneur, pardonne-nous ? » (paroles retranscrites de mémoire et avec de possibles erreurs).

Car comment comprendre qu’à l’heure où d’autres ont tout, certains vivent sans rien, sans autre accès à leur village que ces sentiers très beaux, certes, mais impraticables, sans aucun secours sanitaire. Au détour d’un sentier, 2 enfants qui paraissent avoir 3 ou 4 ans, récoltent ce qui ressemble à des pommes de terre. Combien portent des charges au-delà de leurs forces ? Combien ont des strabismes et autres maladies non soignées. A plusieurs reprises, voyant un enfant qui paraît avoir 4 ans maximum, vu la taille, mais qui parle étonnamment bien, quand je demande son âge, je m’entends répondre, qu’il a 8 ou 9 ans ! Inversement, pour les adultes, combien de fois je crois que quelqu’un a 70 ou 80 ans, quand il en a 40 ? Ce n’est que le dernier jour que j’ai su qu’Antoine n’avait que 46 ans quand je pensais qu’il approchait des 70, malgré sa marche alerte. J’ai évoqué, et j’évoquerai encore plus loin la situation politique et ses conséquences économiques. C’est vraiment la Passion du Christ qui se continue. Le catéchiste du dernier village, jeune, est l’aîné d’une famille de 10 enfants. 5 sont déjà morts. De quoi ? « De maladies du ventre pour l’un. Un autre a perdu la mémoire. En fait, on ne sait pas. Il n’y a rien ici pour se soigner. »

Je reprends le récit jour par jour, mais j’ai concentré là ce qui m’a marqué pendant les heures de marche au cours de ces 4 jours.

Ce mardi, après une heure et demi de marche, nous arrivons dans un village bien plus petit que celui de la veille. Même qualité d’accueil. Là, nous montons à l’étage d’une sorte de « ferme fortifiée », une maison qui a une cour fermée. Après un café d’accueil, nous attendons que les gens arrivent pour la messe. Il y a 80 personnes environs. Suivant le conseil de Gervais, je confesse les deux couples que je vais marier et une dizaine d’autres personnes. Je ne comprends rien de ce qu’ils disent, mais leur foi me touche et ils semblent bien comprendre ce que je dis et ne pas se rendre compte que je ne comprends rien. A un moment, j’ai mal prononcé la phrase pour demander à la personne de dire l’acte de contrition. Et bien, elle est demeurée muette… quand je l’ai redite correctement, elle l’a prié. Preuve que, quand je parle sans me tromper, ils me comprennent… En tous cas, je ne risquerai pas de trahir le secret de confession.

Ensuite, même rituel que la veille pour la messe et le denier de l’Eglise, puis repas de fête du mariage dans cette « ferme fortifiée ». Tout se passe à l’étage où l’on accède par une échelle à un balcon qui donne accès aux diverses pièces. Le maïs sèche à la rambarde du balcon. C’est tellement étroit que j’ai de mal à passer que ce soit en hauteur ou en largeur. Une pièce est comble de gens assis par terre, sans espace entre eux. Un appareil à musique fonctionnant avec un groupe électrogène (loué pour l’occasion ?) assure l’ambiance. Je suis dans la pièce d’honneur. Il n’y a que des hommes à l’exception des deux mariées. Les femmes servent. Nous sommes assis dans des fauteuils en bois prévus pour être complétés par des coussins… mais il n’y en a pas. C’est tout aussi inconfortable que les bancs que l’on trouve ailleurs et qui n’ont que 10 cm de large. Si, lors des autres repas auxquels j’ai participé après les messes, les gens échangeaient volontiers entre eux et avec moi, là il n’y a pratiquement pas de communication. Tout semble très ritualisé. J’espère ne pas faire de gaffe. On commence par un gâteau sucré, puis le traditionnel riz non salé avec un peu, très peu, de viande de porc très grasse au point d’en être écœurante. La consommation de viande à Madagascar est de 5 à 6 kg par an par personne quand elle est de l’ordre de 100 kg par personne par an en Europe. Ensuite, le chef de famille fait un discours, j’y réponds (si, si…), le visiteur complète, et nous refaisons une heure et demie de marche pour rentrer à Mahazoarivo d’où nous étions partis le matin. Peu avant d’arriver à Mahazoarivo, nous croisons 4 hommes jeunes très alcoolisés, titubant dans le sentier très pentu et rocheux. A chaque sortie en brousse, j’en croise beaucoup. Gervais a célébré la messe là et est déjà reparti pour Fianarantsoa quand nous arrivons

Antoine, le visiteur

Cette fois-ci, je suis seul avec le catéchiste de Mahazoarivo et Antoine, le visiteur. Qui est Antoine ? Qu’est-ce qu’un visiteur ? Je n’en suis qu’à la découverte de l’organisation de l’Eglise Malgache, mais, ce que j’ai compris à travers nos dialogues en « malgache » (ou quelque chose qui essayait d’en approcher), c’est qu’il a 46 ans, est père de 10 enfants, a fait l’école des catéchistes ruraux, venant avec femme et enfants se former pendant 18 mois auprès du Père Daniel (cf. plus haut) et qu’il est maintenant « visiteur ». Il a la charge de visiter une fois par mois 7 communautés inaccessibles en voiture, d’animer la prière, d’accompagner le comité et les catéchistes. Une fois tous les trois mois, il fait sa tournée avec le prêtre. Pendant qu’il est absent, c’est le reste de la famille qui s’occupe de ses rizières. En 3 jours passés ensemble à célébrer, à marcher (9 h au total avec lui), à attendre que les gens arrivent ou qu’il soit l’heure de se coucher, à manger ensemble, à le regarder prêcher, même si la communication verbale est restée limitée (quoi que…), c’est sans doute la figure qui a le plus marqué mes 4 jours. J’ai aimé l’entendre dire sa passion pour la mission, comment il lisait l’Evangile chaque jour, le voir à tout moment proposer un temps de prière. J’ai aimé son attention fraternelle, sa préoccupation de m’aider à progresser en malgache, son contact avec les communautés rencontrées, ses yeux brillants quand il parlait de sa famille. Nous avons passé de longs temps en silence, faute de pouvoir parler facilement. Je veillais à les interrompre de temps en temps par une ou l’autre parole pour que ce silence ne devienne pas pesant et reste communion. Pendant quelques kilomètres, le mercredi, je lui ai demandé de m’aider à arriver à dire le chapelet en malgache. Il restait silencieux car je n’arrive pas à parler à la vitesse des malgaches, et si quelqu’un parle, même lentement, je perds le fil. Il me relançait seulement quand j’étais en panne. Mercredi matin, je lui ai dit, et cela correspondait à ce que je ressentais : « J’ai rencontré le Christ… en toi ». Mercredi soir, rompant un long silence, alors que nous allions vers le dernier village de la tournée, reprenant le partage du matin, je lui ai dit : « Je n’ai pas rencontré le Christ… j’ai rencontré Paul ! » De fait, et dans ces paysages qui me rappelaient aussi quelque chose des paysages traversés en Anatolie, je retrouvais Paul, visitant les communautés et affermissant ses frères. Et j’ai complété : « Mais Paul dit que ce n’est plus lui qui vit, mais Christ qui vit en lui. » A un autre moment nous avons ri en disant qu’il était Aaron, faisant ma bouche pour l’homélie. Nous avons pu parler bien plus que je ne l’aurai imaginé. J’ai pu aussi lui raconter quelque chose de mon itinéraire.

Mercredi 19

Mercredi matin, deuxième réveil à Mahazoarivo, réveil un peu brutal : je me suis tourné dans mon lit et cela à décalé les bâtons de bois plus ou moins cylindriques, de diamètre différent mais de l’ordre de 5 cm, tordus et espacés de 10 à 15 cm, non fixés, posés sur un cadre en bois. Résultat : tout s’est effondré et je me suis retrouvé par terre. Cette fois-ci, alors qu’il ne semble pas y avoir de moustiques et que j’ai bien pris toutes les précautions, c’est l’autre jambe qui est couverte de boutons et qui me démange fortement. Je commence à supposer, et espérer, que ça soit des puces. A espérer… car cela permet de ne pas craindre le palud ou le Chikungunya.

Ce matin-là, j’ai du mal à prendre le petit déjeuner. Toujours le même riz insipide, cuit sans sel, servi sans être vraiment égoutté. Il est accompagné d’une omelette dont je suis très friant en temps normal, mais le sel n’a pas été mélangé et l’on alterne les morceaux non salés et les morceaux où l’on croque dans des gros blocs de sel. Je mange le plus possible, conscient que la route et la journée seront longues.

A 8h, nous partons pour un village à 2h de marche. C’est le jour du marché une foule afflue, qui à pied, qui en camion taxi brousse. Les gens se saluent, installent ce qu’ils vont vendre dans des étalages en dur. La plupart de gens sont en haillons. Souvent cela est masqué par de très belles couvertures légères aux couleurs vives dans lesquelles hommes et femmes se drapent et dans lesquelles ils dorment. En route, nous croisons des dizaines de « caravanes », familles qui montent avec ce qu’ils vont vendre sur la tête. Après deux heures de marche, nous sommes arrivés dans le village le plus pauvre et le plus petit de la tournée : une école toute petite et sans aucun mobilier que l’instituteur local tient à me montrer pour que je perçoive la difficulté de sa tâche. L’église, petite elle aussi, est à moitié en ruine et le toit de chaume est en réfection. Nous célébrons sous les arbres et sous la pluie intermittente. Il devait y avoir un mariage et la famille avait tout préparé pour la fête, mais le maire n’a pas signé les papiers. On m’avait annoncé 4 baptêmes. Au cours de la célébration 2 autres se sont présentés. Toujours le même accueil, la même joie, la même foi. Au début, je suis surpris parce que j’ai l’impression qu’il n’y a que des enfants. Antoine m’explique que beaucoup sont sans doute absents à cause du marché. A la réflexion je me rends compte que ce n’est pas étonnant que plus de la moitié de l’assemblée soit constituée d’enfants : cela correspond à la démographie.

A 15h, nous repartons pour deux heures de marche jusqu’au dernier village où nous sommes attendus pour célébrer. Nous traversons des paysages plus sauvages encore que les deux jours précédents. C’est un gros village « accessible en voiture » (il faut voir la piste et les ponts que les voitures doivent franchir) avec une école catholique primaire qui accueille 179 enfants en 4 classes. Là aussi, il y a deux salles de classe sans tables ni chaises. Nous entrons dans l’église très grande où 500 personnes se retrouveront le lendemain. Le toit est en chaume, le sol en terre battue. Un très beau Christ, sculpté par quelqu’un du coin, orne le chœur. L’un des 4 instituteurs sonne la cloche pour annoncer notre arrivée et appeler le président du comité, les catéchistes. Nous nous rendons à la maison de l’Eglise. A l’étage, il y a la traditionnelle cuisine sans conduit de cheminée qui fait que toute la fumée envahit la salle de séjour et chambre et que les yeux et la gorge piquent. Le président du Comité me fait asseoir derrière une table avec le visiteur et commence le cérémonial d’accueil. Puis des enfants qui nous avaient accompagnés dans les derniers 500 mètres lors de notre arrivée au village, montent nous rejoindre. Je m’assieds par terre et essaye de parler un peu avec eux, mais c’est vite limité. Je demande à l’instituteur de leur faire chanter un cantique et j’ai le réflexe d’enregistrer avec mon smartphone. Quand ils ont fini, je leur fait écouter. Ils sont tout étonnés et j’ai alors l’idée de leur demander de m’aider à apprendre les chants en enregistrant quelques-uns des cantiques du livre que Gervais m’a laissé en partant. Une heure de partage simple ainsi.

Le soir, au moment de dîner, il y a Antoine, un instituteur, deux catéchistes et l’ex « visiteur », 82 ans. Des femmes s’apprêtent à nous servir et, avec de l’humour, je dis que je souhaite qu’elles puissent dîner avec nous m’appuyant sur l’Evangile de Marthe et Marie. Elles en sont manifestement heureuses et les hommes aussi. Là, l’instituteur, jeune, parle un peu français et se met à parler du moment où il a failli mourir car il buvait trop. Il parle de Gervais qui l’a aidé à se soigner, de tous ceux qui sont pris par cette maladie ici et nous parlons de la « Pastorale de la sobriété » au Brésil. Avec 20 à 25 km dans les jambes et toutes ces rencontres, le même riz fade paraît succulent.

Nous sommes 4 à dormir serrés les uns contre les autres dans la petite pièce. Ils souhaitent que ce soit moi qui dorme dans le « lit », en fait sur le matelas de paille posé par terre, car ils se sont rendus compte que le « lit » était pire que les précédents et ils l’ont mis debout contre le mur. J’arrive à ce que ce soit Antoine qui ait la meilleure place « sur la paille » et nous nous couchons à 20h30. A l’occasion, je m’aperçois que la paille qui pique, c’est quand même mieux que la terre battue. Pas de toilette… pas de lieu pour cela, pas de WC. Il pleut dehors. J’arrive à me laver les dents et les pieds sur le balcon. Je reste étonné de voir des maisons d’une certaine taille, en dur (torchis et/ou brique et toit de chaume), avec étage, mais sans cuisine réelle, sans conduit de cheminée, sans lieu pour la toilette, et ce n’est pas un problème de moyens financiers. Je suis surpris aussi par cet accès en échelle et impressionné de voir des enfants de 10 ans portant le frère de quelques mois sur le dos escalader l’échelle, les enfants sur le balcon à 3 ou 4 mètres de hauteur, sans protection. Là, un côté du balcon donnait dans le vide sans aucune barrière.

Cette nuit-là, je ne trouve pas rapidement le sommeil.

La première raison, c’est que je viens d’aligner deux nuits de 9h et plus et que le rythme de la journée n’est pas fatiguant : beaucoup de temps d’attente simple, de marche dans un cadre merveilleux qui détend. En Europe, des gens dépensent de fortes sommes pour vivre des vacances de triking pour se reposer.

La deuxième et principale raison, c’est que cette plongée en paroisse rurale au moment où je cherche comment trouver ma place ici, aussi bien dans le diocèse que dans le Prado, fait réfléchir plein de choses. Je laisse le temps mûrir et confirmer ce que j’ai pu réfléchir et partage ici seulement quelques aspects.

D’abord, même si je suis prêt à toute autre mission, je suis plus convaincu que jamais que ce serait une chance si l’évêque me nommait pour un temps en rural, obligé de parler en malgache, pouvant découvrir ce qui fait la vie de la majorité des malgaches, d’où viennent et où retournent la majorité des prêtres. Tournent et retournent aussi dans ma tête et dans mon cœur des questions sur que faire, comment se situer dans ce pays en état d’effondrement et avec les compétences que j’ai pu acquérir ? Les aides humanitaires diverses, belles et nécessaires, n’aboutissent pas à des résultats probants, voir ont des effets inverses à moyen et long terme. La perspective d’un compagnonnage avec des prêtres malgaches à travers la mission de formation au sein du Prado m’appelle à tout faire pour ne pas être en situation trop différente et bénéficiant d’aides venues de l’étranger ce qui fausse toute la relation.

A la lumière des réflexions du Père Chevrier dans le « Tableau de Saint Fons » à partir de sa contemplation de l’abaissement du Christ, relisant ce moment où je ne sais pas parler, où je ne peux rien faire ou presque sinon que d’être là, d’aimer et de me laisser aimer, de renoncer à vouloir « faire quelque chose », je vois bien qu’il y a là un chemin fécond. Pour autant, il me faudra aussi chercher autre chose qu’une perspective de témoin « passif » se contentant d’être là sans chercher à ouvrir (avec d’autres) un chemin. Je vois bien la richesse des fruits du travail de Daniel, par exemple, à l’animation de l’école des catéchistes. Je sais qu’il faut que je laisse du temps au temps pour trouver, qu’il me faut me laisser me guider, mais je sais aussi que si je ne suis pas en éveil fort au départ, je ne risquerai pas de me laisser guider ensuite et que les premiers pas conditionnent toute la suite.

Dans ce temps d’insomnie, dans ces heures de marche silencieuse, dans ces célébrations sans fin, il y a eu tout un temps de relecture silencieuse et émerveillée (avec aussi les questions), de ces 3 jours ici, des ces deux premiers mois. Il y a eu tout ce que ça fait relire de mon histoire, d’un regard sur le monde.

Il y a 3 semaines, j’ai envoyé un texte à quelques amis plus proches donnant des échos plus directs de la situation à Madagascar et de mon questionnement ici, comme je le fais dans ce deuxième courrier collectif. A la suite de ce courrier, plusieurs m’ont dit leur « peur pour moi » de par les conditions de vie ici et de la situation politique.

Je reste surpris de ne pas ressentir cette peur et de ressentir au contraire une grande paix et une profonde joie, même si, comme vous pouvez le lire entre les lignes ou dans les lignes, je ne suis pas un doux inconscient et illuminé et que, par exemple, je porte aussi l’inquiétude en cas de pépin de santé et suis aussi prudent que possible. Mais, je sais que, si c’est grave, et pas trop urgent, j’ai accès à des hôpitaux à la Réunion ou en France.

Quelqu’un demandait si je prenais des risques en écrivant ce que j’écris sur la situation politique. Je ne fais que recopier ce que l’on trouve dans les sites internets d’information, dans les journaux, rendre compte de ce qui fait la préoccupation de tous les malgaches et qui revient dans toutes les discussions. Et l’état malgache n’est certainement pas préoccupé de lire tout ce qui s’écrit sur internet quand on voit que le site officiel de la présidence de la république malgache http://www.madagascar-presidency.gov.mg n’est pas actualisé. La page d’accueil est bloquée au 25 février 2010. La rubrique « tous discours officiels des membres de la Haute Autorité de Transition » est bloquée au 6 octobre 2009. La revue de presse hebdomadaire s’arrête à la semaine du 10 au 16 novembre 2009. C’est en fait toute la vie du pays qui est bloquée et paraît sans perspective de sortie pour le moment.

Ce qui m’étonne c’est comment se fait-il que les gens ici, tout en vivant de vraies inquiétudes, aient une telle joie et force de vie ? Comment inversement, nous qui avons tout en Europe, nous perdons cette joie de vivre, comment tant de gens vivent avec un sentiment de solitude (cf. La Croix d’hier 21/5/2010) et qu’il y a un tel taux de suicide. Retournant la perspective, comment se fait-il que nous ayons si peur en regardant la situation de ces pays, et que nous n’ayons pas plus peur, au sens de nous mobiliser, devant les dangers que l’on rencontre en Europe, moins visibles et donc plus insaisissables et plus dangereux, en tous cas tout aussi forts, comme celui de la perte du sens, de la foi, de la valeur de la vie et que nous nous laissions prendre à ce point-là par le consumérisme. Un prêtre fidei donum en Amérique Latine, devant l’admiration que les gens avaient pour son engagement a répondu, et je le rejoins profondément, qu’il avait plus d’admiration pour les prêtres en France devant exercer leur ministère dans un contexte lourd et peu porteur. Ici, comme je le ressentais à Dores, je me sens privilégié et porté.

La troisième raison, qui a fait que je ne trouvais pas le sommeil, outre la dureté du sol en terre battue, c’est que, ne m’étant pas endormi tout de suite, j’ai pu percevoir à loisir la progression des attaques des visiteurs du soir, que j’ai identifiés avec certitude quand mon voisin s’est exclamé en malgache : « mais, c’est plein de puces ! »

Il y a plein de textes du Père Chevrier qui résonnent de manière renouvelée. Pendant des années, j’ai aimé les textes du Père Chevrier sur la pauvreté, sur le choix de dormir sur la paille comme et avec les pauvres et en communion profonde avec celui qui est aurait pu naître dans un palais et qui a fait le choix de naître sur la paille et de mourir sur la Croix. J’aimais ces paroles, toutes celles sur le nécessaire, la prière « O pauvreté que tu es belle », sa méditation sur le chemin de François d’Assise, le tout dans son livre le « Véritable Disciple ». Je trouvais cela beau, mais j’avais le sentiment de me payer de mots, en tous cas, quand il s’agissait d’être sur la paille, cela restait très symbolique. Aujourd’hui, il m’est donné de ressentir la joie d’être là, de penser aux sdf en France ou aux sans papiers de Calais ou d’ailleurs qui vivent continuellement ce prurit difficile à supporter et cette habitation pénible d’un corps que l’on ne peut laver. Je me contente de « penser à », car, pour moi, ce sont des moments bien fugitifs, et je n’ai jamais eu si fort la conscience d’être riche : avec des chaussures à 80,00 € (240 000 Ariary, 4 mois de salaire minimum), une chemise et un pantalon spéciaux pour le « triking », anti moustiques et avec tissu respirant et séchant vite à 70 € chacun, que j’avais hésité à acheter mais que j’ai vraiment appréciés en la circonstance, l’appareil à photo, le smart phone à 400,00 €, l’ordinateur que Gervais avait rapatrié pour m’éviter de la porter, la conscience que, deux jours plus tard, je retrouverai le confort de l’évêché, que je pourrai utiliser internet à 150 000 Ariary par mois et prendre une douche, ça ne sent pas très fort la pauvreté…

Je garde en moi comme une question pour la suite, cette expérience de la différence qu’il y a entre arriver dans une communauté au volant d’un gros 4 x 4 ou à pied et en partageant la même paillasse. Si des moyens sont nécessaires, ils deviennent vite des obstacles.

Le matin, en ayant quand même dormi 3 heures, en percevant mon corps complètement dévoré par les puces, j’ai pensé à cette phrase du Père Chevrier qui se trouve sur le mur du « Tableau de Saint Fons » : « Le prêtre est un homme mangé » et « il faut devenir du bon pain »… J’ai souri en pensant que, si je n’arrivais pas à l’être pour les gens, au moins aurai-je réussi à le devenir pour les puces. Elles se sont régalées !

Jeudi 20 mai

Ce jeudi, à 11h, même rituel que les 3 jours précédents, et, à partir de 15h, 2h de marche pour redescendre sous la pluie une bonne part du chemin à Isorana. Jean-Louis, instituteur dans le dernier village nous accompagne.

En arrivant vers Isorana, gros bourg (ville ?) ayant même un point d’appel téléphonique, je suis surpris de voir des enfants de 10 à 13 ans, partir en arrière ou hors du chemin en courant pris par la peur dès qu’ils aperçoivent le « Vazaha », « l’étranger blanc ». Pourtant, je suis avec deux malgaches.

Dans la ville, la moitié de la population, hommes, femmes et enfants est habillée en grandes tuniques blanches… Une secte sévit ici dont je n’ai pas bien compris s’il s’agit d’une secte encore chrétienne, ou n’appartenant plus à la sphère chrétienne.

Le curé de la paroisse doit venir nous chercher mais il n’est pas encore là et Jean-Louis, l’instituteur, nous accueille chez lui. Il est marié, père de 3 enfants qui sont pensionnaires à la ville. Il loge avec sa femme dans une seule pièce avec la place du lit, d’une table. La cuisine est faite devant la porte. Le lundi, il monte à pied au village d’où nous venons pour enseigner toute la semaine et redescend le vendredi. Je suis aussi admiratif de tous ces enseignants de la montagne rencontrés ces jours-ci.

Antoine, le visiteur, est descendu avec moi bien qu’il habite dans un des villages de la montagne pour rendre compte à Jean-Pierre, curé de la paroisse, et recevoir les indications pour sa prochaine tournée. Je l’entends commenter en malgache les 3 jours partagés avec moi. Il semble aussi heureux du partage vécu pendant 3 jours, d’après ce que je peux capter de ce qu’il dit à Jean-Pierre. Jean-Pierre me conduit chez les Sœurs Carmélites Apostoliques. Elles sont 9 sœurs malgaches très accueillantes et ont en charge un dispensaire, l’animation pastorale et une école.

Après le dîner poursuite du temps de partage avec Jean-Pierre. Il est curé de cette paroisse qui a 35 lieux de cultes. Il ne passe que 3 fois par ans dans certaines des communautés, dont celles que je viens de visiter. Il va 3 jours par semaine à Fianarantsoa où il a la charge de la radio diocésaine. Il partage la charge de la paroisse avec un autre prêtre.

Il a été surpris qu’un « vazaha » arrivé depuis juste deux mois soit monté avec Gervais et ait réussi à se débrouiller sans parler vraiment. Il confirme qu’Antoine a été très heureux de ce partage. Il demande immédiatement comment j’ai fait pour les wc, pour manger, pour les puces… parce que lui-même, bien qu’originaire du pays, s’est heurté aux mêmes difficultés. Et il raconte son propre itinéraire, ses propres réflexions sur la situation là-haut. Il raconte son expérience quand il est arrivé en Italie pour se former pendant 3 ans, sans parler un mot, l’accueil pas toujours évident. Il dit son blocage pour parler italien car il avait mal vécu la présence de religieux italiens (nombreux ici à Fianarantsoa). Cela ne met pas en cause la qualité de présence de ces religieux, mais souligne la complexité du lien entre des prêtres diocésains du pays et des prêtres religieux et vazaha, de par le fossé culturel qui nous sépare, de par nos limites mutuelles. Il commente aussi la difficulté qu’il a à succéder à des religieux qui apportaient plein de choses grâce à leurs appuis en Europe et qui font que les gens attendent que le prêtre résolve tous les problèmes alors qu’il n’a pas les moyens des religieux venant d’Europe. Par exemple, il n’y avait pas de quête et de denier de l’Eglise, et c’est le prêtre diocèse malgache qui suit qui doit initier ce mouvement avec toute l’incompréhension que cela peut susciter chez les gens.

J’ai été étonné de voir combien les difficultés que j’avais rencontrées étaient les mêmes que celles qu’il percevait, l’analyse très proche, l’émerveillement aussi. Il évoque la figure du visiteur précédent, 82 ans : « un saint », dit-il, qui n’avait que 2 ans d’école primaire, mais n’avait pas son pareil pour transmettre l’Evangile et la foi.

Il dit son étonnement devant le fait que les gens ne sortent pas du plat unique du riz, qu’il n’y ait peu de légume, de fruit, alors que tout pousse, qu’ils ne mettent pas d’espace pour la toilette, de conduit de cheminée quand ils font des maisons qui ont une fière allure.

Il commente longuement l’insécurité vécue par les gens : il y a des années, les gens de la montagne avaient de grands troupeaux de zébus. Depuis la venue au pouvoir de Didier Ratsiraka en 1972, le pays a plongé. Des bandes de pillards se sont organisées avec un trafic bien orchestré et qui n’est pas l’affaire de quelques personnes isolées. Ils viennent parfois de loin, mais ont souvent un complice sur place. Les zébus sont vendus à la Réunion, en Afrique du sud, ailleurs. Il n’y a presque plus de troupeaux.

Toujours cette question qui revient, là dans le dialogue avec Jean-Pierre : qu’est-ce qui fait qu’après des années d’action de religieux, d’O.N.G., alors que presque tous les cadres du pays ont été formés dans les écoles des religieux (remarque de François Noiret), le pays s’enfonce toujours plus ? Comment s’y situer de manière juste et féconde ?

Une seule certitude pour moi, à la lumière aussi du chemin en soins palliatifs : quand on ne peut rien apparemment, on peut être là, ne pas fuir, aimer et se laisser aimer, recevoir, laisser notre propre culture être questionnée à la lumière des richesses, et des pauvretés aussi, rencontrées ici. Je suis vraiment dans cette perspective pour le moment. Le sens premier de notre présence de prêtres vazaha, c’est d’être là, de ne pas abandonner une présence à un continent sinistré, que nous avons aussi pillé, mais pas seulement, et cela n’explique pas tout de la situation actuelle. Le récent synode africain a beaucoup dit et redit qu’il ne suffisait pas de rejeter sur la colonisation la cause de l’effondrement de l’Afrique. Il a aussi questionné très fort tous les blocages liés à des animosités entre ethnies, y compris entre prêtres.

Etre là, donc, sans d’abord espérer faire quelque chose… Reste que, quand j’ai commencé à m’intéresser aux soins palliatifs au moment où ils n’existaient quasiment pas, nous ne nous sommes pas contentés de rester à côté de celui qui souffre sans rien faire, sans chercher avec lui un chemin. Cela était insupportable.

Le fait que j’ai été ainsi dans la montagne, l’écho donné par Antoine fait que Jean-Pierre me reçoit comme un frère, comme un semblable, alors même qu’il ne m’avait paru très froid et très distant quand il passait manger à l’évêché.

Quand il m’a laissé chez les sœurs, j’ai cru que j’allais pouvoir prendre la douche tant attendue, car j’ai eu le droit à la « chambre de l’évêque » avec douche personnelle, mais il n’y avait pas d’eau dans les robinets. Le lit n’était pas avec de la paille mais tout aussi défoncé et la moustiquaire totalement percée. Mais j’ai très bien dormi.

J’ai évoqué les figures des visiteurs, des catéchistes, des instituteurs, des hommes et femmes aussi qui font ces kilomètres à pied pour prier et luttent pour vivre, communiquent la joie, et font mon admiration. Chaque jour, je perçois plus aussi la beauté évangélique et la difficulté de la présence des religieuses et prêtres que j’apprends à connaître petit à petit.

Vendredi 21 mai

Le vendredi, je profite du 4 x 4 des sœurs qui vont à Fianarantsoa pour faire le marché hebdomadaire. La piste est bien pire que lundi dernier du fait de la pluie. En arrivant à l’évêché, je suis étonné de la fête que me font, les uns après les autres, tous ceux qui me croisent. Gervais a évoqué ma disponibilité et ma joie là-haut, les messes de mariage, de baptême. Chacun demande des nouvelles, partage sa propre expérience, donne aussi ses conseils pour les puces : « Surtout, ne rentre pas dans ta chambre. Va directement sous la douche et passe tout (sac, habits, chaussures) au DDT puis à la lessive. » D’autres m’expliquent comment m’y prendre la prochaine fois pour ne pas me laisser « manger ».

La difficulté de Gervais à organiser son emploi du temps a vraiment été providentielle pour moi. Depuis, les prêtres et séminaristes de l’évêché redoublent d’effort pour m’obliger à parler en malgache à table.

Ils m’annoncent aussi qu’il vient d’y avoir 3 morts et une dizaine de blessés jeudi à Antananarivo dans une tentative de coup d’état et des affrontements. Dans un premier temps, je me réjouis : enfin un groupe qui se préoccupe de la situation d’impasse actuelle et il va reprendre les choses en main ! Et passer d’un régime insurrectionnel à un autre régime insurrectionnel n’est pas si dramatique. Mais je dois vite déchanter. Il s’agit d’un conflit au sein de l’armée pour des questions d’intérêts particuliers et de corruption. L’ancien président Marc Ravolamanana, qui a du partir devant la pression du peuple et de l’armée après de multiples malversations, violences aussi, aurait versé une somme importante à des militaires pour obtenir leur soutien. Si j’en crois les dépêches sur internet, il l’aurait reconnu publiquement, il y a déjà quelques temps. Problème : tous les militaires n’ont pas reçu d’argent et certains en ont reçu plus que d’autres. Résultat, il y a eu un affrontement entre une partie des forces de gendarmerie et un autre corps d’armée qui a duré toute la journée. En haut de la montagne, sans radio ni électricité, nous n’avons pas tellement ressenti la tension à Antananarivo… encore que : la situation catastrophique du pays atteint en tout premier les plus pauvres, les plus éloignés de tout.

Fête de Pentecôte

Depuis quelques temps, je plaisantais sur l’approche de la fête de la Pentecôte, et mon espoir de pouvoir alors parler tout en étant compris par les malgaches dans leur propre langue. Je rajoutais que les Actes des Apôtres ne disaient pas que Pierre et ses compagnons avaient compris ce que disaient leurs interlocuteurs, sentant que, si je commençais à arriver à dire quelques phrases, j’étais bien loin de capter ce que eux disaient.

C’est bien quelque chose du mystère de la Pentecôte qu’il m’a été donné de vivre ces jours-ci : pouvoir communiquer au-delà de la barrière de la langue et de la culture, pouvoir être témoin de la force de l’Esprit Saint dans les cœurs de ces hommes et femmes, comme dans le cœur d’Antoine par exemple, pouvoir aussi prendre conscience de manière renouvelée de tout ce que j’ai pu recevoir depuis des années, du privilège et de la grandeur du ministère que l’Eglise nous invite à redécouvrir en cette année sacerdotale et qu’il nous est donné de vivre avec toutes nos fragilités. Dans quelques jours (17 juin), j’aurai tout cela dans le cœur au moment de fêter 20 ans d’ordination.

C’est bien quelque chose du mystère de la Pentecôte que vit l’Eglise de Madagascar : devoir annoncer l’Evangile sans autre force que celle de l’Esprit Saint au milieu d’une situation de fragilité radicale.

Très bonne fête de la Pentecôte à tous et heureux de vivre la mission ici en communion avec vous, riche de tout ce que j’ai reçu de vous. Très fraternellement. Unis dans la prière.

Bruno

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